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L’hôpital

Tout à coup, l’ambulance freine en tournant. La sirène se tait. Les portes s’ouvrent. Nous sommes arrivés à l’hôpital. Des infirmiers se précipitent sur Monsieur Lumbago. On le transporte dans une première pièce. Il y a des gens assis partout, d’autres couchés sur des lits.

Je m’agrippe à Madame Lumbago. Je sens son coeur battre jusque dans ses mains. Elle donne des cartes, signe des papiers. On transporte Monsieur Lumbago à toute vitesse. Nous prenons l’ascenseur puis nous marchons encore et encore. Madame Lumbago s’enferme dans une pièce avec deux infirmiers. Moi, j’attends sur une petite chaise en bois dans un immense corridor et c’est tout à coup le silence coupé par une voix très calme qui sort des murs:

— Docteur Filion, docteur Filion demandé d’urgence à la salle d’opération. Docteur Filion demandé d’urgence à la salle d’op.

J’attends toujours. Des infirmiers passent en me souriant. Des femmes docteurs passent en me souriant. Les malades étendus sur les civières me regardent en souriant.

Moi, je ne suis pas capable de sourire. J’ai envie de leur crier :

— Mais vous ne comprenez rien, il y a quelques minutes, dans mon lit, je regardais un livre sur les pirates et me voilà à l’hôpital à attendre Madame Lumbago! Son mari est tombé sur le plancher du salon parce qu’il est très malade depuis la guerre. Alors comment voulez-vous que je fasse des sourires? En plus, nous sommes parties tellement vite que je n’ai même pas eu le temps de mettre mes souliers. J’ai froid aux pieds et personne ne s’occupe de moi! Est-ce que je vais rester plantée ici jusqu’à la fin du monde ou quoi!!!

Tout à coup, Madame Lumbago sort par une autre porte, suivie d’une madame tout habillée en blanc avec quelques petites taches rouges sur son tablier. Je suis trop loin, je ne comprends pas ce qu’elles disent. La dame lui met la main sur l’épaule et Madame Lumbago fait signe que oui avec la tête. Puis elle regarde de l’autre côté du corridor et ensuite de mon côté. Alors elle vient vers moi, lentement, à petits pas.

Je ne suis pas capable de bouger. Je la regarde trottiner, courbée par en avant, les deux mains serrées sur son ventre. Je me dis qu’aujourd’hui nous sommes pareilles. Nous avons l’air plus vieilles que notre âge.

Je vois ses yeux rouges, pleins d’eau... Comme si elle ne me voyait pas, elle passe devant moi, se retourne lentement et se laisse tomber sur une chaise.

Après quelques minutes, Madame Lumbago me prend la main; sans même me regarder, comme parlant au mur en face, elle murmure :

— Mon Émile s’en est allé, mon Émile m’a quittée pour de vrai. Il est mort une première fois il y a bien longtemps. À la guerre, on a tué son beau sourire, à la guerre on a tué tout ce qu’il était... Je l’ai aimé et soigné toute ma vie en me disant qu’il pouvait repartir n’importe quand, qu’il ne pouvait pas survivre bien longtemps. Et c’est aujourd’hui, aujourd’ hui qu’il disparaît, après tant d’années!

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Moi, je n’ai pas compris tout ce qu’elle vient de dire à part qu’il est mort deux fois, mais je ne pose pas de questions. Je reste figée sur ma chaise, la main dans la sienne.

Nous restons là, immobiles, silencieuses, comme si le temps s’était arrêté au-dessus de l’hôpital et je me répète que Monsieur Lumbago est mort, qu’il est mort mort mort, et on dirait que je ne sais pas ce que ça signifie.