ROBERT GÉRARD, GRAVITATION ET LIBERTÉ1

L’intérêt de ce livre est double, scientifique et philosophique. Participant au renouvellement de la cosmologie, R. Gérard avait déjà présenté en 1944 une hypothèse importante (Les Chemins divers de la connaissance2). Il la précise dans ce nouvel ouvrage, et en développe les conséquences. L’hypothèse a deux caractères : 1) l’idée d’une expansion généralisée et accélérée, applicable à l’atome aussi bien qu’aux mondes astronomiques, contrairement au principe d’une expansion uniforme et seulement intergalactique. R. Gérard montre qu’une expansion généralisée serait parfaitement décelable, dès le moment où elle ne serait pas uniforme. 2) L’idée d’une trajectoire spiralique comme expression du principe d’inertie, contrairement au modèle du mouvement rectiligne ou même du mouvement circulaire uniformes. Le lien de la seconde idée avec la première apparaît nettement : tout corps, ayant une vitesse initiale par rapport à un système de référence, décrira une trajectoire en spirale logarithmique, « chaque spire étant parcourue pour chaque corps dans le même temps de révolution propre à la spire, c’est-à-dire dans le temps croissant logarithmiquement avec le développement ».

R. Gérard applique son hypothèse aux problèmes des marées, de la pesanteur, du magnétisme, des rayons cosmiques, de la lumière et des galaxies. Toute une cosmologie pluraliste se dessine, fondée sur deux notions : celle de tendance et celle de répétition. La tendance apparaît comme une véritable raison spiralique, représentée dans un arc quelconque, temporaire et limitée, de courbe gauche et ouverte. Les philosophes ne s’étonneront pas d’une telle définition de la tendance, qui met l’accent sur la variation continue, quitte à donner de cette dernière notion une formule nouvelle. Mieux encore : le titre de R. Gérard aurait pu faire craindre des considérations sur la liberté dans le monde atomique. Il n’en est rien : le mot « liberté » est pris en un sens physique rigoureux, s’appliquant au corps qui ne soit pas une droite absolue ni une trajectoire courbe fermée, mais une courbe-trajectoire ouverte et gauche.

Le principe de répétition, ou plutôt de quasi-répétition, est comme le corollaire de celui de tendance. Tout élément matériel a un développement homothétique ; le mouvement lui-même comprend des spires, c’est-à-dire une sorte de retour ou de répétition, « en engendrant d’autres par passage au même méridien, donnant périodiquement les mêmes nombres ». En ce sens on remarquera les pages où R. Gérard s’efforce de construire des répétitions temporaires et approchées à partir du « chaos » (il est vrai que le chaos de R. Gérard implique en fait un ensemble quelconque de formes spiralées). Mais surtout, on verra dans tout le cours du livre s’élaborer une profonde théorie de l’objet. L’auteur insiste sur le caractère dissymétrique de l’objet – la spirale étant cause positive de dissymétrie, et les particules en mouvement ayant une droite et une gauche d’après lesquelles elles agissent différemment ; sur le caractère composite de l’objet – chaque partie ayant une « contre-partie », comme le signe ou le témoin de la division initiale ; sur le caractère transitoire de l’objet – même les ressemblances que l’objet présente ou les répétitions qu’il opère étant transitoires, et n’apparaissant qu’au stade intermédiaire, entre la formation et la destruction de l’objet.

C’est dire les implications philosophiques du livre de R. Gérard. Mais précisément, à cet égard, nous nous trouvons devant deux voies diverses. De toute façon, R. Gérard s’élève avec force contre les prétentions excessives de la mathématisation, telle qu’elle apparaît encore chez Einstein, et aussi dans la physique quantique (la physique quantique, dit-il, a su penser le problème du mouvement du corpuscule, mais non pas celui de sa formation et de son évanouissement). Mais tantôt R. Gérard adopte un point de vue nominaliste : notamment dans son chapitre extrêmement riche sur le temps, où le temps apparaît singulièrement comme une convention grammaticale, variable selon le génie des langues. Quant à l’hypothèse cosmologique, l’auteur la présente volontiers comme une hypothèse « quelconque ». Bien plus, il lui arrive de défendre la géométrie euclidienne, en vertu des commodités nominales de la droite. Tantôt, au contraire, R. Gérard semble pencher vers un certain naturalisme : la limite des mathématiques, alors, est moins trouvée dans leur caractère intrinsèquement conventionnel, que dans le caractère qualitatif et positif de la nature en elle-même. Ainsi la dissymétrie de l’objet, le caractère gauche et ouvert de la spirale, la tendance et la liberté, la quasi-répétition apparaissent comme des notions chargées d’un contenu qualitatif, excluant sans doute la finalité, mais n’en impliquant pas moins une philosophie de la Nature.

Là encore, il se peut que R. Gérard soit précurseur ; la question « nominalisme ou naturalisme ? » n’est pas réglée dans la physique moderne ; il appartient à la cosmologie de la poser et de l’approfondir à partir de nouveaux principes. De tels principes sont préparés et élaborés par R. Gérard. On souhaitera qu’un prochain livre de l’auteur poursuive cette tâche originale et achève une théorie si prometteuse de l’objet.


1. Paru dans Les Études philosophiques, no 3, juil.-sept. 1963, p. 357-358. Compte-rendu de l’ouvrage de Robert Gérard, Gravitation et liberté, Essai d’extension de la représentation physique, PUF, 1962.

2. Les Chemins divers de la connaissance, PUF, 1945.