Nous en voici venus à la plus grande honte du régime de Vichy : l’antisémitisme. Il est indispensable de montrer que les premières mesures ayant frappé les israélites sont bien le fait du gouvernement français, car dans nul autre domaine on n’a autant insisté sur les pressions de l’Allemagne et la passivité de la France.

Il est exact qu’à partir de 1942, le Reich a imposé son programme de déportation et que Vichy s’est alors fait tirer l’oreille. Mais au début, Berlin se souciait si peu de la politique intérieure de Vichy que la France a servi de dépotoir pour les juifs allemands. Malgré les protestations véhémentes du gouvernement français, 6 000 juifs sont arrivés de l’Allemagne occidentale les 23 et 24 octobre 1940 79 . De même qu’elle n’était pas comprise dans la « grande région économique de l’Europe moyenne » qui devait être créée après la paix, de même la France ne faisait pas partie de la région qui devait être « purifiée » des juifs 80 . En 1940 donc, un antisémitisme purement français peut se donner libre cours.

Bien avant que l’Allemagne fasse la moindre pression, le gouvernement de Vichy institue avec le numerus clausus un système d’exclusion. La loi du 3 octobre 1940 interdit aux israélites d’appartenir

78. Figaro, 6 février 1942 ; voir la conférence de Bernard Fay sur les découvertes qu’il a faites dans les « 120 tonnes de documents », le Temps, 2 décembre 1941. Les listes des dignitaires maçonniques paraissent au J.O., 14 août - 22 octobre 1941.

79. T-120/368/207282-5 ; DFCAA If, 244.

80. Eichmann pensa qu’il pouvait en juillet 1942 menacer la France de ne pas être incluse dans la « région d’évacuation », si les Français ne coopéraient pas davantage. Voir le compte rendu de la conversation téléphonique de Rôthke, CDJC, document XXVI-45 (également document de Nuremberg RF-1226). Les projets de paix mentionnant le Mitteleuropâischen Grosswirtschaftsraum figurent sous T-120/363/206135-153.

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à des organismes élus, d’occuper des postes de responsabilité dans la fonction publique, la magistrature et l’armée, et d’exercer une activité ayant une influence sur la vie culturelle (enseignants, directeurs, gérants ou rédacteurs de journaux, directeurs de films ou de programmes de radio). La loi du 4 octobre autorise les préfets à interner les juifs étrangers dans des camps spéciaux ou à les assigner à résidence. La loi Crémieux de 1871 étendant la nationalité française aux juifs d’Algérie, est abrogée le 7 octobre. Une loi du 21 avril 1939 qui punissait les outrances antisémitiques dans la presse a déjà été rapportée le 27 août. Dès le début, le gouvernement prévoit des peines spéciales pour les israélites et approuve toute attitude hostile à leur égard. Le département de l’Ailier, où se trouve Vichy, leur est interdit 81 .

Étant donné ce qui se passe ensuite, il peut paraître spécieux de faire observer que l’antisémitisme n’est pas de même origine chez les Vichvssois et chez les nazis. Livré à lui-même, Vichy se serait probablement contenté d’une discrimination professionnelle et de mesures destinées à hâter le départ des israélites étrangers. Sa xénophobie culturelle et nationale plutôt que raciale procédait de la tradition française de l’assimilation. Il ne s’est pas montré plus intolérant que la III e République envers les Noirs, par exemple. Henri Lémery, juriste et sénateur de la Martinique, qui avait été l’un des meilleurs amis de Pétain, fut ministre des Colonies en juin-juillet 1940 et resta ensuite le confident du maréchal. Les unités sénégalaises ne furent exclues de l’armée d’armistice que sur l’ordre des Allemands, qui n’avaient pas oublié leur présence en Rhénanie après 1920 82 . Ce que la majorité de la population demandait aux étrangers, c’était de s’assimiler, d’adopter sans réserve la culture française. Lémery était déjà français, bien sûr, mais la République elle-même avait mené bataille contre les gitans, dont la mobilité défiait l’état civil, et contre les mères bretonnes qui s’obstinaient à donner à leurs enfants des prénoms impossibles à prononcer à Paris. La droite traditionnelle xénophobe demandait beaucoup plus une conformité culturelle (à laquelle tout individu peut parvenir) qu’une ressemblance physique.

La législation antisémitique de Vichy ne s’est donc jamais appliquée avec autant de rigueur aux anciens combattants ni aux familles établies en France de longue date. Comme Darlan l’explique le 5

81. La plupart des ouvrages, y compris The Final Solution, 2e éd. (Londres, 1968), 73, de Gerald Reitlinger, supposent à tort que toutes ces lois ont été imposées par l’Allemagne.

82. Paxton, op. cit., 45.

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mars 1941 à un Abetz méprisant, le maréchal Pétain insiste pour traiter différemment les israélites selon qu’ils sont étrangers ou qu’ils ont servi dans l’armée française. Thierry Maulnier écrit dans la Revue universelle que les Français ne sont pas une race, mais un mélange de peuples divers qui se sont fondus en une nation. Pétain semble avoir consulté le Saint-Siège pour savoir jusqu’où il pouvait aller dans l’antisémitisme. L’ambassadeur Léon Bérard lui écrit le 2 septembre 1941 une longue lettre personnelle, l’assurant qu’une « personne autorisée du Vatican » a déclaré que l’Église ne lui cherchera pas querelle s'il ferme à certains citoyens le plein accès à telle ou telle profession, ou s’il limite l’activité des israélites dans la société. L’Église s’opposait au « racisme » des fascistes et des nazis dans la mesure où ils refusaient d’admettre qu’un juif cesse d’être juif quand il s’est converti au catholicisme et d’autoriser les mariages mixtes même après la conversion. Le porte-parole du Vatican n’intervient pas avant que le premier article de la loi du 3 octobre 1940 (dont l’esprit contredit les exceptions prévues plus loin) ne donne une définition raciale : « est regardée comme juive toute personne issue de trois grands-parents de race juive », quelle que soit la religion de la génération actuelle. Il y a certes des antisémites racistes en France et ils entrent même au gouvernement en 1942 avec Darquier de Pellepoix. Mais tant que Vichy a les mains libres, c’est un antisémitisme catholique et national qui inspire sa politique 83 .

Pendant ce temps, les autorités allemandes continuent à marcher bon train en zone occupée. Fin août 1940, elles nomment des administrateurs dans les entreprises dont les propriétaires se sont enfuis, puis interdisent aux juifs qui sont partis de revenir. L’ordonnance du 18 septembre 1940 prévoyant un recensement de la population est la première qui comporte des dispositions spéciales pour les juifs. Le 18 octobre, toute affaire juive doit avoir un administrateur provisoire, à qui une troisième ordonnance, celle du 26 avril 1941, donne le droit de vendre l’entreprise à des aryens ou de la liquider, le produit de l’opération allant alors à l’État. C’est ainsi qu’un certain nombre de Français de la zone occupée profitent d’un véritable acte de spoliation, et ne le cèdent en rien au service de Rosenberg qui s’empare à la même époque des œuvres d’art des israélites parisiens. En juillet 1943, des administrateurs provisoires

83. Abetz (Paris), 763 à Ribbentrop, 6 mars 1941 (T-120/221/149146) ; Thierry Maulnier, « L’avenir de la France », Revue universelle, 10 mai 1941, 570 sq. ; lettre de Léon Bérard au maréchal Pétain du 2 septembre 1941 (CDJC, document XLII-10).

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s’occupaient de 39 000 affaires juives de la zone occupée (28 000 entreprises et 11000 immeubles), dont 12 700 (soit 12 000 entreprises et 700 immeubles de rapport) ont déjà été « aryanisées » ou liquidées, souvent à des conditions très inférieures à leur valeur d’avant-guerre 84 .

Faute d’avoir pu empêcher l’Allemagne d’agir à sa guise, le gouvernement de Vichy cède à la tentation de faire rétablir les prérogatives des Français sur les affaires juives de la zone occupée. Non pas qu’il regrette de voir l’ennemi affaiblir la puissance des israélites dans l’économie, mais P« aryanisation » signifie trop souvent la germanisation. Dès l’automne 1940, le général de La Laurencie, représentant du gouvernement à Paris, s’efforce d’obtenir l’assurance que presque tous les administrateurs provisoires seront français. Au début, un service du contrôle des administrateurs provisoires (SCAP) est établi au ministère de la Production industrielle ; il est dirigé par Pierre-Léon Fournier, ancien gouverneur de la Banque de France, et doit « surveiller », au nom du gouvernement français, l’organisation des entreprises juives exigée par les autorités allemandes 85 .

Dès qu’il a assuré sa position après la crise Laval, Darlan fait de nouvelles démarches pour rendre à la France l’initiative de la politique à l’égard des israélites. Au cours du premier entretien sérieux qu’il a avec Abetz, le 5 mars 1941, il parle de créer au gouvernement un bureau central pour les affaires juives. Abetz y est d’autant plus favorable que les services allemands de sécurité et de police à Paris lui ont demandé la même chose 86 . Le 23 mars, Xa-

84. Les chiffres sont tirés de Militàrbefehlshaber in Frankreich, « Lagebericht über Verwaltung und Wirtschaft, April-Juni 1943 », Nr. 462/43g., Paris, 21 juillet 1943 (CDJC, document LXXV-219) ; le commandant du Verwaltungsgruppe 531 assure à la chambre de commerce de Troyes que l’Allemagne légitimera les titres de propriété (CDJC, document CCXLVI-15). Joseph Billig, op. cit. III, 325, donne des chiffres similaires.

85. Lettres du général de La Laurencie des 16 et 19 octobre 1940 (CDJC, document CCLXVI-19) ; première circulaire du SCAP aux administrateurs provisoires, en date du 22 décembre 1940 (CDJC, document CCXVI-14). Fournier suggère que les administrateurs provisoires forment un corps constitué, et gardent le propriétaire en qualité de conseiller technique.

86. Abetz (Paris), 763 à Ribbentrop, 6 mars 1941 (T-120/221/149146-7) ; Billig, op. cit. I, 51 sq. C’est au cours de la même entrevue que Darlan déclare que Pétain insiste pour faire une différence entre les juifs français, notamment les anciens combattants, et les juifs étrangers. Dans un long rapport du 22 février 1942 sur la politique à l’égard des juifs, Theodor Dannecker, l’officier SS responsable des questions juives en France, s’attribue le mérite de l’affaire et souligne que l’Allemagne a intérêt à laisser la France prendre l’initiative. CDJC, document XXIV-13.

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vier Vallat est nommé commissaire général aux Questions juives, avec rang de sous-secrétaire d’État. Vallat, député nationaliste, grand mutilé de la Première Guerre mondiale, a joué un rôle étincelant dans les organisations d’anciens combattants d’extrême-droite et à la Fédération nationale catholique du général Curières de Castelnau. Il n’a jamais caché son antisémitisme. En juin 1936, quand Léon Blum a reçu l’investiture de la Chambre du Front populaire, Vallat s’est levé pour souligner « ce moment historique » où pour la première fois « ce vieux pays gallo-romain » va être gouverné par un « juif ». Devenu immédiatement ministre des Anciens Combattants sous Pétain, il n’oublie pas le vieux rêve des activistes de l’entre-deux-guerres, une organisation unique tenant une place de premier plan dans les affaires publiques : c’est la légion nationale des combattants. Son chauvinisme inquiète alors les autorités d’occupation. Commissaire général aux Questions juives, il ne ménage pas davantage ses paroles ; c’est ainsi qu’il assène à Theodor Dannecker, officier SS : « Je suis un plus vieil antisémite que vous ; je pourrais être votre père à cet égard 87 . »

Vallat a pour mission de rétablir la souveraineté française en zone occupée, au sujet de la législation sur les israélites et de l’administration de leurs biens ; comme il le dit au Dr. Werner Best qui appartient à l’administration militaire, il s’agit « d’harmoniser les deux zones ». C’est le meilleur moyen, semble-t-il, d’empêcher l’Allemagne de s’infiltrer dans l’économie du pays à la faveur de l’« aryanisation », et d’éviter une « décharge » éventuelle de juifs étrangers en zone libre. Vallat demande le 23 juin 1941 au Dr. Best de « retirer » les ordonnances du Reich quand la nouvelle législation française entrera en vigueur 88 . La loi du 2 juin aggrave le numerus clausus institué le 3 octobre 1940. La liste des professions totalement interdites aux israélites, qui comprenait déjà la fonction publique, l’enseignement et « la formation des intelligences », s’étend désormais à la publicité, la banque, la finance et l’immobilier. Un quota est imposé pour la quasi-totalité des « professions libérales, commerciales, industrielles ou artisanales », pour

87. CDJC, document LXXV-147. Vallat lui parle aussi de l’« invasion » allemande et l’avertit qu’il ne supportera pas d’être traité en subordonné. Dannecker dit qu’il a une « effronterie inouïe ». Vallat doit abandonner ses fonctions en mars 1942. Pour sa carrière, voir le Procès Vallat présenté par ses amis (Paris, 1948), et Xavier Vallat, le Nez de Cléopâtre (Paris, 1957).

88. Lettre de Xavier Vallat au Dr. Werner Best en date du 23 juin 1941 (CDJC, document CX-65) ; Rapport de l’Institut des questions juives, 8 août 1941 (CDJC, document XIb-172). Voir aussi Bilîig, op. cit. I, 108, 177.

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les postes administratifs subalternes et pour les fonctions judiciaires. Une série de décrets imposent ensuite une limite de 2 % pour les catégories suivantes : hommes de loi (16 juillet 1941), médecins, pharmaciens et sages-femmes (15 août 1941), architectes (24 septembre) et dentistes (5 juin 1942). Le théâtre, le cinéma et le domaine musical sont fermés aux artistes juifs (sauf autorisation spéciale) par un décret du 6 juin 1942. Les établissements secondaires et les universités ne peuvent accueillir que 3 % d’élèves ou étudiants israélites à partir du 21 juin 1941. Tout cela signifie, pour prendre un exemple concret, que 108 médecins juifs (2 %) ont le droit d’exercer à Paris, au même titre que les 5 410 praticiens non israélites. Les autorités d’occupation protestent en mars 1943 parce qu’il y a encore 203 médecins juifs à Paris. Le gouvernement de Vichy prend pourtant la « purge » très au sérieux. Six mois après son entrée au commissariat, Vallat peut se vanter d’avoir fait révoquer 3 000 fonctionnaires et provoqué dans les mêmes proportions des licenciements dans la presse, la radio, le cinéma et dans « tous les domaines où leurs fonctions donnent aux juifs un pouvoir... sur les esprits 89 ».

Cela dit, en France, c’est la puissance économique des israélites qui est le point névralgique. Déterminé à arracher l’« aryanisa-tion » à l’occupant, Vallat oblige le gouvernement à promulguer la loi du 22 juillet 1941, en faisant valoir que les Allemands lui ont promis de rapporter leurs propres ordonnances en zone occupée 90 . La loi dit noir sur blanc qu’elle vise à « supprimer toute influence israélite dans l’économie nationale ». Elle habilite le commissaire général à nommer dans toute affaire ou propriété foncière juive un administrateur provisoire qui remplace le propriétaire à tous égards. Il peut céder les biens à un non-juif, en déposant le produit de la vente à un compte gouvernemental bloqué, ou alors, s’il ne trouve pas d’acquéreur et si l’entreprise ne présente pas d’intérêt pour l’économie, il peut la liquider. Une partie de ces fonds doit servir à aider « les israélites indigents ». C’est ainsi que s’étend à la

89. Billig, op. cit. I, 157-166, 327-330, III, 12-60.

90. Voir la lettre de Vallat au général von Stülpnagel (9 octobre 1941) où il accuse les Allemands d’avoir renié leur promesse ; elle « m’avait aidé, dit-il, à obtenir de [mon] gouvernement qu’il accorde par le texte du 22 juillet les changements que vous demandiez » (CDJC, document LXXV-62). Voir aussi la lettre que Vallat écrit à Darlan le 7 juillet 1941, où il lui déclare que le texte envisagé n’est pas une « spoliation générale des juifs comme certains le craignent ». Elle semble avoir décidé le cabinet à accepter la loi. Billig, op. cit. I, 171 sq.

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zone libre le trafic sordide des biens juifs mis en vente forcée, dont s’empare une bande de profiteurs. Les statistiques sur le nombre total des spoliations ne sont pas aussi complètes pour la zone libre que pour la zone occupée, mais on peut citer un exemple éloquent : à Toulouse, sur les 231 affaires commises à des administrateurs, 117 ont été « aryanisées » 91 .

Le gouvernement Darlan a, en fait, tendu des verges pour se faire fouetter. Loin de rétablir la souveraineté française sur la zone nord, l’antisémitisme va ouvrir largement la porte qui permettra aux Allemands d’agir sur Vichy. Car ils n’en sont plus à cette indifférence hautaine des débuts, quand peu leur importait que la France participât ou non à la « purification » de l’Europe ; la politique nouvelle et l’intérêt réel que porte Abetz à la collaboration, les incitent à faire entrer la France dans le giron de l’Europe de Hitler. Aux suggestions voilées des premiers mois succède une ingérence directe dans l’élaboration de la législation de l’été 1941, que Vichy espère voir appliquée en zone occupée. Or, elle ne le sera jamais. Mais l’Allemagne va utiliser le dispositif français pour imposer en zone libre sa terrible « solution finale ».

Vallat et son chauvinisme exacerbé ayant été boycottés par les autorités d’occupation en mars 1942, Laval le remplace en avril par Louis Darquier de Pellepoix (le patronyme nobiliaire est de la frime), raciste authentique, bagarreur, qui fut président de l’Association des blessés du 6 février 1934 et conseiller municipal de Paris. Il a quitté les Croix de feu en décembre 1935, parce que le colonel de La Rocque était, à son avis, un « dictateur à l’eau de rose ». Il a fait trois mois de prison en 1939 pour « excitation à la haine raciale » dans son journal, la France enchaînée. A l’automne 1940, il fonde l’Union française pour la défense de la race, qui remplace son Rassemblement antijuif d’avant-guerre. L’époque Darquier est scandaleuse financièrement et idéologiquement, selon les documents du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) à Paris, mais on ne peut lui retirer le commissariat que s’il y est remplacé par aussi fanatique que lui. Laval semble trouver en février 1944 l’homme qu’il lui faut avec Charles Mercier du Paty de Clam, juriste qui a servi à titre officiel en Syrie, et fils d’un officier antidreyfusard notoire. Du Paty sera acquitté après la guerre pour avoir pu prouver qu’il a de propos délibéré semé le désordre dans l’administration du commissariat général aux Questions

91. Billig, op. cit. III, 301.

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juives. Mais bien avant qu’il n’en prenne la direction, c’était aux Allemands qu’était passée l’initiative réelle 92 .

On a lieu de croire que l’antisémitisme de Vichy, laissé à lui-même, se borne à hâter le départ des juifs étrangers et l’assimilation des familles israélites établies depuis très longtemps en France. Hitler lui-même, parce qu’il avait peur du cancer, avait fait une exception en faveur du Dr. Otto Warburg, prix Nobel de biochimie. A Vichy, ceux qui ont bénéficié d’un traitement de faveur furent légion ; citons notamment : les professeurs Louis Halphen et Marc Bloch, le général Darius-Paul Bloch, le député Achille Fould, descendant du financier de Napoléon III, qui a voté « oui » en juillet 1940.

Pendant ce temps, il se prépare à Berlin quelque chose de beaucoup plus terrible. On en a des signes avant-coureurs dès 1941, quand la police française accepte de coopérer aux premiers internements massifs en zone occupée : 3 600 juifs polonais de la région parisienne, en mai, et un autre groupe de juifs étrangers en août. Puis, en raison de la vague d’attentats de la fin de l’année, mille personnalités israélites sont arrêtées le 14 décembre et la population juive de la zone nord se voit infliger une amende d’un milliard de francs. Hitler abandonne le projet d’une colonisation juive à Madagascar et l’extermination est préparée à la conférence de Wannsee, à la charnière 1941-42. Les premières déportations systématiques de juifs apatrides internés en zone occupée commencent en mai et juin 1942. L’étoile jaune devient obligatoire en zone nord à partir du 28 mai. Enfin, le 11 juin, Himmler fixe pour l’Europe de l’Ouest le chiffre des contingents à déporter vers les camps d’extermination d’Auschwitz : Hollande, 15 000 ; Belgique et Nord de la France, 10 000 ; France « y compris la zone non occupée », 100 000 93 . La « solution finale » est déclenchée et la zone libre sur le point d’y être entraînée.

Les déportations massives commencent par le rassemblement tristement célèbre de 13 000 juifs au vélodrome d’Hiver, le 16 juillet 1942 ; ils seront ensuite envoyés à Drancy, avant de partir vers l’Est. Ce spectacle de la misère humaine, contre quoi s’insurge formellement la hiérarchie catholique, n’est que le début d’une longue histoire. Laval se laisse prendre au piège en essayant de

92. Darquier semble s’être enfui en Espagne à la Libération ; je n’ai pas trouvé de dossier judiciaire. Ce sont les archives de la CDJC qui constituent la meilleure source de renseignements. Pour du Paty : Haute Cour de justice, Arrêt de non-lieu : Mercier du Paty de Clam.

93. Billig, op. cit. I, 239-240, 364-365 ; Reitlinger, op. cit. 327-351.

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maintenir un droit de regard du gouvernement français. Il accepte en juillet de livrer 10 000 juifs étrangers de la zone libre, à condition que les israélites français de la zone occupée ne soient déportés que si le chiffre fixé par Himmler n’est pas atteint. Le 3 septembre, le général Oberg lui assure qu’il n’y aura pas « de nouvelles demandes » une fois que la France aura remis tous les juifs allemands, autrichiens, tchèques, polonais et hongrois. En février 1943, Laval essaie encore de s’en tenir aux juifs étrangers ; il offre pourtant d’aller au-delà si la France peut obtenir, en ce qui concerne le territoire, « une sorte d’assurance politique » (Zusicherung) aussi avantageuse que ce qu’offrirait une victoire américaine 94 .

Gages de ces tractations vaines, les israélites réfugiés en zone sud se divisent en riches et pauvres plutôt qu’en Français et étrangers. Ceux qui ont de l’argent et des relations parviennent à rester dans les villes de la côte où ils essaient désespérément d’obtenir des visas et des places sur des bateaux partant vers des pays qui font peu de choses pour les aider. Les pauvres, eux, sont déjà dans les camps, abandonnés à leur sort. L’occupation de toute la France les expose directement à l’action des nazis, après novembre 1942.

Il reste pourtant un refuge inespéré : l’Italie, qui ne s’inspire plus que de très loin des lois de Nuremberg de 1938, prend la défense des israélites réfugiés dans la zone qu’elle occupe à l’est du Rhône, en partie parce que les juifs l’aident beaucoup à maintenir sa présence impériale en Tunisie. Le gouvernement de Rome s’est vigoureusement opposé aux mesures antisémites prises par la France en Tunisie, dans lesquelles il a vu une nouvelle manifestation d’hostilité envers l’Italie 95 . Quand les déportations s’accentuent dans la région côtière au début de 1943, les autorités d’occupation italiennes les interdisent à l’est du Rhône, et Rome informe Vichy que si le gouvernement français fait comme bon lui semble avec ses ressortissants, en revanche les juifs étrangers se trouvant en zone occupée sont du seul ressort des autorités italiennes. Elles interdisent en mars aux préfets de Valence, Chambéry et Annecy d’arrêter des israélites étrangers. En juin 1943, même opposition, mais du préfet de police italien Lospinosa, pour les 7 000 réfugiés de Megève. Qu’il revienne à un préfet de police fasciste de faire remarquer à

94. Télégramme 2784 d’Abetz (Paris), 2 juillet 1942 (T-120/434/220086) ; le document de Nuremberg RF-1226 fait également état de cet arrangement ; entretien Laval-Oberg du 3 septembre 1942 (CDJC, document XLIX-42) ; rapport Knochen du 12 février 1943 (CDJC, document 1-38).

95. Mémorandum de Weizsàcker St. S. 507, Berlin, 2 septembre 1942 et note jointe de l’ambassadeur italien Alfieri (T-120/434/220334).

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Antignac, le « dur » de Darquier, que « l’Italie respecte les principes d’humanité élémentaires » donne la mesure de l’antisémitisme de Vichy 96.

Quand l’Italie se retire de la guerre en juillet 1943, le dernier obstacle aux déportations massives disparaît. « J’ai vu passer un train. En tête, un wagon contenait des gendarmes français et des soldats allemands. Puis, venaient des wagons à bestiaux, plombés. Des bras maigres d’enfants se cramponnaient aux barreaux. Une main au-dehors s’agitait comme une feuille dans la tempête. Quand le train a ralenti, des voix ont crié « maman ». Et rien n’a répondu, que le grincement des essieux... La vérité : les étoiles sur les poitrines, l’arrachement des enfants aux mères, les hommes qu’on fusille chaque jour, la dégradation méthodique de tout un peuple. La vérité est interdite. Il faut la crier 97. » Au total, 60 à 65 000 juifs sont déportés de France, des étrangers pour la plupart, qui avaient eu confiance dans l’hospitalité traditionnelle du pays. Des ressortissants français, peut-être 6 000, font aussi le macabre voyage. Ils seront à peu près 2 800 en tout à revenir des camps de concentration 98.

La responsabilité de Vichy dans les déportations inhumaines de 1942-44 est probablement plus lourde encore que ne le donnent à penser les documents allemands. Parce que l’antisémitisme français est culturel, que les israélites assimilés sont acceptés, ce qui est totalement étranger au racisme nazi, Abetz a l’impression — et les racistes comme Darquier et Antignac aussi d’ailleurs — que les gens de Vichy sont des tièdes, des empêcheurs de danser en rond, ou même des « philosémites ». Les autorités d’occupation sont furieuses parce que Vallat a vraiment essayé d’empêcher les Allemands d’utiliser l’« aryanisation » pour mettre subrepticement la main sur des secteurs importants de l’économie, ou parce qu’elles soupçonnent que « la législation de Vichy sur les juifs fait pendant aux décrets allemands uniquement pour en adoucir les dispositions 99 ». Mais l’antisémitisme culturel et économique de Vichy,

96. Rapport Antignac, CDJC, document 1-53. Tout ce paragraphe est tiré de l’ensemble du dossier CDJC, I.

97. Édith Thomas dans les Lettres françaises, no 2, cité par Claude Lévy et Paul Tillard dans la Grande Rafle du VeV d’Hiv’ (Paris, 1967), 176.

98. Reitlinger, op. cit., 327, 538, donne sans doute le dernier mot sur les statistiques allemandes incertaines.

99. Mémorandum non signé du 23 janvier 1942 (CDJC, document LXXV-38). Knochen, dans son rapport du 12 février 1943 (CDJC, document 1-38), accuse Pétain, le clergé français et René Bousquet, haut fonctionnaire de la police, de « faire tout ce qu’ils peuvent pour empêcher la déportation des juifs français ».

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pour méprisé qu’il soit par les nazis, n’en est pas moins réel. Même si les troupes ennemies avaient quitté rapidement le pays, un régime de cette nature ne pouvait que rendre la vie difficile aux juifs. Darlan et Vallat essaient de reprendre l’initiative, non parce que le sort des israélites les préoccupe, mais parce qu’ils craignent que les Allemands ne déversent d’autres juifs étrangers en zone libre, ou ne fassent totalement main basse sur les biens juifs en zone occupée.

En outre, la législation de 1940 et 1941 a facilité la « solution finale ». En vertu de la loi du 4 octobre 1940, environ 20 000 israélites sont déjà internés dans des camps de la zone libre, au milieu de 1942 100. Après le recensement de tous les juifs et de leurs biens, stipulé par la loi du 2 juin 1941, il devient plus difficile de passer à travers les mailles du filet. La création, le 29 novembre 1941, de l’Union générale des israélites français, organisation à laquelle ils doivent obligatoirement s’inscrire et qui est seule autorisée à leur venir en aide et à les représenter, en fait plus nettement encore une catégorie à part. Les licenciements ou révocations et l’« aryanisation » des entreprises en réduit beaucoup au dénuement. Enfin, l’attitude officielle des autorités et la presse de bas étage donnent un air de respectabilité à l’antisémitisme de Vichy dont le racisme nazi tire profit.

Il est exact que le gouvernement français n’a pas prévu que la discrimination tournerait au génocide. Vichy a, de toute évidence, bloqué certaines mesures allemandes. Pétain a interdit en zone libre l’étoile jaune devenue obligatoire en zone occupée après le 28 mai 1942 ; elle n’a même pas été exigée après l’occupation totale de la France en novembre 1942. Lors d’un déjeuner avec le colonel SS Oberg, le 2 septembre 1942, Laval lui a déclaré que les juifs ne pouvaient pas être livrés « comme dans un Prisunic, à volonté et au même tarif ». Tenant compte de la sensibilité des Français, il a essayé de faire dire à Oberg qu’il n’y aurait plus de déportations, lorsque les juifs allemands, autrichiens, polonais, hongrois et tchèques auraient été remis à l’occupant 101. En juillet-août 1943, il a refusé obstinément, en dépit des pressions du Reich, de promulguer une loi retirant la nationalité française à tous les israélites qui l’avaient obtenue depuis 1933, ce qui aurait permis de les déporter. Les autorités allemandes, en lisant le compte rendu des explications tortueuses et dilatoires qu’il a fournies, l’ont annoté de remarques de

100. T-120/405/213960-3.

101. Notes sur l’entretien Laval-Oberg du 2 septembre 1942 (CDJC, document XLIX-42).

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ce genre : « le renard » ou « quand l’insolence devient une méthode 102 ». Hors du cercle immédiat de Vichy, le haut clergé a pris publiquement position contre les déportations de l’été 1942. Il est certain aussi que l’abri et l’aide que des milliers de Français ont offerts aux israélites, comptent parmi les actions qui font le plus honneur à la Résistance.

Il n’en reste pas moins que le gouvernement de Vichy a fait délibérément des juifs un groupe à part, leur a voué un mépris particulier et a pris à leur encontre des mesures discriminatoires. Il a, par là même, ouvert en France le terrible chemin qui allait conduire, le moment venu, à la « solution finale ».

L’Êtat : liberté et autorité

Au sein d’un monde qui se fait dur, les démocraties [...] doivent tendre leurs ressorts...

Paul Baudouin, 1938 103 .

Je ne ferai pas de difficulté pour convenir que le régime gouvernemental de la France souffrait par surcroît de vices internes, qu’il portait en lui-même des éléments organiques d’instabilité, de discontinuité, d’inefficacité.

Léon Blum, 1941 104 .

Le maréchal ne s’empare pas du pouvoir, à l’été 1940. C’est le pouvoir qui l’enveloppe de ses plis, comme un manteau. Déjà entre les deux guerres, le mouvement en faveur d’un exécutif fort n’a fait que s’amplifier. En outre, les ministères de 1939-40 établissent, dans un régime républicain, le mécanisme autoritaire qui deviendra indispensable au gouvernement d’un pays occupé. Enfin, Pétain, qui, pour les Français, est un symbole — le père remplace les politiciens —, ne laisse plus aucune place à une opposition constitutionnelle.

La constitution de 1875 s’est révélée remarquablement réfractaire à tout amendement, après que la crise de 1877 eut établi la primauté des Assemblées sur l’Élysée. Les partisans d’une révision — qu’il s’agisse des monarchistes ou des radicaux intransigeants hostiles à un Sénat — n’avaient toujours pas trouvé de larges échos au Parle-

102. Dossier CDJC, document XXVII.

103. « Les données du problème français », Revue de Paris, 1er février 1938.

104. Léon Blum, A Véchelle humaine (Paris, 1945), 50.

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ment au début du siècle. C’est alors qu’apparut un nouveau révisionnisme qui, fort de l’expérience de la guerre 14-18 et des crises qui se succèdent ensuite, demande un renforcement de l’exécutif. On ne peut pas dire, en effet, que le parlementarisme français ait réussi à résoudre aucun des grands problèmes — militaires, diplomatiques ou économiques — de l’entre-deux-guerres. Des ministères éphémères, de longues tractations pour former le cabinet suivant, autant de signes attestant l’impuissance du pouvoir quand précisément l’action s’imposait. Les gouvernements ont duré un an en moyenne sous la III e République, mais ils n’ont pas dépassé six mois pendant les périodes de crise (1925-26, 1931-36). Il y avait simplement un cabinet chargé d’expédier les affaires courantes, voire pas de ministère du tout, au moment de la remilitarisation de la Rhénanie, en mars 1936, ou de l’Anschluss en 1938. Le Parlement a voté deux fois les pleins pouvoirs au cours des années 20 et neuf fois entre 1930 et 1940, pour permettre au gouvernement d’imposer des mesures impopulaires que les députés préféraient n’avoir pas à prendre eux-mêmes, mais ce fut en général pour sortir d’une crise prolongée. C’était reconnaître, par là même, que le système fonctionnait mal, ce système qui allait laisser la France glisser de l’empyrée de 1918 à l’abîme de 1939 105 .

Les partisans d’un exécutif fort venaient de tous les horizons politiques. Léon Blum, jeune conseiller d’État à l’époque, dégrisé par son passage au cabinet du ministre socialiste des Travaux publics, Marcel Sembat, rédigea un plan très circonstancié prévoyant que le président du Conseil aurait, comme le Premier ministre britannique, son propre cabinet, très étoffé d’ailleurs. André Tardieu, qui se situait à droite de l’hémicycle et n’avait pas réussi à former un gouvernement fort en 1931, écrivait la Révolution à refaire 106 . Les spécialistes que sont les hauts fonctionnaires trouvaient que les fréquents changements d’orientation leur compliquaient la tâche et les obligeaient à des manœuvres politiques, alors que seul l’intérêt technique aurait dû plaider en faveur de leurs projets. C’est bien l’efficacité technique que met en avant Henri Chardon, président de section au Conseil d’État, quand il dit : la

105. Poincaré fut le premier à bénéficier, le 22 mars 1924, de cette procédure extra-constitutionnelle ; les pleins pouvoirs avaient été refusés à Briand le 30 décembre 1916. Jacques Soubeyrol, Les Décrets-lois sous la IV e République (Bordeaux, 1955).

106. Léon Blum, La Réforme gouvernementale (Paris, 1918, réédité en 1936) ; André Tardieu, La Révolution à refaire I, Le souverain captif (Paris, 1936).

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France « est déséquilibrée depuis cinquante ans. Elle a donné une prépondérance excessive au pouvoir politique » ; c’est encore l’argument employé par un conseiller-maître à la Cour des comptes : « Alors que la politique dominait les délibérations [des commissions financières de la Chambre et du Sénat], la Commission budgétaire [créée le 16 novembre 1940] se fonde uniquement sur des considérations techniques et sur des conclusions tirées après examen de faits précis » ; même son de cloche enfin chez le républicain Jean Guéhenno, professeur de lycée : « [P... nous dit sa crainte]... que la politique électorale continue d’interdire les grands projets et les longs desseins 107 . »

Cela dit, la plupart de ses défenseurs voulaient un exécutif fort pour qu’il puisse éviter l’agitation sociale. Un régime qui avait permis les grèves de mai-juin 1936 et le gouvernement de Front populaire était le « désordre établi » ; c’est du moins ce que V Action française ressassait à ses lecteurs depuis des années. Une réforme constitutionnelle serait au demeurant bien commode pour échapper à un électorat peu rassurant. La SFIO était devenue, depuis 1936, le premier parti de France et les communistes, insignifiants jusque-là, avaient recueilli une voix sur six. Même les radicaux, qui avaient frôlé avant 1914 la majorité absolue (l’UDR sera le seul parti à jamais l’obtenir), avaient été inquiets de perdre des sièges et de se voir distancés par les socialistes. Pour certains des républicains les plus solides, les élections n’étaient donc plus une marche triomphale. On serait plus tranquille, sans aucun doute, en confiant le pouvoir à l’exécutif et non au Parlement.

C’est ce que recommandaient d’innombrables ouvrages entre les deux guerres, dont les auteurs d’ailleurs appartenaient à des groupements étrangers en général au monde politique : associations d’anciens combattants, syndicats ou cercles d’études comme la X-Crise des polytechniciens. Les Chambres, bien installées dans leur conformisme, ne prêtèrent sérieusement attention à une réforme constitutionnelle que pendant le gouvernement issu de la crise du 6 février 1934. Ce projet tomba dans l’oubli, comme les autres, quand le ministère Doumergue se disloqua, à la fin de l’année. Ainsi, la France s’engagea-t-elle dans la guerre en vertu d’une constitution qui était déjà vertement critiquée et semblait impossible à réformer

107. La réforme de l’État, conférences organisées par la Société des anciens élèves et élèves de l’École libre des Sciences politiques, (1936) ; André Bisson, op. cit., 271-272 ; Jean Guéhenno, op. cit., 25 octobre 1942.

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de l’intérieur. La défaite fit monter le registre jusqu’au hurlement : à bas la « démocrassouille 108 ».

Le maréchal ne reçut donc pas seulement les « pleins pouvoirs » confiés à certains de ses prédécesseurs ; l’Assemblée nationale, réunie au casino de Vichy, le chargea, le 10 juillet 1940, de rédiger une nouvelle constitution. Il se trouve encore aujourd’hui des gens pour dire que Laval a rué des quatre fers et brandi la menace d’un Weygand prêt à faire donner la division d’infanterie du général de Lattre de Tassigny stationnée à Clermont-Ferrand, au cas où le Parlement ne s’immolerait pas assez vite ; ces alibis, venus à point après la guerre pour justifier le vote du 10 juillet, pèsent bien peu, si l’on songe qu’Anatole de Monzie, en 1943, parle des « pénitents de l’Assemblée nationale qui ont consenti tous abandons de pouvoir 109 ». Il est hors de doute que Pétain reçut en droit et en fait mandat d’élaborer une nouvelle constitution.

Dès le début, il était évident que le Parlement jouerait les utilités. Alors que pendant la Première Guerre mondiale, les commissions de la Chambre et du Sénat avaient rétabli leur autorité sur un gouvernement quasi absolu pendant les premiers mois, le régime institué par Daladier et Reynaud en 1939-40 continua sous Vichy sans que l’Assemblée y ait la moindre part. Le Parlement n’était pas dissous : les députés et sénateurs continuèrent à toucher leurs émoluments (jusqu’en août 1941 en tout cas) et les bureaux permanents des deux Chambres restèrent en fonction (jusqu’en septembre 1942). Quelques députés bien en cour furent « chargés de mission » : ils devaient faire rapport sur la situation en province 110 . D’autres (Parmentier, Potut), sentant que l’administration avait le vent en poupe, se firent nommer préfets. Il y en eut même qui devinrent ministres. Les parlementaires les plus étroitement associés au Front populaire (Blum, Zay), à la défaite (Daladier, Reynaud) ou à un transfert du gouvernement en Afrique du Nord (Mandel) furent jetés en prison. Mais surtout, contrairement aux usages républicains, une constitution devait être préparée par des commissions d’experts et non plus par une Assemblée nationale 111 .

108. Le mot est de Pierre Pucheu. Voir Général Schmitt, Toute la vérité sur le procès Pucheu (Paris, 1963), 166.

109. Anatole de Monzie, op. cit., 9. Il est fait état dans les procès de Laval, Weygand, Chasseigne, d’une intervention militaire possible contre l’Assemblée nationale.

110. Par exemple le député PSF de Saint-Étienne, Creyssel : Ministère public d Creyssel, 18.

111. C’est la méthode utilisée par de Gaulle en 1958.

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La nouvelle constitution allait rétablir « l’autorité et la hiérarchie », le « sens de l’État », chacun s’accordait à le dire ; mais le régime, fort des conseils du ministre de la Justice, le néo-monarchiste Raphaël Alibert, se mit en devoir de le prouver immédiatement. Pétain légiférait en souverain : chaque texte de loi était précédé de la formule quasi royale : « Nous, Philippe Pétain, Maréchal de France, chef de l’État, décrétons... 112 » Faire du neuf, en particulier mettre en place d’autres structures, ne pouvait manquer de faire éclater des conflits latents jusque-là.

Un problème se pose dès le départ : quel serait le maillon entre ce pouvoir souverain et la population ? Pendant l’été 1940, on pense au parti unique, cet éternel outil des régimes autoritaires ; Laval et des hommes plus proches de Pétain comme Gaston Henry-Haye, ambassadeur à Washington, en parlent souvent. Mais l’idée est bien vite abandonnée. Le mot même de « parti » sent son factieux pour quiconque n’a pas la perspective d’en prendre le contrôle et, en pratique, tous les groupes rivaux de Vichy craignent qu’un parti unique ne passe sous la coupe d’un adversaire 113 .

Pétain et certains de ses conseillers traditionalistes préfèrent comme courroie de transmission les organisations d’anciens combattants, parce qu’elles ont une base plus large. Elles ont été jusque-là inefficaces, trop nombreuses, mais toutes persuadées que la « génération des tranchées » avait été dépossédée de sa victoire par la vieille bande des politiciens. Lorsque Xavier Vallat devient ministre des Anciens Combattants, les associations rivales doivent obligatoirement adhérer à la légion des combattants, organisation unique qui leur donnera dans la nation la place qu’on leur refusait

112. Le prétendant au trône, Henri, comte de Paris, déclara au consul des États-Unis à Tanger qu’il croyait un rétablissement de la royauté possible à la mort de Pétain. J. Rives Childs (Tanger), au Département d’État, 11 juillet 1941 (U.S. Dept. of State Serial File 851.00/2311). Mais lorsque les Allemands l’autorisèrent à se rendre à Vichy, dans le courant de l’été 1942, il se fit vertement rabrouer par Pétain quand il essaya d’aborder le sujet (T-120/112/116360-2, 116385 ; T-120/434/ 220261-2). En novembre 1942, le comte de Paris était de nouveau en Afrique du Nord dans l’espoir d’un changement de régime.

113. Laval, à qui la rumeur publique prêtait en juillet 1940 l’intention de former un parti unique avec Marquet, Déat et Weygand, s’oppose ensuite à ce projet, de crainte que Doriot n’en prenne la direction (T-120/121/119723 ; U.S. Dept. of State Serial File 851.00/2918). Henry-Haye prévoyait le 31 juillet 1940 qu’un parti unique comprenant Déat et Bergery serait constitué sous peu (U.S. Dept. of State Serial File 851.00/2046). En revanche, Abetz, conformément aux instructions qu’il avait reçues, travaillait en zone occupée contre « une volonté politique unifiée en France ». Abetz (Paris), télégramme 5295 à Ribbentrop, 19 novembre 1942, (T-120/ 928/297509-11).

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avant 1939. « [Les] anciens du front doivent, jusque dans chaque village, constituer des groupes destinés à faire respecter et exécuter les sages conseils du chef victorieux à Verdun 114 . » Cet appel à la vigilance provoque, en fait, des incidents, parce que les légionnaires prennent sur eux de dénoncer aux autorités d’anciens dirigeants locaux, interdisent des représentations ou manifestations culturelles qui leur déplaisent et, d’une façon générale, s’attribuent les prérogatives d’un pseudo-gouvernement. C’est par exemple la légion de Nice qui empêche Gide d’y faire une conférence sur Henri Michaux, en mai 1941. Les légionnaires se prennent pour les agents du patriotisme et du loyalisme envers le nouveau régime. On ne peut taxer Jean Guéhenno de cynisme, même s’il a la dent dure, lorsqu’il montre l’entrelacs d’ambitions et de craintes qui font la force de la légion dans maintes localités ; le président, dit-il, « le pharmacien de l’endroit, qui se venge depuis deux ans de n’avoir exercé le reste de sa vie aucune influence » assistera à une cérémonie patriotique avec le maire, un ancien militant radical, « qui ne veut pas manquer la Légion d’honneur » et l’instituteur qui « a peur de perdre sa place 115 ».

Ces initiatives fougueuses et tout juste licites suscitent bientôt l’hostilité des préfets. La sourde lutte d’influence qui oppose la légion et son spontanéisme au corps préfectoral, éclate ouvertement au début de 1941 : les légionnaires se font vertement rappeler à l’ordre. L’« instruction n° 1 » du 26 février 1941 souligne que les « représentants du pouvoir central sont les seuls dépositaires de l’autorité que leur confère la Constitution », et que la légion doit s’acquitter de son rôle, important certes, en liaison étroite avec l’administration et « sur sa demande ». L’« instruction n° 2 » du 30 avril 1941, destinée à « apaiser » les légionnaires qui se sont probablement plaints d’être relégués à l’arrière-plan, leur rappelle néanmoins qu’ils ont un rôle « moral et social » et les avertit qu’ils ne doivent pas s’en prévaloir « exagérément » pour faire des « actions directes de police civique 116 ». Les préfets ont manifestement gagné le jeu et le set — ce qui donne à prévoir que les administrateurs de carrière remporteront la victoire chaque fois

114. Xavier Vallat, cité dans D’Ordre du maréchal Pétain. Documents officiels réunis et commentés par Jean Thouvenin (Paris, 1940). Il ne faut pas confondre la légion française des combattants et la légion des volontaires contre le bolchevisme.

115. Jean Guéhenno, op. cit., 23 août 1942.

116. Almanach de la légion française des combattants, 2e année (1942), 111-112, « publié avec l’approbation expresse du maréchal Pétain ».

«

que Vichy se lancera dans une expérience de représentation fonctionnelle.

Le régime, en effet, cherche à tâtons une forme de représentation pour remplacer le suffrage universel égalitaire et atomisé. Pour les traditionalistes, le parlementarisme porte en soi une antinomie inéluctable : on ne peut pas être élu et servir son pays il 7. Un organisme consultatif étant néanmoins essentiel, ils veulent qu’il soit composé des meilleurs parmi les hommes qu’honore le régime : anciens combattants — « aristocrates du courage » —, pères de famille nombreuse, représentants des valeurs patriotiques et religieuses, éléments éminents des groupes sociaux « réels » (artisans, paysans, membres des professions libérales). Selon René Gillouin, seules les élites sont vraiment représentatives. Pétain explique lui-même, le 15 octobre 1941, qu’il a besoin « du circuit continu entre l’autorité de l’État et la confiance du peuple », d’intermédiaires qui découvriront les vœux de leurs commettants, feront connaître leurs besoins et répondront au souci du chef d’être éclairci et renseigné. Il voulait faire se dégager « les hiérarchies, les responsabilités, les compétences » et remplacer le pouvoir numérique des « voix » par la notion de « valeur ». Les anciens combattants ne suffisent pas. Il faut trouver encore un moyen autre que le suffrage universel pour s’assurer la fidélité des notables locaux et fabriquer une popularité officielle 118 .

On s’arrête, en dernière analyse, au Conseil national. La création d’une « assemblée consultative » est annoncée le 24 janvier 1941 pendant l’intermède Flandin 119 . C’est le gouvernement qui a choisi les membres dont la liste évoque un palmarès de la vieille France. On y trouve : le pianiste Alfred Cortot, le prince Louis de Broglie, physicien éminent, trois anciens ministres de la République (Georges Bonnet, Germain-Martin, Lucien Lamoureux), deux académiciens (Joseph de Pesquidoux, Abel Bonnard). Mgr Beaussart, coadjuteur de l’archevêque de Paris, et le pasteur Bœgner, président de la Fédération protestante de France ; viennent ensuite quelques présidents de chambres de commerce, une poignée de sénateurs et de

117. Jean Le Cour Grandmaison, « Le parlementarisme et la révolution nationale », La Légion, revue mensuelle illustrée, no 1 (juin 1941).

118. René Gillouin, « Souveraineté et représentation », Revue universelle, 25 novembre 1941, 617 ; Le Figaro, 16 octobre 1941. C’est Xavier Vallat qui appelle les anciens combattants les « aristocrates du courage ».

119. Le Procès Flandin devant la Haute Cour de justice, 203 sq. Le Sénat et la Chambre des députés n’étaient cependant pas dissous.

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députés, des dirigeants de sociétés agricoles ou de coopératives 12 °.

Tout au long de 1941, les commissions du Conseil national rédigent les dispositions essentielles de la nouvelle constitution. Car si elle ne saurait être ratifiée avant la paix, en revanche, le rétablissement de l’autorité dans le pays ne peut attendre, comme le dit le ministre de la Justice Barthélémy. La première commission, qui siège du 6 mai au 11 juin 1941, élabore un projet visant à rétablir les anciennes provinces ; la deuxième se consacre, après le 10 juin, à l’administration municipale ; la troisième étudie les structures politiques en juillet ; enfin, une commission « d’information générale » s’efforce, du 16 au 18 septembre, de trouver les moyens d’améliorer la compréhension réciproque du pays et du gouvernement. Deux chambres sont prévues, l’une de 200 membres tous désignés par le chef de l’État, l’autre de 300 dont la moitié sera choisie par le chef de l’État et l’autre moitié élue par des assemblées provinciales parmi des anciens combattants, des pères de famille nombreuse, des groupements professionnels et d’autres unités organiques « réelles ». C’est par ce dernier point que les artisans de la constitution de Vichy s’apparentent à Tocqueville avec ses « organes intermédiaires », aux orléanistes qui voulaient « les meilleurs », ou au duc de Broglie avec son Conseil de l’élite de 1874-75 ; ils sont fort loin de l’abbé Sieyès et des organes parlementaires si compliqués qu’il avait établis pour Napoléon. La paix n’ayant jamais été signée, cette constitution avortée demeure le chef-d’œuvre accompli par Vichy pour asseoir son autorité grâce à l’élite des notables locaux 12 L

Pendant ce vide constitutionnel, l’appareil en place prend des mesures provisoires qui vont donner au régime son véritable visage. Vichy, dit fièrement Yves Bouthillier, c’est la primauté de l’administration sur la politique. Sous son aspect le plus élémentaire, c’est la prolifération des bureaucrates. Après être resté stable pendant la période de déflation, l’effectif des agents de l’État grossit de 50 %

120. On trouve la liste des membres du Conseil national dans Henry Coston, Partis, journaux et hommes politiques (Paris, 1960), 166 sq. Voir aussi Le Temps, 27 avril, 22 mai, 15-19 septembre et 15 octobre 1941.

121. Dans son télégramme 3022 à Berlin du 6 octobre 1941, Abetz critique ce projet trop clérico-bourgeois-réactionnaire pour répondre à son « Europe socialiste » idéale (T-120/405/213889-90). Xavier Vallat, dans « La constitution voulue par le maréchal », Revue de Paris, parle uniquement des efforts tentés en 1944 pour assurer la continuité. Peyrouton, op. cit., maintient que le Conseil national a été désigné uniquement parce que des élections étaient impossibles ; il ne dit mot de la méfiance envers le suffrage universel, qui ressort de toutes les dispositions constitutionnelles de Vichy.

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entre 1936 et 1947, passant de 600 000 environ à 990 000. La fonction publique elle-même est élargie. La III e République a déjà créé en septembre 1939 le ministère de l’Information ; Vichy, pour sa part, créa un ministère de la Production industrielle, comme le Front populaire en 1936 avait instauré un ministère de l’Économie nationale. Il y a aussi davantage à faire : il faut bloquer les prix, répartir les maigres ressources, contrôler la production et le marché ; 321 comités d’organisation s’en chargent. Les hauts fonctionnaires passent directement aux commandes, remplaçant les politiciens qu’ils se contentaient naguère d’aiguiller en coulisse 122 .

Les fonctionnaires sont tout aussi disposés que les autres à profiter de la mode du changement. Ils appliquent des réformes de structure étudiées et différées depuis longtemps. On projette de remplacer par un concours unique les différentes voies d’accès aux grands corps de l’État. Le 18 novembre 1940, un organe purement technique est chargé d’établir le budget, tâche délicate confiée précédemment aux toutes-puissantes commissions de la Chambre et du Sénat. André Bisson, conseiller-maître à la Cour des comptes, n’est pas le seul à se réjouir que « l’examen de faits précis » ait remplacé « la politique » dans les délibérations 123 . Un secrétaire général permanent est nommé dans chaque ministère (il n’en existait auparavant qu’au Quai d’Orsay) pour assurer la continuité administrative, en vertu de la loi du 15 juillet 1940. Le travail de la Cour des comptes est rationalisé par une loi du 16 mai 1941, qui lui donne, en vertu d’un principe général, et non plus pour des cas d’espèce, comme au temps de la III e République, mandat de contrôler tous les deniers publics, y compris les fonds des organismes subventionnés. Le Conseil d’État retrouve la fonction législative qu’il avait sous les régimes napoléoniens (et qu’il gardera d’ailleurs) par la loi du 18 décembre 1940 lui ajoutant une cinquième section chargée de préparer des projets de loi. Il doit connaître de toute législation nouvelle et peut prendre l’initiative en signalant au pouvoir que telle ou telle question doit faire l’objet d’un texte réglementaire. Les préfets, dont l’esprit de corps a été renforcé par l’indépendance exceptionnelle dont ils ont joui au moment de la défaite, se voient confier de plus larges responsabilités. Les services locaux d’organismes techniques avaient pris de plus en plus l’habitude de traiter

122. Yves Bouthillier, Le Drame de Vichy I, 13 ; Lucien Mehl, « Die Zunahme des Personalbesîandes im offentlichen Dienst Frankreichs », in Cari Hermann Ule, Die Entwicklung des offentlichen Dienstes (Berlin, Munich, Bonn, 1961).

123. Maurice Duverger, La Situation des fonctionnaires depuis la révolution de 1940 (Paris, 1941), 70 sq. ; André Bisson, op. cit., 271-272.

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directement avec Paris, au lieu de passer par la préfecture. Avec la loi du 23 décembre 1940, les préfets sont à nouveau « les seuls représentants de l’État » dans les départements et ils ont la haute main sur tous les fonctionnaires, les magistrats exceptés. C’est Pucheu, le ministre de l’Intérieur, qui dit en février 1942 :

« Ils [les préfets] n’ignorent pas que dans le passé la décadence de nos institutions politiques avait délité peu à peu le caractère élevé de leur fonction. Leur rôle s’était trop abaissé à la préparation de besognes électorales transitoires, sans continuité, sans grandeur. Ils savent aussi combien vous [maréchal Pétain] avez tenu à ce que leur mission fût restituée dans tout ce qu’elle doit comporter de grand [...] Et ils ont renoncé avec soulagement au jeu des courtages provisoires pour se consacrer de toutes leurs forces à l’exercice d’un grand commandement 124 .»

Le régime renforce également l’autorité des mandarins sur le tout-venant des subalternes. Les fonctionnaires réclamaient dès avant la Première Guerre mondiale un statut fixant leurs conditions d’emploi et leur reconnaissant le droit d’association et de grève. Ils l’obtiennent, ce statut des fonctionnaires, le 15 octobre 1940, mais pour sortir de l’ornière il a fallu attendre que le climat politique ait modifié le sens de ce qu’on leur accorde. Le droit d’association leur est reconnu, c’est entendu ; mais il leur est interdit de faire grève ou de « manifester » pour améliorer leurs conditions de travail. Ils sont tenus d’apporter un soutien actif au régime et dépendent plus directement de leurs supérieurs hiérarchiques. L’avancement se fait au choix plus qu’à l’ancienneté 125 . En général, Vichy délivre les hauts fonctionnaires de la menace d’une action collective de leurs subordonnés et renforce leur autorité. Enfin, il leur fait espérer, pour les amadouer, que l’éventail des salaires va de nouveau s’ouvrir ; en effet, leur rémunération avait augmenté moins rapidement que celle des petits fonctionnaires depuis 1918, car la pyramide des traitements avait tendance à être de plus en plus tronquée 126 .

124. Pierre Doueil, L’Administration locale à l’épreuve de la guerre 1939-49 (Paris, 1950), 283-285. René Cassin, un gaulliste, qui sera vice-président du Conseil d’État après la Libération fait erreur lorsqu’il déclare que la IVe République a « innové » en donnant au Conseil d’État un rôle législatif. Voir son article « Recent Reforms in the Government and Administration of France », Public Administration XXVIII, 3 (automne 1950), 179-187.

125. Maurice Duverger, op. cit., se montre favorable à ces dispositions.

126. A la fin du XIXe siècle, un conseiller d’État touchait exactement huit fois plus qu’un auditeur de 2e classe en début de carrière ; en 1939, quatre fois plus ; en 1954, deux fois plus. Pour la « fermeture de l’éventail », voir Christian Chava-non, « Les hauts fonctionnaires », Aspects de la société française (Paris, 1954), 165.

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Les agents des services publics se voient confier de nouvelles fonctions à tous les niveaux, y compris le dernier, c’est-à-dire dans les 36 000 communes des 90 départements. Dans le département, le conseil général, élu, est remplacé, le 12 octobre 1940, par un conseil administratif dont les membres sont nommés. Au bas de l’échelle, le « maire amateur » qui préside aux affaires de la commune à ses moments perdus, comme le dit en 1942 François Ripert, professeur à la faculté de Droit d’Aix, ne suffit plus à la gestion publique 127 .

Plus une commune est urbanisée, plus les spécialistes s’imposent et plus l’ordre public risque d’être perturbé. Le régime tient aussi à se débarrasser des maires des villes méridionales, bastions du radicalisme républicain. La loi du 16 novembre 1940 en revient aux maires désignés par le gouvernement, pour toutes les communes de plus de 2 000 habitants. Dans ce cas, les conseillers municipaux sont choisis, eux aussi, sur une liste soumise par le nouveau maire et, en outre, là où il est élu, le Conseil municipal peut être dissous à la discrétion du préfet.

Il faudrait une étude plus approfondie pour savoir exactement quels sont ceux des conseils municipaux qui ont été maintenus, ceux qui ont été dissous et ceux des maires d’avant-guerre qui sont restés en fonction. Mais on peut parier presque à coup sûr que les explications fournies après la guerre par Marcel Peyrouton étaient un plaidoyer pro domo. La réforme de Vichy n’est pas, comme il le dit, un retour à la règle tocquevillienne de notables gérant la chose publique « en pères de famille » ; pas plus qu’elle ne répond au seul souci de confier l’administration des grandes villes à des techniciens « indépendants des intérêts privés ». C’est bel et bien d’une purge qu’il s’agit : on se débarrasse des cadres de la III e République. Laval s’efforce, après le 7 août 1942, de faire désigner dans les conseils administratifs un plus grand nombre d’anciens conseillers généraux ; on voit alors réapparaître des édiles de la III e République dans les départements où les conservateurs avaient la majorité (Bretagne et Est) ou qui sont sous la coupe d’un des dirigeants de Vichy (comme Adrien Marquet en Gironde). Dans l’ensemble, cependant, les élus des petites villes traditionnellement à gauche sous la III e République — ces instituteurs, avocats, commerçants radicaux ou socialistes modérés qui avaient formé à l’éche-

127. François Ripert, « Le régime administratif de la ville de Marseille », Annales de la faculté de Droit d’Aix, nouvelle série, no 25 (1942).

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Ion local la « République des camarades » — ont dû se soumettre ou se démettre 128 .

Les traditionalistes de Vichy sont profondément troublés par cette marche vers l’étatisme. Ils appelaient de leurs vœux un rétablissement de l’autorité de l’État, mais non pas un élargissement de ses attributions. Ils voulaient un gardien de nuit vigilant, et non pas un léviathan ; ils demandaient le protectionnisme, pas le dirigisme.

Les irréductibles tels que Charles Maurras pensaient que la révolution nationale réduirait le nombre des agents de l’État 129. Le pouvoir ne doit pas se mêler de tout ; il doit être absolu dans sa sphère étroite, mais son domaine doit être encore rétréci. Un homme aussi différent de Maurras que l’était Emmanuel Mounier défendait aussi une « déflation de l’État » qui devait aller de pair avec « une restauration du sens de l’État 130 ». Les milieux d’affaires, pour qui le corporatisme doit être un autorégulateur, se plaignent amèrement des contraintes économiques, plus strictes de mois en mois. Anatole de Monzie voit dans tout ce processus un jacobinisme à l’envers, Vichy se contentant de remplacer un maître par un autre. Des hommes plus naïfs et flairant partout la conspiration, Déat par exemple, pensent qu’une société secrète de « technocrates », qui serait liée à un courant franc-maçon, la synarchie, a fait un coup d’État silencieux 131. Il n’y a pas un complot de synarques ; plus simplement, des techniciens, comme le ministre de la Production industrielle, Jean Bichelonne, voient clairement qu’une économie de guerre gérant la pénurie va conduire une fois la paix revenue à une gestion de l’abondance *32.

128. C’est Pierre Doueil, op. cit., qui fournit le plus d’informations. Des études sur le gouvernement local, préparées pour le colloque sur Vichy qui eut lieu en mars 1970 à la Fondation nationale des Sciences politiques (Paris), ne sont pas encore publiées au moment où j’écris ces lignes.

129. Charles Maurras, op. cit., 167 ; René Gillouin, « Doctrine de l’État français », Revue universelle, 25 juillet 1941, 77-78. Ybarnégaray, un des dirigeants du PSF, espère une grande purge dans l’administration, Ministère public d Ybarnégaray, 31.

130. Emmanuel Mounier, « D’une France à l’autre », Esprit, 8* année, no 94 (novembre 1940).

131. Anatole de Monzie, op. cit. La meilleure étude sur les origines de la légende de la synarchie et de ses tribulations est due à Richard F. Kuisel, « The Legend of the Vichy Synarchy », French Historical Studies VI, 3 (printemps 1970), 365 sq. Voir aussi L’Action française du 27 août 1942, où Maurras dénonce l’étatisme « biscornu et minutieux ».

132. Voir Conférence de M. Bichelonne, secrétaire d’État à la Production industrielle et aux Communications (Paris, 1943), BN 8o L 18 k. 4003 (4).

La France de Vichy

Les traditionalistes sont également déçus par ce que Vichy fait du régionalisme dont ils sont les ardents défenseurs. On parle en 1940 et 1941 de ressusciter les anciennes provinces supprimées par la révolution de 1789, et qui seraient dirigées par des gouverneurs ; ce serait, par là même, renouer avec le passé. Mais la rhétorique dissimule les deux objectifs réels : déplacer les « camarades » de la III e République et rétablir les notables locaux pour faire pièce aux bureaucrates parisiens. Le résultat, c’est le plus grand projet de réforme régionale entre la Révolution et la V e République. La première commission du Conseil national, convoquée le 6 mai 1941, est chargée de rédiger une constitution régionale. Elle est présidée par Lucien Romier, historien, journaliste économique et conseiller de Pétain. Bien qu’elle soit théoriquement « représentative de diverses fonctions », ce n’est pas une coupe transversale, et aucun technicien n’en fait partie. Les « paysans » y sont représentés par Joseph de Pesquidoux, membre de l’Institut, spécialiste du folklore. Elle compte quatre parlementaires conservateurs, une pincée de fonctionnaires provinciaux, deux professeurs et Charles Brun, le « père du régionalisme français », qui le proclame bien haut depuis 1901. Jouant son Napoléon au Conseil d’État, Pétain assiste aux séances du 16 mai. La commission sort le 18 août un projet qui prévoit vingt provinces dont le découpage est déterminé par des facteurs économiques et historiques. Chacune est dirigée par un gouverneur, assisté d’un conseil des notables nommé par le gouvernement, reflet du Grand Conseil du duc de Broglie. Là, nous approchons d’un véritable transfert de pouvoirs : l’administration centralisée de Paris fait place aux édiles locaux 133 .

Le Conseil national bavarde, mais le gouvernement Darlan agit. Le régionalisme officiel procède de solides raisons techniques. Darlan crée le 19 avril 1941 la fonction de préfet régional parce qu’il faut résoudre deux problèmes pratiques urgents : l’ordre public et le ravitaillement. L’ordre, qui a déjà inspiré des inquiétudes au printemps 1941, exige maintenant des renseignements et des mouvements de gendarmes motorisés dépassant le cadre étroit du département de 1791. Pour assurer le ravitaillement, il faut briser l’esprit de clocher, faire main basse sur les stocks accumulés dans les départements et prévoir la répartition des denrées à l’échelle plus large de la région. Le préfet régional est donc flanqué de deux

133. Le Temps du 5 mai 1941 donne la liste des membres de la commission et indique ses méthodes de travail. Les comptes rendus de la commission ont été utilisés par Pierre Bancal dans les Circonscriptions administratives de la France : Leurs origines et leur avenir (Paris, 1945), 258 sq.

La révolution nationale

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assistants, l’un responsable de la police, l’autre du ravitaillement. Le pouvoir de l’administration centrale n’est pas entamé pour autant ; on ajoute simplement un niveau bureaucratique convenant à des déplacements et des communications plus rapides qu’ils ne l’étaient en 1791. Le préfet régional sera maintenu après la Libération sous un autre nom 134 .

Cela dit, Vichy ne parvient pas, comme il s’y était engagé, à assurer la stabilité et la permanence, et c’est bien ce qu’on lui reproche amèrement. Faute d’avoir trouvé d’autre assise que le symbole de Pétain, le régime rejette de plus en plus sur ses exécutants la responsabilité des épreuves infligées à la population ; les ministres se succèdent à une rapidité plus étourdissante encore qu’aux pires moments de la III e République. L’occupant a beaucoup moins à voir dans cette valse des portefeuilles qu’on ne l’a dit après la Libération, quand chacun des Vichyssois dut, pour sauver sa liberté, voire sa vie, prouver que les Allemands avaient exigé son départ. Avant qu’elles n’interviennent directement, en 1944, les autorités d’occupation ont fait limoger uniquement l’ambassadeur Léon Noël, le général Weygand, peut-être Xavier Vallat et certains des hommes impliqués de très près dans le renvoi de Laval, le 14 décembre 1940 : le général de La Laurencie, Alibert et Peyrouton. Ce sont les rivalités des factions, jouant parfois d’ailleurs sur l’aide de l’occupant, qui expliquent pour l’essentiel la vitesse de rotation des maroquins. Il y a trois grands remaniements ministériels au second semestre de 1940 (12 juillet, 6 septembre et 13 décembre), deux en 1941 (février et septembre), deux en 1942 (18 avril et novembre) et deux crises en 1943 (avril et novembre). Au cours de la première année, quatre ministres se succèdent aux Affaires étrangères, cinq à l’Intérieur, cinq à l’Éducation nationale et six à la Production industrielle. La propagande use encore plus rapidement son homme : il y a quinze secrétaires d’État à la Radio et huit à l’Information entre 1940 et 1944. Il faut remonter aux périodes les plus critiques de la III e République pour trouver pareil remue-ménage (1925-26, par exemple, ou le début des années 30).

Autorité il y eut, certes, sous la forme d’une police puissante, d’entraves à la liberté d’expression et de tribunaux d’exception.

134. C’est Pierre Doueil, op. cit., 22-72, qui manifeste la sympathie la plus évidente. Voir aussi Brian Chapman, « A Development in French Régional Administration », Public Administration XXVIII, 4 (hiver 1950).

La France de Vichy

Mais quant à la stabilité des structures politiques, Vichy fut pire que l’« ancien régime ». Attendant la paix, obligé d’improviser, se fondant sur des calculs géopolitiques totalement faux, Vichy fut un véritable panier de crabes.

Le retour à la terre

Labrutissement de la vie des champs...

Karl Marx 135 .

Il prend une poignée de cette terre grasse, pleine d'air et qui porte la graine. C'est une terre de beaucoup de bonne volonté.

Jean Giono 136 .

Les ruraux, parce qu’ils vivent en autarcie, sont la force du pays et les citadins sa faiblesse ; pour les réactionnaires français, c’est là un article de foi. La famille paysanne, féconde, terre à terre, solidement insérée dans la hiérarchie sociale traditionnelle, est l’antidote des masses urbaines décadentes, utopiques, déracinées. La campagne a émoussé toutes les révolutions depuis juin 1848. C’est la ténacité des paysans, dit-on, qui a gagné Verdun. Au début des années 30, la dépression semblant moins affecter la France que l’Allemagne, l’Angleterre et les États-Unis, un conservateur comme Lucien Romier glorifiait l’autarcie des agrariens qui épargnait au pays les fluctuations fantastiques des économies reposant sur le crédit à la consommation 137. L’agriculture familiale, écrivait Romier à peu près à la même époque, « assure mieux que rien d’autre la durée des nations et des sociétés 138 ».

L’exode rural était un sujet d’inquiétude depuis que le recensement de 1891 avait révélé le fléchissement régulier de la population des campagnes. Il devint alarmant quand la tension franco-allemande fit apparaître l’infériorité relative de la France et quand la guerre 14-18 eut fauché l’élite de toute une génération. Maurice

135. Manifeste du parti communiste, 1848.

136. Giono, Regain (Paris, 1930), 185.

137. Lucien Romier, Problèmes économiques de Vheure présente (Montréal, 1933), 135, 170.

138. Lucien Romier, Plaisir de France (Paris, 1932), 84, cité par Pierre Barrai dans les Agrariens français de Méline à Pisani (Paris, 1968), 201.

La révolution nationale

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Barrés avait déjà dit, à la fin du XIX e siècle, que la ville déracine la jeunesse, alors que « la terre et les morts » lui trempent le caractère. Dans les romans et les poésies qu’il publia après la Première Guerre mondiale, Giono chantait la vie simple qui, loin de les rendre ridicules, ennoblissait les paysans. Cette existence que Karl Marx, Honoré de Balzac et Émile Zola s’accordaient à trouver « abrutissante », semblait être devenue la source fragile et précieuse d’une énergie nationale en déclin 139.

La renaissance du folklore entre les deux guerres canalisa en partie cette nostalgie de la vie champêtre. Joseph de Pesquidoux, par exemple, remit en honneur les chants et les danses du terroir, comme Cecil Sharp l’avait fait peu avant en Angleterre. Les auberges de jeunesse se multiplièrent à partir de 1929, de même que diverses variantes du scoutisme. En somme, par réaction affective, on opposait des symboles à une III e République trop urbanisée. « Avec lui [Doriot], écrivait Drieu la Rochelle, la France du camping vaincra la France de l’apéro et des congrès I 40 . »

Le folklore était une manifestation sentimentale, mais le mouvement paysan fut une force politique. Pour autant qu’il existât des organisations d’agriculteurs avant la guerre de 14, c’était un « syndicalisme des ducs 141 », réunissant les gros propriétaires terriens : à savoir l’aristocratique Société des agriculteurs de France (SAF) que deux marquis de Vogue avaient successivement dirigée, et l’Union centrale des syndicats des agriculteurs de France, plus proche du ministère de l’Agriculture. Après la guerre, les exploitants agricoles se groupèrent et, pour la première fois, eurent voix au chapitre politique. L’Union nationale des syndicats agricoles (UNSA), en particulier, fut prise en main en 1934 par Jacques Le Roy Ladurie, fils d’un officier de cavalerie qui avait démissionné lors des inventaires, après la séparation des Églises et de l’État en 1905, et qui s’était ensuite consacré à la mise en valeur du domaine familial en Normandie. L’UNSA devint alors le groupement le plus actif. Ses adhérents étaient de gros propriétaires, tout comme ceux de la SAF, mais ils avaient une mentalité différente. Ayant bien

139. Pierre Barrai, op. cit., 201-202, 260-263, donne une bonne bibliographie de la littérature ruraliste.

140. Drieu la Rochelle dans l'Émancipation nationale, 20 août 1937, cité par Raoul Girardet dans « Notes sur l’esprit d’un fascisme français, 1934-39 », Revue française de Science politique V (1955), 533. Girardet donne beaucoup d’autres exemples de cette nostalgie de la vie à la campagne. Voir aussi Robert Soucy, « The Nature of Fascism in France », Journal of Contemporary History (1966).

141. L’expression est de Pierre Barrai.

La France de Vichy

souvent de solides connaissances d’agronomie, ils exploitaient eux-mêmes leurs terres et, tout propriétaires qu’ils fussent, s’enorgueillissaient d’être des « paysans 142 ».

Le mouvement paysan passa bientôt des pressions traditionnelles à l’action politique directe. Le parti agraire et paysan français, fondé en 1928, organisa quelques grandes manifestations en 1929 et 1933 ; il eut un député (dans les Vosges) en 1932 et huit (dans le Massif central surtout) en 1936. La Défense paysanne d’Henri Dorgères mobilisa de nombreux agriculteurs mécontents qui adoptèrent un style d’action nettement inspiré du fascisme : militants en chemise verte, slogans — « croire, obéir, servir » — manifestations où l’on se promettait de « nettoyer » les bureaucrates de Paris. Dorgères revendiquait 400 000 adhérents en 1939 143 .

Ce fut bien entendu la dépression qui donna son élan à l’activisme des années 30. Les agriculteurs furent autant touchés en France qu’ailleurs par la baisse des cours mondiaux amorcée dans les années 20, qui annonçait l’effondrement à venir. Mais comme ils avaient prospéré et purgé leurs hypothèques avant et pendant la guerre de 14, ils avaient l’aigre rancœur de ceux qui ont connu des jours meilleurs. Leur activisme, et son expression verbale (ils ont maintes fois demandé par exemple que de vrais cultivateurs remplacent les politicards au ministère) traduisait simplement la crise agricole mondiale en termes politiques fortement assaisonnés d’un antiparlementarisme typique de l’époque.

Les remèdes précis qu’ont proposés les représentants des paysans après 1930 les relient au protectionnisme et à la cartellisation devenue de tradition depuis les premières grandes crises agricoles de la période 1870-1900. Tout comme les industriels, les magnats de l’agriculture spécialisés dans les produits les plus commercialisés s’arrangèrent pour amoindrir la concurrence. Les « betteraviers » en sont l’exemple le plus frappant. La betterave à sucre fut découverte par des chimistes sous Napoléon I er , lorsqu’il fallut, en raison du blocus, trouver un produit remplaçant la canne ; elle continua

142. Barrai, op. cit., 232, 241, montre comment le terme « paysan » a évolué ; plutôt péjoratif au XIXe siècle, il est communément accepté, dans un sens laudatif même, au XXe. Les organes de pFopagande de Vichy se plaisent à glorifier les grands paysans, de Jeanne d’Arc au maréchal Pétain.

143. Les deux ouvrages indispensables sur la politique agricole française des années 30 sont ceux de Pierre Barrai (les Agrariens français...) et de Gordon Wright (Rural Révolution in France).

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à être cultivée, même après que le commerce avec les Caraïbes eut repris en 1815. Pendant la dépression cependant, elle dut être subventionnée (1884) et comme la production fut multipliée par vingt entre 1840 et 1900, le gouvernement accepta d’acheter les excédents pour en faire de l’alcool. Un lobby fondé juste après la Première Guerre mondiale, la Confédération générale des planteurs de betterave, fermement dirigée par un professionnel de l’intrigue en coulisse, Jean Achard 144 , veille sur cette prospérité artificielle, aussi fragile qu’un château de cartes. Quand on traverse en voiture les plaines monotones du Nord, on voit aussi loin que l’œil peut porter que ses efforts ont été couronnés de succès. La betterave n’est qu’un exemple spectaculaire parmi d’autres. Les vignerons, ayant appris à s’organiser pour lutter contre le phylloxéra américain dans les années 80, s’unissent pour contrôler le marché quand les vins d’Algérie font baisser les cours après 1906 14 ».

Certains produits se prêtent particulièrement bien à une organisation du marché ; ils sont aussi plus vulnérables aux fluctuations de prix. On pense immédiatement à des produits de monoculture où sont engagés d’énormes capitaux, telles la vigne et la betterave à sucre. D’autres, comme le lait, la viande et les céréales, exigent qu’un très grand nombre d’unités de production diverses se groupent pour tenir le marché. A l’autre extrémité, des petits exploitants cultivant des fruits et des légumes ne peuvent évidemment pas se constituer en cartels ni infléchir par conséquent la loi de l’offre et de la demande.

C’est pourquoi les mouvements paysans de l’entre-deux-guerres eurent des objectifs différents. La vieille génération essaya, avec l’appui enthousiaste des socialistes traditionnels, de consolider l’exploitation familiale qui était sur son déclin. Pierre Caziot, par exemple, un agro-économiste ayant fait une longue carrière au Crédit foncier et au ministère de l’Agriculture, et qui avait dans le Berri une ferme de 30 hectares dont sa famille était propriétaire depuis cinq ou six cents ans, préconisa en 1920 un programme gouvernemental de « réinstallation » qui freinerait l’exode rural en

144. John Clapham, The Economie Development of France and Germany, 4e éd. (Cambridge, 1951), 25-26, 69-70, 181, 194 ; Barrai, op. cit., 222, 230-231. Achard fut secrétaire d’État au Ravitaillement en 1940-41.

145. Charles K. Warner, The Winegrowers of France and the Government since 1875 (New York, 1960). Emmanuel Le Roy Ladurie, dans Histoire du Languedoc (Paris, 1962), expose remarquablement l’affaire en quelques pages.

La France de Vichy

créant de nouvelles exploitations familiales. Dans sa Solution du problème agraire : La terre à la famille paysanne (1919), il cherchait à « reconstituer la population agricole française ». En d’autres termes, son objectif premier n’était ni une augmentation de la productivité, ni l’organisation du marché contre la surproduction, mais le retour à une polyculture demandant beaucoup de main-d’œuvre, et cela pour assurer la stabilité sociale, au prix, quel qu’il fût, de l’efficacité. Son projet de loi se heurta en 1920 à l’inertie plus qu’à l’opposition du Parlement, mais l’idée fit son chemin 146.

De leur côté, les gros propriétaires à l’affût de débouchés se tournèrent vers le corporatisme. Les associations professionnelles disparates du début du XX e siècle — vignerons, planteurs de betterave ou de céréales — devinrent le modèle d’une organisation générale ayant pignon sur rue, dans laquelle les producteurs eux-mêmes feraient la loi et mettraient le holà à la libre concurrence sur un marché mondial saturé. C’était l’optique de l’UNSA de Le Roy Ladurie. Celui-ci demandait dès 1933, dans le Flambeau du colonel de La Rocque, que l’agriculture française fût protégée contre l’étranger, à l’intérieur et à l’extérieur 147.

A la veille de la guerre, cependant, le protectionnisme — droits de douane ou contingentement de l’immigration et des importations — n’était plus qu’un remède de bonne femme. Au Congrès syndical paysan de 1937, Le Roy Ladurie proposa un système totalement corporatiste où les organisations existantes (telles l’UNSA) dirigeraient l’agriculture en toute autonomie, « avec l’arbitrage de l’État », et seraient directement représentées au « Conseil national corporatif », l’organe législatif. La paysannerie serait alors « le premier ordre de la nation ». Louis Salleron, théoricien du corporatisme agrarien, souligne les incidences politiques de ce programme : les organisations agricoles pourraient s’insérer telles quelles dans la nouvelle structure : c’est l’État qui devait changer 148 .

Ce plan offrait deux grands avantages. D’une part, les corporations s’administrant elles-mêmes sous la direction des grands producteurs, pourraient contrôler le marché, limiter la production et éviter un nouvel effondrement des cours mondiaux. D’autre part, elles aideraient à maintenir l’ordre social. L’« unité paysanne », artifice

146. Ministère public d Caziot ; Barrai, op. cit., 199.

147. Jacques Le Roy Ladurie, «La terre et ses défenseurs», Le Flambeau, 1er septembre 1933. Cette référence m’a été signalée par Mrs. Judith Wishnia.

148. Barrai, op. cit., 235-236.

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permettant de résoudre les conflits entre propriétaires et travailleurs agricoles, en refusant la notion de classe, répondait à l’optique des industriels affirmant que dans une même branche, ouvriers et dirigeants avaient des intérêts communs beaucoup plus que contradictoires 149 .

Le Front populaire fit une tentative d’organisation en créant l’Office national du blé qui devait, par un système de conseils, arriver à un prix négocié applicable sur un marché intérieur réglementé. Mais ce projet était trop favorable aux consommateurs et trop étatiste pour les producteurs et leurs organisations professionnelles. Les hommes des lobbies, Pierre Hallé pour l’Association des producteurs de blé et Jean Achard pour la Confédération des planteurs de betterave, restèrent plus proches que jamais de Le Roy Ladurie et de son UNSA. La défaite et l’occupation inversèrent les données du problème : on passa de la surproduction à la pénurie 15 °. En même temps, le discrédit jeté sur la III e République donna aux dirigeants de la paysannerie la possibilité d’arriver au pouvoir. Les ministres politiciens, comme l’éternel Henri Queuille, furent remplacés par des « spécialistes » qui avaient peu de foin dans leurs sabots, mais de solides doctrines en tête. Il est typique de Vichy que l’étincelant Dorgères en chemise verte, le plus fascisant des agrariens de l’entre-deux-guerres, n’ait eu droit qu’à un strapontin dans la corporation paysanne, alors que les dirigeants des cartels de producteurs s’installèrent aux premières loges.

En agriculture, comme dans tout autre secteur, ce sont les traditionalistes qui dominent aux premiers jours de Vichy. Dans son discours du 12 octobre, Pétain déclare que « l’agriculture familiale constitue la principale base économique et sociale de la France ». Pierre Caziot, qui n’a pas réussi vingt ans plus tôt à convaincre la Chambre de faire revivre l’exploitation familiale et qui tient l’anarchie parlementaire et « l’automatisme antipaysan des citadins » pour responsables du long déclin des populations rurales, est ministre de l’Agriculture jusqu’en avril 1942. Avec sa moustache à la Vercingétorix et ses litanies champêtres, il personnifie la victoire des propriétaires terriens sur les bureaucrates (bien qu’il ait toujours été fonctionnaire et exploitant agricole tout à la fois).

149. Voir par exemple Barrai, op. cit., 141.

150. Agriculture et Alimentation en France pendant la Deuxième Guerre mondiale (Paris, 1961), de Michel Cépède, est l’ouvrage le plus complet.

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Il est enchanté de la disparition du Parlement. Le « retour à la terre » est officiellement encouragé par des subventions aux familles qui reprendront des fermes abandonnées. Les Chantiers de jeunesse vont dans le même sens, qui mettent pendant neuf mois tous les jeunes Français de 20 ans dans un camp, loin de l’influence nocive de la ville 151 .

Des raisons pratiques, tout autant que la stabilité sociale, commandent certes de constituer une main-d’œuvre abondante, quand des millions de paysans sont prisonniers en Allemagne et qu’il n’y a pas de carburant pour les machines agricoles, peu nombreuses il est vrai. Caziot ne peut donc pas totalement négliger la productivité. L’exploitation familiale est sauvée, mais elle doit améliorer son rendement. La loi du 9 mars 1941 est particulièrement importante : elle facilite le remembrement (regroupement de petites parcelles en une exploitation unique), dont on avait déjà compris l’intérêt pendant la Première Guerre mondiale. La loi du 27 novembre 1918 exigeait cependant que deux tiers au moins des paysans y consentent 152 . Le texte de Caziot prévoit simplement un vote majoritaire et donne à l’État le droit de proposer des remembrements. Cette loi sera maintenue, avec de légères modifications, après la Libération, et le commissariat au Plan s’en prévaudra pour faire regrouper 500 000 hectares au cours de la seule année 1947 153.

La loi Caziot accorde en outre des facilités de crédit pour la réfection des bâtiments et modifie les textes sur l’héritage, afin que tout le domaine soit laissé au fils qui veut le cultiver ; de plus, elle favorise les études d’agronomie et encourage le fermier à améliorer l’habitat en obligeant le propriétaire à lui rembourser la valeur ajoutée, à l’expiration du bail (ce qui met fin à soixante années de controverses) 1 54 .

En fin de compte pourtant, Caziot, malgré le remembrement, l’instruction des paysans, l’amélioration des conditions de vie, n’atteint pas son objectif essentiel : maintenir le Français à la ferme. Seules 1 561 familles demandent des subventions « pour le retour à la terre » et 409 n’en tirent rien de bon. En regardant les statistiques, on constate que la tendance séculaire à quitter la campagne,

151. Voir Barrai, op. cit., 258, et, de Caziot lui-même, Au service de la paysannerie (Clermont-Ferrand, 1941).

152. J.-M. Jeanneney et M. Perrot, op. cit., 219-221, 233-234.

153. Commissariat au Plan, Rapport 1946, 121, 144.

154. Barrai, op. cit. 258 ; Wright, op. cit., 90-92.

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après un palier pendant les années de guerre, va s’accentuer plus rapidement que jamais après la Libération. La propagande débridée en faveur de la vie des champs « suscite plus de railleries qu’elle ne donne de résultats 155 », comme le dit Gordon Wright.

Dans l’agriculture comme dans l’industrie, Vichy sacrifie ses rêves nostalgiques à la modernisation et à la puissance de ceux qui ont le sens de l’organisation et de l’efficacité. Il n’est pas étonnant que les dirigeants des cartels qui tenaient les secteurs agricoles à très forte concentration, tels Achard et Hallé, passent au premier plan. La réglementation du marché par les producteurs eux-mêmes est le fin mot du corporatisme dans tous les domaines.

Bien qu’il ne voie pas d’un bon œil les chefs de file comme Le Roy Ladurie et Salleron, Pierre Caziot accepte la charte paysanne qu’ils présentent sans délai et que le gouvernement entérine par la loi du 2 décembre 1940. Elle crée ce qu’on attendait depuis un demi-siècle dans le grand capital agrarien, un mécanisme officiel permettant aux producteurs de faire la loi sur un marché organisé. La corporation paysanne ne voit le jour que lentement. Caziot se prend de querelle en septembre 1941 avec Louis Salleron, l’un des délégués généraux, à propos d’un point essentiel : droit de regard de l’administration ou corporations autonomes. Salleron perd son poste, mais Caziot n’est plus en odeur de sainteté auprès des autorités allemandes qui le trouvent « vieux jeu », « réactionnaire » et « attentiste » (elles le croient proche de Weygand dont elles ont obtenu le départ en novembre 1941) 156 . Quand Laval forme son deuxième gouvernement en avril 1942, c’est Le Roy Ladurie qui prend le double portefeuille de l’Agriculture et du Ravitaillement, à la satisfaction de l’occupant 157 .

Le nouveau ministre a certes milité pour le corporatisme avant la guerre, mais la pénurie de denrées alimentaires et le rationnement exigent une intervention directe de l’État. Les corporations deviennent, en fait, un organe de contrôle administratif. On passe du « mouvement paysan » à l’étatisme agricole et l’on encourage la

155. Barrai, op. cit., 258. Pour les statistiques agricoles, voir chap. V. Wright, op. cit., 227.

156. T-120/405/213883-85, 214039 ; T-120/5586H/E401104, CDJC-79. Militârbe-fehlshaber in Frankreich, « Politische Lage in Frankreich », 4700 g, 25 sept. 1941 (CDJC LXXV-98 sq.).

157. Notons que Le Roy Ladurie a démissionné en septembre 1942 parce qu’il s’opposait au travail obligatoire et qu’il se battit plus tard dans le maquis. Il fut acquitté en 1945 par la Haute Cour.

La France de Vichy

productivité plutôt que l’exploitation familiale. Si Caziot représente le traditionalisme des premiers jours, le « betteravier » Achard incarne la nouvelle ligne de Vichy. L’agriculture française laisse déjà entrevoir son visage d’après-guerre.

Les cultivateurs connaissent de grandes difficultés pendant l’occupation. Ils représentent 36 % des prisonniers ; le prix des engrais augmente ; il n’y a pas de carburant pour les machines peu nombreuses au demeurant 158 . En revanche, les paysans ont sous la main ce qui est le plus précieux à l’époque : de quoi manger. Ils sont sans aucun doute plus riches qu’ils ne l’ont jamais été ; mais comment dépenser son argent quand il n’y a rien à acheter ? Ces profits que réalisent les « culs-terreux » leur valent l’hostilité des citadins, mais ne suffisent pas pour améliorer définitivement leur condition. L’avenir appartient de toute évidence à la grande exploitation moderne et non pas à la polyculture vieillotte, comme le donne à penser l’évolution politique de Vichy. Le petit paysan va perdre pied avec les traditionalistes qui le soutiennent. Après la guerre, ceux qui veulent sacrifier la productivité à la paix sociale ne sont plus qu’une poignée 159 .

Comment échapper à la lutte des classes et à la concurrence :

Le corporatisme au pouvoir

Avant la guerre, l’industriel français se croyait menacé sur deux fronts : l’ouvrier et la concurrence. Les travailleurs avaient compensé par la conscience de classe la force numérique et l’organisation qui leur faisaient défaut ; les patrons, toujours prêts à redouter le pire, avaient cru voir la révolution de leurs cauchemars dans la vague de grèves géante, spontanée et les occupations d’usines bon enfant de mai-juin 1936. Plongés jusqu’au cou dans la crise, les hommes d’affaires et les économistes ont cru dur comme fer à la « surproduction » : l’industrie moderne avait dépassé la capacité mondiale d’achat 16 °. Ils s’enthousiasmèrent pour le corporatisme, parce qu’il permettait de faire d’une pierre deux coups : retranchés

158. INSEE, Le Mouvement économique de la France de 1938 à 1948 (Paris, 1950), 65, 67.

159. Voir Roland Maspiétol, L'Ordre éternel des champs (Paris, 1946).

160. Gaëtan Pirou, Néo-libéralisme, néo-corporatisme, néo-socialisme (Paris, 1939), 23 ; voir aussi les travaux de Lucien Romier qui sont indiqués dans les notes 137 et 138.

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derrière ce parapet, les industriels pourraient échapper à la fois à la lutte des classes et à la concurrence impitoyable 161 .

Le corporatisme se proposait d’organiser toute la population active — patrons, techniciens, ouvriers — en groupes économiques (par branche d’industrie ou par profession) qui se régiraient eux-mêmes et dirigeraient la société. L’État autoritaire et le marché libéral chaotique feraient donc place à des groupements « naturels » autonomes. Les associations reposant sur la notion artificielle de classe et soulignant les conflits d’intérêts, tels les syndicats, disparaîtraient au profit d’unités économiques « naturelles » dont les membres auraient tous avantage à écouler leurs produits. Chaque unité déterminerait sa capacité de production en fonction des besoins du consommateur et le marché libéral anarchique ferait place à un échange rationnel de marchandises. Le libéralisme était mort, mais une « troisième voie » était possible entre deux étatismes rivaux : le fascisme et le socialisme.

Échapper à la lutte des classes était l’un des objectifs des corporatistes. Refusant de voir qu’il y a une opposition inéluctable entre ceux qui possèdent les moyens de production et ceux qui n’ont que leurs bras, iis insistaient sur la communauté d’intérêts à l’intérieur de chaque profession et de chaque secteur d’activité, industriel ou commercial. La lutte des classes était à leurs yeux une création artificielle. Si salariés et employeurs étaient organisés selon de sains principes et si l’on empêchait les agitateurs de manœuvrer les travailleurs, la lutte des classes disparaîtrait. Il faut noter que ceux qui croyaient à l’harmonie naturelle ne s’inspiraient pas des défenseurs de l’inégalité sociale et de la hiérarchie qu’étaient au XIX e siècle Maistre et Bonald, mais des doctrinaires de l’égalité — héritiers des « philosophes éclairés » — tels Adam Smith et J.-B. Say, et même du radical Léon Bourgeois et de sa « solidarité ». Ils pouvaient donc faire passer une législation rétrograde, supprimant les syndicats par exemple, en se réclamant des libéraux du XIX e siècle.

Échapper à la concurrence était le deuxième volet du corpora-

161. La littérature sur le corporatisme abonde. La plupart des spécialistes étaient des professeurs d’Économie politique. Les ouvrages les plus circonstanciés sont dus à François Perroux, Capitalisme et Communauté de travail (Paris, 1938), Gaëtan Pirou, Essais sur le corporatisme (Paris, 1938), Louis Baudin, Maurice Bouvier-Ajam, François Olivier-Martin. Parmi les hommes d’affaires, citons Auguste Detœuf, Passé, Présent et Avenir de l'organisation professionnelle en France (Paris, 1946). Voir aussi Matthew H. Elbow, French Corporatist Theory, 1789-1948 (New York, 1953).

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tisme. En un sens, l’économie française n’avait jamais suivi les règles du libéralisme classique. En existe-t-il d’ailleurs ? Les commerces d’État (verre, tapisserie des Gobelins, armement) n’avaient pas disparu au moment de la révolution industrielle ; les secteurs recevant l’aide du gouvernement (matériel ferroviaire, sucre de betterave) vinrent s’y ajouter pour former un bloc imposant d’entreprises subventionnées. En outre, la protection douanière était la règle plus que l’exception au XIX e siècle (le libre-échange n’a pas survécu vingt ans aux traités de 1860). C’est aux rapports employeurs-travailleurs que le laissez-faire a le plus souvent présidé en France.

Les subventions et le protectionnisme ne suffirent plus cependant pour mettre l’oligarchie industrielle et agricole à l’abri de la concurrence, surtout après les accords de 1860 et la crise des années 80. Les industries déjà très concentrées (en général dans les secteurs de pointe exigeant d’énormes capitaux) s’organisèrent après 1870 en ententes et en cartels, pour devenir compétitives. Toutes les entreprises auraient préféré du reste pouvoir échapper à la concurrence, mais seules les plus fortement concentrées étaient en mesure de le faire. Le comité des Forges (1864) fut le précurseur du mécanisme qui allait devenir normal en Europe l 62 .

Avec les difficultés financières et économiques que connut l’Europe au sortir de la Première Guerre mondiale, les ententes industrielles se multiplièrent jusqu’à devenir presque la règle après 1930. Le gouvernement français laissait, en pratique, les mains libres à l’entreprise privée et, par consentement tacite, toutes les industries qui étaient à même de le faire s’organisèrent. En 1939, il y avait probablement plus de 2 000 ententes ou accords permettant aux producteurs de fixer les prix et les conditions de vente, et environ 60 cartels internationaux dont faisait partie l’industrie française. L’économie restait « libérale » (entendez par là que les entreprises ou groupes d’entreprises ne contrôlaient pas le jeu de l’offre et de la demande) uniquement dans les secteurs morcelés, primitifs où les producteurs et distributeurs étaient trop nombreux pour être organisés 163 .

Les corporatistes proposaient tout bonnement d’officialiser ces

162. Faute de mieux pour le comité des Forges, voir Roger Priouret, Origines du patronat français (Paris, 1963), et André François-Poncet, la Vie et l’Œuvre de Robert Pinot (Paris, 1927).

163. Pour l’insertion des entreprises françaises dans les cartels, se reporter à Frank A. Haight, A History of French Commercial Policies (New York, 1941), 198-203 ; Ervin Hexner, International Cartels (Chapel Hill, N.C., 1945), 136, 138.

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cartels, organisations, ententes. L’utilité du Parlement dans les questions économiques étant partout mise en doute, ils croyaient que ces groupes « naturels » se constitueraient en un organe législatif, le Conseil national corporatif. Sous la III e République, le projet de loi Marchandeau prévoyait déjà, en 1935, que toutes les entreprises industrielles et commerciales s’organiseraient pour éviter la surproduction et la chute des prix.

Après la défaite, les corporatistes ont le champ libre. Mais il y a trois orientations possibles. On pouvait songer à des conseils mixtes salariés-employeurs à chaque niveau, les travailleurs participant réellement à la gestion de chacune des branches d’activité. Ou bien, le corporatisme servirait simplement d’alibi aux industriels les plus puissants qui pourraient faire la loi sur le marché dans leur seul intérêt. Enfin, il pouvait être subordonné à une planification éta-tiste : l’administration fixerait les objectifs de production, répartirait les ressources et réglerait à l’amiable les conflits d’intérêts.

Au début, il paraît vraiment possible d’engager le corporatisme dans la première de ces voies. Le ministre de la Production industrielle est alors René Belin, qui avait été l’un des dirigeants du Syndicat des employés du téléphone avant de devenir, en 1935, secrétaire général adjoint de la CGT. Il est en même temps ministre du Travail. Par horreur de la guerre, Belin accepte l’armistice et, en vieux syndicaliste qui se méfie des partis et cherche à construire une société nouvelle plus sur des associations de travailleurs que sur une politique électorale, il croit que le syndicalisme peut progresser à l’intérieur des corporations. Certes, la CGT deviendra par la suite une force de la Résistance ; mais pendant un certain temps, la plupart des syndiqués semblent décidés à rester sur la position de repli qu’ils ont adoptée pendant la guerre et à souscrire au programme de « syndicats libres dans une profession organisée » à l’intérieur du nouveau régime 164 .

C’est le moment, il ne faut pas l’oublier, où le régime de Vichy semble le plus hostile au capitalisme libéral débridé. Dans son grand discours du 12 octobre 1940 sur la politique sociale, le maréchal Pétain dénonce le capitalisme, importé de l’étranger, qui

164. Georges Lefranc, dans les Expériences syndicales en France de 1939 à 1950 (Paris, 1950), 37-40, souligne que les dirigeants de la CGT ont offert leur coopération pendant l’été et l’automne 1940. Lefranc affirme que le groupe Jouhaux a proposé une « communauté française du travail », des conseils mixtes travailleurs-employeurs et a suggéré, au cours d’une réunion tenue à Toulouse le 20 juillet 1940, de remplacer la grève par l’arbitrage et de supprimer la « lutte de classe » des statuts de la CGT.

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s’est « dégradé » pour devenir un « asservissement aux puissances d’argent », et il promet un « régime social hiérarchisé » qui « garantira la dignité du travailleur en améliorant ses conditions de vie jusque dans sa vieillesse ». Ce discours a été écrit par Gaston Bergery dont le « frontisme » était, juste avant la guerre, un curieux mélange d’antiparlementarisme et d’anticapitalisme, appelant le pays à s’unir « contre le communisme et contre les trusts * 6 5 ». Bergery, comme les traditionalistes catholiques, demandait depuis longtemps une révision de la loi de 1867 créant les sociétés anonymes. Jean Le Cour Grandmaison, Xavier Vallat et d’autres dirigeants de la Fédération nationale catholique ont proposé, dans un projet de loi de mars 1938, de supprimer les sociétés par actions, tandis que Bergery préférait que le président fût responsable dans la totalité de ses biens de la solvabilité de la firme. Georges Bonnet était enclin à limiter le nombre des postes de direction qui pouvaient être réunis en une seule main. Ces divers courants aboutissent à la loi du 18 septembre 1940 qui accroît la responsabilité du président d’une société en cas de faillite et interdit de cumuler plus de deux postes de direction. Yves Bouthillier aura beau dire après la Libération que c’était cela ou la nationalisation (que personne n’a jamais envisagée à Vichy), il s’agissait bel et bien d’une attaque menée au nom de la morale traditionnelle contre l’irresponsabilité et la corruption que dissimulaient, paraît-il, les sociétés anonymes 166 .

D’autres traditionalistes espèrent même pouvoir démanteler le monde moderne citadin et industriel. On a vu que Pétain ne craint pas de dire le 12 octobre 1940 que l’exploitation familiale est « la principale base économique et sociale de la France ». Les doctrinaires qui le touchent de près, comme Gustave Thibon et René Gillouin (sur qui nous reviendrons au chapitre III), prétendent que la France a été punie en 1940 de s’être éloignée des petits artisans et cultivateurs qui, en lui donnant son équilibre, avaient fait son

165. Dans son journal la Flèche, Bergery appelle « à l’union de tous ceux qui veulent libérer la France de la tyrannie de l’argent et de l’ingérence des gouvernements étrangers ». Je n’ai pas pu consulter le mémoire sur Bergery de Michèle Cotta à l’Institut d’Études politiques de Paris. Bergery paraît objectivement fasciste, bien qu’il accuse le fascisme de chercher « des boucs émissaires dans le bellicisme et le racisme ». La Flèche, no 133, 26.8.1938. Il fut ambassadeur de Vichy en URSS.

166. Pour l’historique, voir Gaston Bergery, « Vers une réforme des sociétés », la Flèche, no 112, 1er avril 1938, 5 ; on peut comparer l’exposé des motifs de la loi indiqué par Yves Bouthillier dans France nouvelle : Actes et paroles du maréchal Pétain, 90-91, aux explications qu’il en donne dans le Drame de Vichy II, 299-301. Consulter aussi Georges Ripert, « Une nouvelle réforme des sociétés par actions », Revue générale de Droit commercial, 5 e année (1943), 89-108. Cette loi a été très assouplie le 16 novembre 1940.

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bonheur et sa force. Sur cette lancée, Vichy s’efforce de faire revivre l’artisanat. Le chômage fournit la justification pratique, mais le traditionalisme social pèse aussi dans la balance. René Gillouin, qui croit qu’un artisanat puissant apporte l’équilibre et l’ordre social dans un pays, semble avoir oublié que les fiers compagnons luttant contre la concurrence de la machine avaient été les troupes de choc de la révolution du XIX e siècle. Le régime préfère penser que « les artisans représentent l’ancienne France, cette France qui avait le goût du travail, le sens de l’épargne et le sentiment de la famille ». A la fin de 1942, le gouvernement a établi environ deux cents nouveaux artisans dans les campagnes. Les programmes scolaires insistent sur la valeur du travail manuel. Enfin, d’innombrables initiatives individuelles s’épanouissent dans ce climat. Daniel Halévy aide à rétablir les anciens Compagnonnages de France, dont on peut encore voir la maison dans l’une des rues étroites qui longent l’Hôtel de Ville à Paris. Le général Jean de Lattre de Tassigny fait reconstruire par ses soldats et par quelques étudiants de l’université de Strasbourg, Opmé, un village abandonné, aux environs de Clermont-Ferrand 167 .

On pourrait penser que dans cette atmosphère d’hostilité verbale au grand capital, on assurerait la participation des travailleurs à l’économie nouvelle. En fait, quand sont créées les corporations, toute décision importante est prise en faveur des patrons. Pétain s’est engagé le 12 octobre à interdire les grèves et les lock-out ; toutes les associations de travailleurs et d’employeurs sont dissoutes le 9 novembre. Des syndicats locaux restent autorisés (sauf pour les fonctionnaires), mais les centrales nationales, CGT et CFTC, sont supprimées. On en est revenu en somme avant la loi de 1884 reconnaissant le droit d’association.

Puisqu’on se pique d’égalitarisme, la Confédération générale du patronat français (CGPF) est évidemment dissoute elle aussi, mais en apparence seulement. En effet, le 16 août, chaque branche de l’industrie et du commerce a été autorisée à créer un comité d’organisation, pierre de l’édifice de l’économie « coordonnée » nouvelle. Le comité est habilité à évaluer la capacité de production de toutes les entreprises de son secteur et à en fermer certaines, à recenser les stocks, à répartir les ressources limitées, à fixer les conditions de fonctionnement et la qualité des produits et à proposer des barèmes de prix au gouvernement. Il est financé par une

167. René Gillouin, J'étais l'ami du maréchal Pétain (Paris, 1968), 220-2 ; Ma-rius Coulon, L’Artisan devant l'impôt (Lille, 1943), 105 ; Jacques Desmarets, op. cit., 142 ; Alain Silvera, op. cit., 201 ; Paxton, op. cit., 194.

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taxe imposée à chacune des sociétés qui en font partie. Ses membres sont nommés par le ministre de la Production industrielle. Tant que c’est René Belin, ils sont choisis avec un certain soin par ce vieux syndicaliste. Mais après février 1941, ce sont les représentants de l’industrie lourde (Pucheu, Lehideux) qui tiennent les commandes, et le personnel des associations professionnelles d’avant-guerre revient à la surface. Le gouvernement exerce une influence majeure par l’entremise du délégué général, et du fait que les Offices de répartition des matières premières ont le dernier mot. Néanmoins, dans la mesure où les comités d’organisation finissent par couvrir 321 branches d’activité, le corporatisme signifie que toute l’économie de guerre est entre les mains du patronat 168 .

Il n’y a pas de syndicats pour faire contrepoids aux comités. Les travailleurs devaient théoriquement être représentés dans les corporations et participer aux diverses commissions. La charte du Travail promise par Pétain le 1 er mars 1941 à Saint-Étienne, dans le seul message qu’il adressera jamais aux ouvriers, ne voit le jour que le 4 octobre, c’est-à-dire quatorze mois après la création des comités d’organisation. Pendant un an, en effet, les partisans du syndicalisme comme René Belin et ses adversaires déclarés au sein du cabinet ont tiré à hue et à dia. Nous ne savons rien, sinon ce qu’en ont dit Lefranc et Belin, des organisations parallèles de travailleurs, de l’unique syndicat officiel, non obligatoire d’ailleurs, ni de la participation ouvrière aux unités de production qu’ils envisageaient. Le document final, qui ne porte pas la signature de Belin (il n’a plus que le portefeuille du Travail depuis février 1941), interdit la grève, reconnaît le droit d’association au seul niveau régional et prévoit la participation des travailleurs à l’échelon local uniquement, par le truchement de vagues comités sociaux. Ces comités ont pour mission de « discipliner » leurs adhérents et de les représenter pour des questions purement professionnelles. Ils n’ont aucune fonction « politique » (mot immonde pour les corporatistes) 169 . Bien qu’elle se préoccupe, paraît-il, du bien-être de la population laborieuse (elle enjoint aux patrons de se montrer charitables), la charte du Travail

168. H.W. Ehrmann, La Politique du patronat français (Paris, 1959), montre bien que le personnel est le même dans les associations professionnelles d’avant-guerre et dans les comités d’organisation. Du point de vue juridique, le meilleur ouvrage est dû à J.-G. Mérigot, Essai sur les comités d’organisation (Paris, 1943). Voir aussi Robert Catherine, op. cit. Léon Liebmann arrive à la même conclusion dans « Entre le mythe et la légende : ‘ L’anticapitalisme ’ de Vichy », Revue de l’Institut de Sociologie (institut Solvay), 1964, 110-148.

169. Georges Lefranc, op. cit., chap. IV. Ministère public d Belin. L’auteur a pu s’entretenir de ces questions avec M. Belin en mars 1970.

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est manifestement destinée à casser les reins du syndicalisme.

Vichy met effectivement sur pied des comités locaux, mais pour être sûr que les travailleurs y seront toujours en minorité, il a soin de prévoir non pas deux catégories de participants, mais trois, en y faisant entrer le3 syndicats de cadres (ingénieurs et personnel d’administration) nés pendant la dépression. Encore qu’ils se soient violemment opposés à la direction avant la guerre, ces cadres syndiqués sont beaucoup plus loin encore des ouvriers 17 °.

On ne saurait donc s’étonner que la plupart des travailleurs, les syndiqués surtout, passent rapidement de l’autre côté de la barricade. Christian Pineau (CGT) fait distribuer clandestinement en zone nord, dès novembre 1940, un libelle ronéographié. La tendance Jouhaux de la CGT est de toute évidence dans l’opposition au début de 1941. Même les observateurs bien disposés à l’origine envers le gouvernement, comme Anatole de Monzie, l’ancien député du Lot, se plaignent de la « féodalité mercantile », et Pétain doit promettre dans son discours du 12 août 1941 de réprimer les abus des comités d’organisation 17 L

Le corporatisme ne signifie pas pour autant que tous les représentants du patronat font ce que bon leur semble. Il y a, en effet, conflit à plusieurs niveaux. D’une part, la petite et la grande entreprise n’ont pas toujours des intérêts identiques, surtout dans une économie de guerre. Traditionnellement, l’accord se fait sur un objectif : se mettre à couvert de la concurrence, et la grande industrie s’aligne bien volontiers sur les entreprises dont les conditions de production sont moins efficaces ; c’est le fameux « malthusianisme » de la productivité dénoncé entre les deux guerres. Mais en période de pénurie, des antagonismes surgissent : qui aura les matières premières, la main-d’œuvre, les contrats avec l’Allemagne, l’électricité ? Quelles usines fermera-t-on au nom de l’efficacité ?

D’autre part, il y a lutte d’influence entre le patronat et l’administration. Les conservateurs voulaient un régime qui fût « autori-

170. Sur les associations professionnelles des cadres à la fin des années 30 et à l’époque des corporations, voir Pierre Almigeon, les Cadres de l’industrie et notamment dans la métallurgie (Paris, 1943), 140 sq. Cette thèse de doctorat, dirigée par Édouard Dolléans, montre le ressentiment que suscitent chez les techniciens et le personnel d’administration le « nivellement » des salaires et le « déclassement » intervenus un peu avant la guerre.

171. A. de Monzie, op. cit., 108. Lehideux, ministre de la Production industrielle, annonce en septembre 1941 que les fonctionnaires des comités d’organisation qui ont agi dans l’intérêt des trusts seront* poursuivis. Ministère de l’Intérieur, Informations générales, no 53 (2 septembre 1941), 625. Cette référence m’a été signalée par le Pr Richard F. Kuisel.

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taire, mais non étatiste 172 », autrement dit une économie dirigée par les hommes d’affaires. Les hauts fonctionnaires préfèrent le contrôle impartial des administrateurs très compétents qu’ils se flattent d’être.

Ces deux conflits interdépendants sont l’un et l’autre réglés en faveur des puissants et de l’État. Les ministres qui se succèdent à la Production industrielle cherchent de plus en plus l’efficacité et le rendement. René Belin (juin 1940-février 1941), qui veut rétablir le plein-emploi, est remplacé par Pierre Pucheu, ancien dirigeant du cartel de l’Acier (février-juin 1941), qui cède lui-même la place à François Lehideux, neveu de Louis Renault ; c’est un mouvement ascendant vers la rationalisation, la concentration, la modernisation. Trois entreprises produisent à elles seules la quasi-totalité des automobiles françaises, alors que les textiles et les cuirs sont entre les mains de milliers de petits industriels plus ou moins efficaces. Étant donné l’orientation du régime et les exigences d’une économie de guerre, c’est le type automobile qui l’emporte sur le textile. François Lehideux désire vraiment rationaliser l’entreprise française désuète et organiser l’industrie européenne pour qu’elle puisse relever ensuite le « défi américain ». Lorsqu’il dirigeait encore le comité d’organisation de l’industrie automobile, il a étudié avec le colonel Thônissen (un des patrons de la voiture allemande) un projet de production franco-germano-italienne qui atteindrait la « taille mondiale ». Délégué à l’équipement national, il a mis au point un plan décennal qui annonce, du moins dans son esprit, le plan Monnet d’investissement dans les unités de production de base. Enfin, ministre de la Production industrielle, il promulgue le 17 décembre 1941 une loi autorisant à fermer les entreprises marginales 173 .

Les étatistes et les défenseurs de la rationalisation ont sans aucun doute tous les atouts en mains. En zone occupée, les Allemands refusent avec plus d’intransigeance encore des matières premières et de l’énergie électrique aux entreprises qui sont inefficaces ou ne fabriquent pas des produits qui leur sont indispensables. En outre, ils ferment des usines afin de libérer de la main-d’œuvre pour le

172. Le Flambeau, 18 juillet 1936.

173. Pour son désir d’organiser l’Europe « en face du bloc américain », voir François Lehideux, « La lutte contre le chômage », École libre des Sciences politiques (Conférences d’information, no 1, 7 février 1941). Les projets étudiés avec le colonel Thônissen figurent dans Ministère public d Lehideux, 16, 31 ; il en est fait mention également dans Auswârtiges Amt, Richtlinien Pol. II, Bundle 5/1 : « Kartel Frankreich, M-Z (T-120/5584H/E401074 sq.). Pour le plan décennal et la loi du 17 décembre 1941, voir, outre le procès, le Temps des 5 et 15 mai 1941, et la communication de Lehideux à la Hoover Institution, France under the German Occupation (Stanford, Calif., 1959), I, 36, 38.

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STO, du moins jusqu’à ce que Albert Speer renverse la vapeur en 1943 et cherche à augmenter la productivité en France. En zone libre, l’empire de l’État sur les Offices de répartition et la loi du 17 décembre 1941 vont dans le même sens. On peut se rendre compte, en lisant le Journal de Pierre Nicolle, défenseur des petites et moyennes entreprises à Vichy, qu’elles désespèrent de plus en plus. Nicolle, d’une façon assez simpliste, attribue ce marasme au triomphe de la « bureaucratie anonyme » et de la « synarchie internationale 174 ». L’occupation entraîne la France dans la voie de la concentration industrielle et de la rationalisation. Après avoir voulu éviter la surproduction avant la guerre, on cherche déjà à augmenter la productivité, ce qui sera l’objectif après la guerre. Le corporatisme tourne à la planification centrale et au dirigisme.

Cette évolution atteint son plein épanouissement en 1943 quand Bichelonne, le ministre de la Production industrielle de Laval, trouve un partenaire idéal dans Albert Speer, le nouvel autocrate de l’économie du Reich. Bichelonne est l’un des rares dirigeants de Vichy à comprendre clairement que la planification n’est pas seulement une nécessité imposée par les circonstances. Il prévoit, en ingénieur et en administrateur qu’il est, une application du dirigisme à l’économie d’après-guerre. Speer, qui ne lui cède en rien pour la jeunesse, le brillant savoir livresque et la naïveté politique, prend en 1943 le contrepied de la ligne de Gœring et de Sauckel : il veut accroître la production en France, à l’abri des bombardements alliés, au lieu d’amener la main-d’œuvre française en Allemagne. Un nouvel instrument permettant de passer l’industrie au peigne fin vient d’être créé. Les grandes entreprises travaillant pour l’Allemagne deviennent des S-Betriebe (usines Speer) et leurs ouvriers ne sont pas soumis au STO. Laval y trouve son compte politiquement et Bichelonne en est satisfait économiquement. L’avenir appartient à ceux qui sont puissants et à l’État 17 5.

174. Pierre Nicolle, Cinquante mois d’armistice, Vichy, 2 juillet 1940 - 26 août 1944, Journal d’un témoin (Paris, 1947), I, 305, 372, 374.

175. Bichelonne expose clairement ses vues sur l’économie d’après-guerre dans sa préface à l’Économie de répartition... de Robert Catherine. Les Allemands sont persuadés qu’il veut une intégration économique franco-allemande (T-120/5584H/ E401074). Pour les accords Speer-Bichelonne de décembre 1943, se reporter à Ministère public d Chasseigne, 114 ; Alan S. Milward, « German Economie Policy towards France, 1942-44 », dans D.C. Watt, Studies in International History (Londres, 1967), qui voit dans Bichelonne et Speer des « esprits frères » ; et les Mémoires de Speer. Il n’y a ni procès, ni mémoires de Bichelonne. C’est le seul ministre technocrate à ne rien renier, même après le départ de Pétain pour l’Allemagne en août 1944 ; il y meurt en décembre.

De la persuasion a la contrainte : l’Êtat policier

Il ne faut pas qu'une révolution se résume dans une promotion sociale de la gendarmerie.

Anatole de Monzie 176 .

Personne n’attendait du régime d’armistice qu’il fût clément. Un certain nombre de libertés civiques avaient déjà été supprimées au début des hostilités. En vertu de l’« état de siège », l’armée était chargée d’assurer l’ordre dans les départements et le système judiciaire était modifié. Le parti communiste, théoriquement l’allié de Hitler depuis le pacte germano-soviétique du 21 août, fut dissous le 26 septembre, ses journaux interdits et ses dirigeants exclus du Parlement 177 . Le ministère de l’Information est créé et le soin d’orienter i’opinion publique est d’abord confié à Jean Giraudoux, puis à Jean Prouvost, magnat du textile et de la presse. Vichy pousse plus loin tous ces expédients de la République et avoue plus franchement leur connotation autoritaire.

Le nouveau régime veut pourtant être aimé tout autant que craint. Vichy n’épargne rien, ni les activités collectives, ni les cérémonies, pour s’attirer la ferveur de la population. Il se situe exactement à l’opposé de la III e République, réfractaire à toute discipline de groupe, personnifiée par le César de Marcel Pagnol et qui se retrouvait aussi dans le Chaplin des Temps modernes. Les cérémonies publiques n’avaient pas été réglées avec un tel zèle didactique depuis que David avait travaillé pour le Comité de Salut public, et les Français n’avaient pas autant défilé en uniforme depuis Napoléon III. Jean Guéhenno, qui vient en zone libre pour la première fois en 1942, trouve « un étrange pays, une sorte de principauté où tout le monde, depuis les enfants de six ans enrégimentés dans les “ Jeunesses ” jusqu’aux anciens combattants porteurs de francisques ou d’insignes de la légion, m’a paru être en uniforme. Où est la France ? 178 . »

176. Ci-Devant (Flammarion, 1941), 287.

177. J.O., Lois , 27 septembre 1939, 11, 770. Les relations diplomatiques reprennent entre Moscou et Vichy et sont maintenues jusqu’à l’invasion de l’URSS en juin 1941.

178. Jean Guéhenno, op. cit., 17 juillet 1942.

La révolution nationale

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Le cérémonial de Vichy et l'esprit de groupe sont le privilège des traditionalistes. Leurs symboles : l’Église, le paysan ou l’artisan et le patriote. Les messes célébrées dans l’église Saint-Philippe à Vichy, les défilés de l’armée d’armistice déguenillée, les petites filles des écoles chantant « Maréchal nous voilà » en zézayant, les jeunes menuisiers portant une cathédrale de Chartres miniature fouillée dans ses moindres détails, les rencontres d’athlétisme entre équipes juniors, sont autant d’images de la « vieille France ». Les techniques d’enrôlement des masses tiennent à la fois d’une tradition jacobine et napoléonienne, et des méthodes totalitaires modernes ; mais, avec leur petit air de fête villageoise à l’ancienne mode, ces réjouissances ne peuvent se confondre avec un Parteitag nazi.

La persuasion aurait pu permettre au régime de se maintenir à flot si son hypothèse majeure — une paix proche — s’était trouvée vérifiée. Au tout début, la population ne regimbe pas. La condamnation de quelques gaullistes notoires, traduits par contumace devant la cour martiale, ne provoque aucun incident. Chacun s’accorde à reconnaître que les Allemands se conduisent bien (« sinon, on les fusille, vous savez ») et tout le monde en est soulagé, car ils ont évité le désordre dans les villes quasi abandonnées du Nord et de l’Est. Si les délits augmentent entre 1940 et 1944, les suicides en revanche diminuent très nettement, comme toujours dans les périodes critiques 179 .

La paix, pourtant, n’est pas en vue. Bien au contraire, la révolution nationale s’enfonce, contre toute attente, dans un sombre tunnel : la guerre s’étend, l’occupation se fait plus lourde, la Résistance s’organise et, finalement, on se bat à nouveau sur le sol de France. Cette évolution montre combien Vichy s’est trompé dans ses calculs initiaux, et aggrave les privations matérielles. La population n’approuvant plus le régime, la contrainte remplace la persuasion.

Dans une histoire chronologique de Vichy, il faut situer le grand tournant entre juin et août 1941, et non pas comme on le fait en général au 13 décembre 1940. Le parti communiste, renonçant à son « ni Pétain, ni de Gaulle », passe à la Résistance active après l’entrée des nazis en Russie, le 21 juin 1941, et toutes ses forces

179. Ministère de la Justice, Compte général de Vadministration de la justice civile et commerciale et de la justice criminelle , années 1944-47 (Melun), XVII-XXII, XXIV.

La France de Vichy

clandestines se rangent aux côtés des Alliés. Son militantisme explose, d’où la série de meurtres qui font de l’ordre public la question primordiale du second semestre 1941. Sur le tard, les communistes travailleront en liaison plus étroite avec les gaullistes, mais pendant les premiers mois angoissants de la Blitzkrieg à l’est, la terreur est à l’ordre du jour. Les Allemands y répondent par une contre-terreur et Vichy se précipite à la rescousse.

Les actions terroristes contre l’ennemi se multiplient après juin 1941. Le colonel Hans Speidel, un des chefs de la Kommandantur à Paris (qui sera plus tard commandant des forces de l’OTAN), en signale 54 en juillet 1941, 73 en août, 134 en septembre et 162 en octobre, chiffre qui ne sera plus atteint avant mai 1942 18 0. Aux actes de sabotage s’ajoutent quelques homicides spectaculaires. Le premier Allemand tué après l’armistice est l’enseigne de vaisseau Moser, abattu le 21 août 1941 à la station de métro Bar-bès-Rochechouart. Viennent ensuite : le sous-officier Hoffman, exécuté le 3 septembre à la gare de l’Est, un commandant et un Kriegsverwaltungsrat, tués à coups de revolver le 22 octobre à Bordeaux, comme le Feldkommandant de Nantes deux jours plus tôt. Les Allemands réagissent avec une férocité exemplaire. Ils prennent comme otages des détenus de droit commun et des communistes déjà emprisonnés, et les fusillent par fournées à mesure qu’expirent les dates limites fixées pour la capture des « terroristes ». Au 25 octobre, 600 otages restent aux mains de l’ennemi qui en a déjà exécuté plus de cent, dont 50 à Bordeaux et 48 en une seule fois à Nantes ; on n’y avait rien vu d’aussi effroyable depuis les noyades ordonnées par Carrier en 1793. « Les jeunes gens ce matin à l’École technique étaient atterrés, écrit Jean Guéhenno. On se perd dans l’horreur 181 . »

Devant ces atrocités, Pétain envisage de s’offrir comme otage en se présentant le 25 octobre à 14 heures devant la ligne de démarcation à Moulins ; il se considérerait comme prisonnier jusqu’à ce que le Reich réponde à sa protestation. Pucheu, ministre de l’Intérieur, montre le projet de discours du maréchal à Abetz dans la soirée du 24 et, bien que Ribbentrop n’y voie que du bluff, l’ambassadeur le prie instamment de surseoir à toute exécution. Les Allemands ne demandent certes pas à Pétain de s’offrir en holocauste, mais

180. Lagebericht des Verwaltungsstabs (CDJC, dossier LXXV). C’est la meilleure collection de documents émanant de la Kommandantur à Paris.

181. Abetz donne le chiffre de 600 dans son télégramme 3325 (Paris) du 25 octobre 1941 (T-120/405/213950 sq .) ; Jean Guéhenno, op. cit., 23 et 25 octobre 1941.

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ils exigent que Vichy mette fin lui-même au terrorisme 18 2.

Le gouvernement Darlan a déjà répondu à cette poussée de la Résistance par une avalanche de textes réglementaires telle qu’on n’en avait pas connue depuis les premiers jours de Vichy. Cette fois, cependant, le thème est l’ordre public et non plus la révolution nationale : signe que les priorités ne sont plus les mêmes. Des « sections spéciales » sont créées dans les cours martiales départementales en vertu d’une loi autorisant le gouvernement à faire preuve d’une rigueur exceptionnelle contre les « communistes et les anarchistes ». Le ministre de la Justice, Barthélémy, demande aux cours d’appel jugeant au civil de proposer des magistrats « connus pour leur fermeté de caractère et leur total dévouement à l’État », d’appliquer la nouvelle procédure rétroactivement aux affaires en instance et de s'attaquer par priorité à la « troisième internationale 183 ».

Les lois régissant les meetings politiques sont étendues aux réunions privées. Il est décidé de commencer à publier au Journal officiel le nom des dignitaires de la franc-maçonnerie. Les députés et sénateurs cessent de percevoir leurs émoluments et les bureaux permanents des deux Chambres sont dissous. On sait que les officiers, les magistrats et les hauts fonctionnaires sont tenus de prêter serment au maréchal. Darlan rétablit le ministère de la Défense nationale pour renforcer sa mainmise sur l’armée. On jette à l’opinion publique quelques os à ronger. Des « commissaires de pouvoir », analogues aux ombudsmen Scandinaves, sont chargés de réprimer les abus de l’administration. Le gouvernement s’engage à modifier les Comités d’organisation pour désarmer ceux qui accusent les hommes d’affaires de tirer profit de l’économie dirigée. Paul Charbin, un soyeux de Lyon, remplace Achard au ministère du Ravitaillement. Pétain crée la francisque, emblème alliant la hache gauloise au bâton du maréchal, pour récompenser ses loyaux serviteurs. Enfin, une autre juridiction d’exception — le

182. Ce geste étrange est révélé pour la première fois par Du Moulin de Labar-thète, dans un livre aussi tendancieux qu’agréable, mais il est attesté par des télégrammes allemands. Voir notamment celui d’Abetz (Paris), 3325, 25 octobre 1941 (T-120/405/213950-2) et le rapport de Walter Schellenberg en date du 10 novembre 1941 (T-120/685/259187-8L Schellenberg dit que Pucheu a tourné en ridicule le projet du général Laure et de Du Moulin, mais il estime que Berlin doit en être informé pour mesurer la violente réaction de la France.

183. Ministère de la Justice, Bulletin officiel (1941), 99-102. En zone occupée où il n’existait pas de cours martiales, une « section spéciale » fut attachée à la cour d’appel de Paris. Ministère public d Dayras. Voir aussi Guy Raïssac, op. cit., 327.

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Tribunal d’État — est instituée le 10 septembre pour « permettre à l’État de réprimer, où qu’ils soient commis, les actes qui menacent son unité et sa sécurité ». L’État, échappant ainsi aux limitations du Code pénal, se donne une arme non seulement contre les « terroristes » eux-mêmes, mais contre ceux qui les aident ou projettent de passer à l’action ; il a aussi pouvoir de faire immédiatement exécuter un condamné à mort sans lui donner le droit d’interjeter appel 184 .

Le maréchal Pétain indique la signification de toutes ces mesures dans son allocution radiodiffusée du 12 août, date de la publication des textes de loi au Journal officiel :

« J’ai des choses graves à vous dire. De plusieurs régions de France, je sens se lever depuis quelques semaines un vent mauvais. [...] L’autorité de mon gouvernement est discutée, les ordres sont souvent mal exécutés. [...] Un véritable malaise atteint le peuple français. »

Le message de Pétain, la presse, les instructions de Barthélémy aux tribunaux, tout prouve qu’en août 1941 l’ennemi principal est indiscutablement le communisme.

La crise d’août 1941 montre aussi comment Vichy, pris au piège de l’armistice, en vient à se faire de plus en plus complice de la répression ennemie. Les Allemands ne sont pas les seules victimes. Laval et Déat sont blessés à Versailles le 29 août et Marcel Gitton, un ancien membre du Bureau politique du parti communiste ayant suivi Doriot au PPF, est abattu le 5 septembre. Tous les meurtres étant perpétrés en zone occupée, le problème de la souveraineté du gouvernement français, expressément prévue par l’article 5 de l’armistice, mais jamais exercée de fait par Vichy, revient au premier plan. Pétain a déclaré dans son discours du 25 juin 1940 que « la France sera administrée uniquement par des Français ». Or, un an plus tard, le gouvernement est toujours terré dans sa station thermale du Sud ; il est donc plus urgent que jamais de saisir toute occasion de rétablir au Nord l’administration dans ses prérogatives. L’Allemagne exige que les Français trouvent les assassins de ses soldats : il est tentant d’en profiter pour renforcer le pouvoir de la police gouvernementale en zone occupée. Mais des otages innocents sont exécutés. Vichy doit-il s’en mêler ?

Le ministre de la Justice, Barthélémy, veut que ce soit l’occupant mais non pas les tribunaux français qui, le cas échéant, choi-

184. On trouve la plupart de ces textes de lois dans le numéro du 12 août du J.O., 3364-3367, et dans le numéro du 16 août, 3438 et 3450. Voir aussi Le Temps du 11 septembre.

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sisse et condamne des otages. Le ministre de l’Intérieur Pucheu, ancien militant chez les Croix de feu de La Rocque, puis au PPF de Doriot, et dont l’anticommunisme est aussi borné qu’est léger son respect des subtilités juridiques, voit une occasion de « remettre la main sur la police » de la zone nord. Pucheu est aussi préoccupé par le fait que les Allemands prennent les otages au hasard : des gamins essayant de passer la ligne de démarcation en fraude et même, à Nantes, trois légionnaires, ce dont il se plaint à Abetz le 6 novembre. Les Français, eux, exécuteraient seulement des communistes 185 .

C’est la ligne Pucheu qui l’emporte et Vichy essaie d’exécuter lui-même assez d’otages pour que l’ennemi s’en dispense. La « section spéciale » de la Cour d’appel de Paris est constituée avec une telle hâte qu’elle peut dès le 23 août condamner à mort deux communistes (Bréchet et Bastard) et un juif (Trzebrucki) accusés d’avoir contrevenu au décret du 26 septembre 1939 prononçant la dissolution du Parti et surtout d’avoir « violé » la loi rétroactive dite du 14 août 1941 186 . Mais il fallait beaucoup plus que cette ration dérisoire pour étancher la soif de vengeance des Allemands. En novembre, Pucheu prétend avoir trouvé dans un groupe de terroristes communistes, dirigé par un juif alsacien, les responsables des assassinats de Nantes. En d’autres circonstances, Pucheu contribua à désigner des otages à l’occupant comme la preuve en a été apportée à la libération 186 .

La logique de l’armistice amène donc Vichy à faire la sale besogne de l’ennemi. Mieux vaut exécuter des innocents que de laisser les Allemands usurper le droit d’assurer totalement l’ordre public en zone occupée. Cette logique entraîne Vichy encore plus loin, quand ce sont les SS, et non plus l’armée allemande, qui sont chargés à l’été 1942 des opérations de police en France. A l’époque,

185. C’est un des rares différends opposant des membres du gouvernement de Vichy attesté par des documents de l’époque. L’opinion de Barthélémy fut enregistrée par les Allemands qui avaient mis sa ligne téléphonique sur table d’écoute. Voir un rapport du colonel Hans Speidel, no 2495/41 du 9 septembre 1941 (CDJC, document CCXXVII-50). Le point de vue de Pucheu fut souligné par la défense, lors de son procès ; Paul Buttin, Le Procès Pucheu (Paris, 1948), 304-305. Pour la protestation qu’il élève auprès d’Abetz, voir le télégramme d’Abetz (Paris), 3486, 6 novembre 1941 (T-120/405/214002-3). On pense en l'occurrence aux efforts tentés par Vallat en juin 1941 pour faire reconnaître la souveraineté de Vichy, s’agissant des affaires juives (voir plus haut).

186. Ministère public d Dayras donne des informations très complètes sur la section spéciale. Voir aussi le télégramme 3486 (Paris), 6 novembre 1941 (T-120/ 405/214002-3). ^

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Laval mène encore des tractations pour essayer d’accroître les pouvoirs de la police en zone occupée 187. Avec l’extension de la Résistance, Vichy n’échappe pas à l’engrenage, dans lequel l’entraîne l’ennemi, d'une répression toujours plus impitoyable.

Après août 1941, c’est simplement pour se maintenir que le régime a besoin d’une police forte. Il a versé le sang et doit en verser toujours plus pour survivre. « Travail, Famille, Patrie » se lit maintenant « Tracas, Famine, Patrouilles », dit Léon-Paul Fargue i 88 .

Un seul dénominateur commun aux deux formules : l’ordre.

Vichy et le fascisme

Ce livre est plus qu’à sa moitié et l’on n’y a pratiquement pas vu le mot « fascisme ». Cela ne signifie pas pour autant que Vichy ne s’apparente pas aux autres régimes d’extrême droite du XX e siècle. C’est tout simplement qu’ayant pris un sens péjoratif, le terme « fascisme » peut être de moins en moins utilisé pour analyser les mouvements politiques de notre époque. Dans le cas de la France, en particulier, assimiler inconsidérément Vichy à l’Allemagne et à l’Italie 189 , c’est rejeter toute l’expérience de l’occupation parce qu’elle serait étrangère au comportement français, c’est y voir une aberration qui aurait été impensable si elle n’avait pas été imposée par les troupes ennemies. Cette conception à courte vue ne tient pas compte de la kyrielle de factions qui rivalisent d’influence à Vichy, et ignore que les grands conflits de la III e République transparaissent dans la politique du régime dont elle fait, par un tour de passe-passe, une simple importation de l’étranger.

Cela dit, le mot « fascisme » correspond à une notion bien précise ; ce n’est pas seulement une injure qu’on lance à la tête des conservateurs. Au sens exact du terme, c’est un mouvement de masse antilibéral, anticommuniste, bien décidé à employer la force et vouant un mépris total aux valeurs des grands bourgeois ; il se distingue radicalement non seulement de la gauche, son ennemie,

187. Voir chapitre IV.

188. Bourget, Un certain Philippe Pétain (Paris, 1966), 235.

189. Le dernier exemple de cette tendance est la Chute de la 111e République, 33, 583, 934, 941, où W. Shirer estime que les idées de Baudouin et Weygand, entre autres, sont surtout inspirées par Rome et Berlin et la lecture de Mein Kampf, et que Vichy a essayé d’« imiter » la doctrine du vainqueur.

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mais de la droite traditionnelle, sa rivale. Alors que les conservateurs veulent une structure sociale hiérarchisée, les fascistes, avec leurs chemises uniformes, affichent un égalitarisme absolu devant le chef. Les conservateurs, hostiles à la participation du peuple qu’ils dédaignent, veulent être gouvernés par quelques grandes familles bien établies ; les fascistes, qui montent à l’ère de la politique de masse et ne descendent pas de l’élitisme du XIX e siècle, se veulent l’affirmation de la volonté populaire. Ils préfèrent souvent l’énergie dionysiaque du paganisme à l’immobilisme social des Églises établies. Ils tournent en dérision la mollesse, le conformisme, les manières compassées des conservateurs. N’ayant aucun attachement sentimental pour l’Europe moribonde de grand-papa, ils portent aux nues le dynamisme, le changement et « l’ordre nouveau ». Conservateurs et fascistes ont évidemment des points communs : l’autoritarisme, la haine des libéraux, ces pleutres qui fraient le chemin à la révolution sociale, la défense de la propriété. Mais les discordances de style et de valeurs l’emportent, surtout chez les jeunes loups qui ont la liberté de ceux qui ne tiennent pas les rênes du gouvernement.

Étudier le fascisme est d’autant plus difficile qu’il n’est jamais arrivé au pouvoir par ses propres moyens. Il y est toujours parvenu avec l’aide des conservateurs et dans des conditions telles que, faisant taire leurs divergences, les rivaux se sont trouvés unis par une même ambition : prendre le pouvoir et détourner la menace communiste. Les conservateurs ont souvent été heureux de trouver dans la masse organisée et les troupes des fascistes un allié contre la gauche mais, dans bien des cas, ce sont les conservateurs qui ont tendu aux fascistes les clés du pouvoir. Mussolini fut financé par les industriels et les grands propriétaires terriens, quand ses squadristes décidèrent de battre les socialistes réformistes. C’est Victor-Emmanuel III, sur les conseils des leaders parlementaires, qui le chargea de former le gouvernement en 1922. Mussolini avait annoncé qu’il marcherait sur Rome, mais il y arriva en fait en wagon Pullman. Hitler reçut des conservateurs argent et soutien, et c’est von Papen qui encouragea le président Hindenburg à l’appeler au gouvernement. La phalange de José Antonio Primo de Rivera ne joua qu’un rôle mineur dans la collusion des catholiques et de l’armée qui permit à Franco d’écraser la République espagnole. Tous ces chefs sont arrivés à leurs fins en prenant la tête des fascistes et des conservateurs coalisés pour s’emparer du pouvoir et éviter une révolution communiste. Qui plus est, tous se heurtèrent par la suite aux idéologues qui croyaient à un fascisme « dur et

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pur » et qui, par leur enthousiasme, les avaient aidés au début à attirer les masses. Mussolini eut des ennuis avec des squadristes de la première heure, comme Massimo Rocca ; Hitler liquida, le 30 juin 1934 pendant la nuit des longs couteaux, Ernst Roehm et Gregor Strasser, en même temps que d’autres anciens alliés ou complices devenus gênants ; Franco réduisit peu à peu la Phalange au silence. Aucun fascisme homogène n’a jamais exercé le pouvoir.

Il n’est pas inutile de parcourir l’éventail des régimes franchement de droite, en partant de ceux où les fascistes dominent pour arriver à ceux qui sont sous la coupe des conservateurs. L’Allemagne de Hitler est évidemment à l’une des extrémités. Le parti nazi, avec ses organisations paramilitaires, finit par annihiler jusqu’à l’élite des conservateurs : corps diplomatique et Wehrmacht. En Italie, au contraire, le roi, l’Église et l’armée gardent assez d’autonomie pour reprendre leur indépendance et balayer Mussolini afin de traiter avec les Alliés en juillet 1943. A l’autre extrémité de l’éventail, on trouve le Portugal de Salazar, où le catholicisme rétrograde, intransigeant, ne laisse pratiquement aucune place à un autoritarisme de masse, antitraditionnel.

La « révolution nationale » de Vichy se situe manifestement plus près du conservatisme que du fascisme. Pétain lui-même se trouvait plus de points communs avec Franco et Salazar qu’avec Hitler. Avant la guerre, les conservateurs ont cherché une « troisième voie » entre le communisme et le fascisme, pour remplacer le parlementarisme et l’économie de marché qu’ils estimaient révolus ; même des idéologues, tel Robert Brasillach, trouvaient les rassemblements nazis déconcertants pour un Français et un peu grotesques. Après 1940, des théoriciens comme Thierry Maulnier répètent avec insistance que les solutions de Vichy sont authentiquement françaises et ne sont pas « une imitation pure et simple » du vainqueur 19 °. Pétain, comme nous le verrons au chapitre suivant, recrute d’abord ses collaborateurs parmi les traditionalistes. Ils perdent du terrain avec le temps, c’est entendu, mais ils sont remplacés, non par des fascistes, mais par des techniciens, des administrateurs de métier et des hommes d’affaires déjà influents sous la III e République. Les fascistes, certes, s’infiltrent à la propagande, inspirent l’antisémitisme officiel et, en 1944, la lutte armée contre

190. Pour la « voie moyenne » des conservateurs à la fin des années 30, voir Jacques Bardoux, Ni communiste, ni hitlérien : La France de demain (Paris, 1937). Robert Brasillach explique sa réaction devant le rituel nazi dans « Cent heures chez Hitler », Revue universelle, 1er octobre 1937 ; Thierry Maulnier,

« L’avenir de la France », Revue universelle, 1er février - 10 mai 1941.

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la Résistance, mais ils n’occupent jamais les postes clés de la révolution nationale : Finances, Affaires étrangères, Défense.

Ce rôle relativement effacé s’explique par plusieurs raisons. Tout d’abord, les mouvements activistes de droite étaient trop morcelés avant la guerre pour avoir du poids. Viennent en tête, parce qu’ils sont les plus nombreux, les Croix de feu du colonel de La Rocque, que les fascistes musclés maniant l’art de la contrepèterie surnomment les « froides queues ». Jacques Doriot est le plus compétent de tous les chefs de file, si bien que tous ses rivaux l’empêchent de prendre une influence prépondérante après 1940. Deuxième raison : avec un Paris occupé séparé d’un Vichy autonome, les chefs des ligues d’avant-guerre doivent pour la plupart se contenter de situations confortables mais de pure façade dans les journaux et partis subventionnés par les Allemands, et s’estimer heureux de mener la grande vie dans la capitale. Disposant de deux théâtres à la fois, les fascistes choisissent le plus amusant, mais le moins libre.

Il faut aller plus loin cependant si l’on veut comprendre vraiment pourquoi les fascistes sont restés à la périphérie. Les nationalistes autoritaristes, qui hésitent depuis toujours à s’inspirer du modèle nazi, deviennent encore plus réticents après la défaite. En outre, la France a une longue tradition d’unité dans la liberté et rien dans son histoire ne lui a prouvé que la démocratie et la grandeur sont incompatibles. Elle a été moins secouée socialement par la crise mondiale que les autres pays très industrialisés. L’agriculture familiale et le petit commerce ont été éprouvés mais ont survécu, et c’est grâce à ce rempart social que la classe moyenne est sortie de la tourmente, sous-employée mais intacte. La révolution qui paraissait imminente lorsque des centaines de milliers d’ouvriers occupaient les usines en mai-juin 1936, semble définitivement écartée après l’échec de la grève de novembre 1938. Et surtout, 1940 a été un effondrement national et non pas social, contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne de 1928 à 1933, et en Italie de 1919 à 1922. La France a été suffisamment ébranlée pour rejeter la République, mais non pas assez pour vouloir la remplacer par un régime n’ayant aucune racine dans son histoire.

Vichy est donc plus traditionnel que fasciste ; il n’en revient pas pour autant à l’ancien régime. La révolution nationale est plus proche du libéralisme éclairé du XIX e siècle que de la Restauration. A la Restauration et aux divagations romantiques sur l’ancien temps, elle emprunte le catholicisme traditionnel, la subordination de l'individu aux unités « naturelles » que sont la province et la famille, une conception organique de la loi qui fait dire au maré-

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chai Pétain que la révolution nationale ne peut pas être imposée d’en haut. « La loi ne saurait créer l’ordre social, elle ne peut que le sanctionner dans une entreprise, après que les hommes l’ont établi ; le rôle de l’État doit se borner ici à donner à l’action sociale son impulsion, à indiquer les principes et le sens de cette action, à stimuler et orienter les initiatives 191. »

Ses vraies valeurs, la révolution nationale les tient de la classe moyenne du siècle des Lumières, à commencer par l’harmonie sociale naturelle, que le parti radical a élevée à la hauteur d’une doctrine en 1901. Les corporatistes, comme les radicaux du début du XX e siècle, croient qu’un bon gouvernement et une saine éducation suppriment la lutte des classes. Ils sont plus près, au point de vue économique et social, de la solidarité de Léon Bourgeois (1896) que du pessimisme d’un de Maistre. Le positivisme, hérité lui aussi de la bourgeoisie du XIX e , sous-tend la vision des technocrates pour qui le progrès réside dans un meilleur fonctionnement d’une industrie mieux dirigée. Personne ne songe à modifier les grands principes sur quoi se fondait le système scolaire de la III e République, ni même à supprimer certaines des améliorations apportées par le Front populaire, par exemple, en reculant à 14 ans l’âge de la scolarité obligatoire. Personne non plus n’a vraiment pensé à rétablir la primauté de l’Église catholique. A cet égard, Vichy se situe, par rapport à l’ère libérale et industrielle, plus près somme toute de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste que de l’Espagne et du Portugal.