Chapitre 2

Montréal, janvier - février 2004

« Emmenez-moi au bout de la terre

Emmenez-moi au pays des merveilles

Il me semble que la misère

Serait moins pénible au soleil. »

EMMENEZ-MOI, CHARLES AZNAVOUR

Depuis les fêtes, Jeanne traînait, jour après jour, une fatigue démesurée. « Trop d’émotions en même temps », songeait-elle quand, après le dîner, elle ne pouvait résister à l’envie de faire la sieste. « Trop d’émotions et trop d’ouvrage. La retraite, la serre, l’anniversaire de Thomas, les fêtes de fin d’année. J’en ai trop fait. À moins que je ne couve une grippe d’homme. Ça ne me surprendrait pas, j’ai mal partout. Si on peut finir par partir en vacances, je vais reprendre le dessus ! »

Comme chaque année quand arrivait la fin du mois de janvier, Jeanne aspirait à la chaleur. Amante des fleurs et de la nature, l’hiver était loin d’être sa saison préférée.

— Un peu de neige pour Noël, j’en suis. Quelques bonnes tempêtes en janvier pour respecter le folklore, pas de problème. Mais tout de suite après, on pourrait passer à autre chose. Comme un beau printemps fleuri de crocus et de tulipes, peut-être !

« Finalement, je déteste l’hiver », clamait-elle haut et fort et sur tous les tons quand février s’enroulait dans ses froidures et prodiguait généreusement ses poudreries sans le moindre répit.

Cette année, Jeanne avait l’impression que c’était encore pire. Janvier n’était pas encore fini qu’elle trouvait déjà le temps long. Et elle avait mal partout. Comme si de moins travailler l’avait ankylosée, rendant certains gestes plus pénibles.

À défaut de mieux, elle avait décidé de pointer du doigt sa petite serre qui gardait un taux d’humidité assez élevé. Ce qu’elle ressentait quand elle y travaillait n’avait rien à voir avec ce qu’elle avait connu au Jardin botanique. Elle était persuadée que la dimension y était pour quelque chose. Et peut-être aussi la qualité du système de ventilation. Jeanne avait fait ce qu’elle pouvait avec les moyens dont elle disposait. Résultat : sa serre lui semblait moins confortable que celles qu’elle avait fréquentées au cours de sa vie. Mais comme elle ignorait la cause exacte, elle n’en parlait pas. Par contre, une chose était certaine : depuis quelques semaines, elle avait mal au genou gauche. Ce n’était plus une raideur comme il lui était arrivé d’en ressentir parfois au travail. Non ! Cette fois-ci, c’était une douleur lancinante comme celle qu’elle aurait pu imaginer quand on lui parlait d’arthrite.

— À moins que ce ne soit tout simplement l’âge, murmura-t-elle horrifiée, en faisant quelques flexions, les mains plongées dans la terre qu’elle tamisait pour faire des semis en prévision de l’été. Comme si je n’avais pas assez des petits bourrelets aux hanches et des pattes-d’oie ! Quelle horrible expression : pattes-d’oie. Avez-vous déjà examiné une patte d’oiseau de basse-cour ? C’est franchement hideux ! Pourquoi faut-il que la vieillesse s’accompagne de tous ces signes disgracieux et de ces petites douleurs ? Le fait d’avoir moins de résistance devrait pourtant suffire. Pas besoin d’enlaidir en plus. Finalement, quand on dit qu’il n’y a rien de parfait en ce bas-monde, c’est la vérité la plus plate. Maintenant que nous allons avoir plein de temps pour nous, Thomas et moi, que les soucis financiers sont derrière, c’est le body qui ne veut plus suivre. Faudrait vraiment que je me décide à m’inscrire au centre de conditionnement physique. Je ne sais pas si ça pourrait m’aider, mais chose certaine, ça ne pourrait pas me faire de tort.

Malgré cette constatation, la seule perspective d’avoir à sortir plusieurs fois par semaine, dans un froid aussi glacial que celui qui sévissait depuis quelques jours, suffisait à lui faire remettre ses bonnes intentions aux calendes grecques.

Jeanne soupira son agacement.

— Au printemps, je verrai, fit-elle sans grande conviction. Par contre, si la douleur persiste après notre voyage à Cancún, je vais consulter.

Mais si Jeanne se promettait de consulter, et à voix haute en plus, c’était qu’elle était persuadée qu’un séjour à la mer, surtout au chaud soleil du Mexique, viendrait à bout de ses élancements. Combien de fois, au cours des années, avait-elle subi de ces crises fulgurantes, mais heureusement fort brèves, d’hypochondrie ? Des dizaines, des centaines de fois ! Imaginer les pires scénarios avait fait partie de sa vie même si Thomas essayait de la raisonner avec ses diagnostics sécurisants. Même s’il n’avait jamais pratiqué, son mari avait la fibre du médecin de famille bien développée ! Finalement, ils finissaient par en rire ensemble quand le malaise s’éloignait. Sans jamais avoir consulté, bien entendu. Jeanne en était venue à la conclusion que le décès prématuré de sa mère y était pour quelque chose. Comme si une hérédité malsaine planait au-dessus de sa tête et de celle des enfants et qu’elle avait le réflexe de prendre au sérieux le moindre bobo. Heureusement, ça ne durait pas.

— Ridicule, grommela-t-elle en versant soigneusement un peu de terre dans le régiment de petits pots placés devant elle.

N’empêche que, pour l’instant, la douleur à la jambe était bien réelle. Les mots arthrose et cancer virevoltèrent un instant dans sa tête, laissant entrevoir les pires pronostics. Jeanne lança sa petite pelle sur la table, choquée contre elle-même.

— Mais qu’est-ce que c’est que ces idées sombres, ce matin ? J’ai mal à une jambe, et après ? Pas de quoi en faire tout un plat ! Ça doit être le résultat d’une vie passée à genoux à planter des fleurs. Voilà tout ! Quelques raideurs tout à fait normales.

Constatation logique. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’elle était courbaturée. Mais de le savoir n’arriva pas à la dérider. Il semblait que la mauvaise humeur s’était installée pour y rester.

Pourtant, il faisait beau. Le soleil brillait de mille feux dans un ciel au bleu de cobalt presque pur. Reflétant à travers les vitres de la serre, il dégageait une douce chaleur. Seule une petite neige folle qui courait au ras du sol en traversant le jardin rappelait qu’il faisait moins vingt degrés et que l’hiver était loin d’en avoir fini de se manifester.

Et justement, dans l’état d’esprit où elle était, Jeanne ne voyait que cette neige folle qui poudrait l’assurance d’un froid intense. Elle était même sur le point de se laisser aller à une bonne crise de cafard lorsque la sonnette de l’entrée se fit entendre. Machinalement, Jeanne porta les yeux à son poignet.

— Dix heures ? Mais qui peut bien sonner chez moi à cette heure ? En plus, il fait un froid de canard. Même les témoins de Jéhovah doivent être bien au chaud chez eux.

Curieuse, Jeanne s’essuya rapidement les mains et se précipita vers l’entrée.

— Josée !

Sautillant d’un pied à l’autre et soufflant sur le bout de ses doigts, son amie attendait que quelqu’un veuille bien lui ouvrir. Elle s’engouffra dans la maison dès que Jeanne eut entrouvert la porte.

— Sapristi qu’y fait froid !

Un long frisson corrobora ses dires, arrachant un sourire à Jeanne qui eut le réflexe de resserrer les pans de sa veste de laine.

— Mais veux-tu bien me dire ce que tu fais là, toi ?

— Panne de chauffage au bureau, expliqua succinctement Josée tout en secouant ses bottes sur le tapis que Jeanne déployait scrupuleusement chaque hiver sur le plancher de céramique. Pendant qu’elle parlait, sans attendre d’y être invitée, Josée avait enlevé son manteau et l’accrochait à la patère fixée au mur avant d’enfiler le couloir menant à la cuisine.

— J’ai pensé venir te voler un café et voir de quoi ça a l’air une femme à la retraite, lança-t-elle par-dessus son épaule.

Jeanne lui emboîta le pas en éclatant de rire.

— Une femme à la retraite qui déteste l’hiver, ça a l’air un peu grognon. Sinon, je présume que ça ressemble à n’importe quelle autre femme.

— Oh non ! Tu n’as pas le droit de ressembler à n’importe qui. Tu n’as pas le droit de me ressembler, par exemple. Toi, tu n’as pas besoin d’affronter le trafic ni le froid. Tu peux bouffer tout ce que tu veux quand tu veux. Tu peux prendre un bain au beau milieu de l’après-midi si ça te chante. Tu peux regarder un film d’amour et pleurer tant que tu veux sans témoin. Tu peux même passer la journée en pyjama si t’en as envie. Pas de maquillage, pas de coiffure, pas de bas de nylon, pas de talons hauts. Te rends-tu compte de la chance inouïe qui est la tienne ? Alors, tu n’as pas le choix, ma vieille. Tu dois obligatoirement être souriante et d’excellente humeur et me laisser le privilège de grogner.

— Rien que ça ?

— Eh oui !

Jeanne avait écouté son amie, un sourire moqueur au coin des lèvres. Elle n’aurait pu trouver mieux pour secouer ses vieilles puces de mauvaise humeur. Josée avait un moral d’acier et un sens de l’humour très développé.

— Je te ferais remarquer que pour ce qui est des bas de nylon et des talons hauts, ils n’ont pas fait partie de mes contraintes de travail. Mais pour le reste, ta vision des choses est assez juste. D’accord ! Pour toi, je vais être de bonne humeur.

Puis, passant du coq à l’âne.

— En parlant de café… Un espresso, ça te va ?

— Miam, miam ! Surtout si tu as quelques petits biscuits maison dont tu as le secret.

— Il doit bien me rester quelque chose des fêtes. Donne-moi quelques minutes. Installe-toi dans la serre et j’arrive.

— C’est vrai ! En plus, madame a une serre pour oublier que notre pays, c’est l’hiver. Sapristi ! Et tu oses me dire que t’es grognonne ?

Jeanne esquissa une grimace contrite.

— Effectivement, je crois que j’exagère un peu. Le pire, c’est qu’on part pour le sud la semaine prochaine.

— Parce qu’en plus tu… Pas juste ! La vie n’est qu’une immense injustice à mon égard. Pour ça, tu mettras quelques gouttes de cognac dans mon café pour me réchauffer. Pour remplacer le soleil que je n’aurai pas cet hiver. Parce qu’imagine-toi donc que Marc s’est mis en tête d’aller en Mongolie l’été prochain. Ce qui veut dire qu’on oublie le sud pour cette année.

— En Mongolie ?

— Rien que ça, oui ! Apparemment, il y a un désert là-bas dont je ne me rappelle pas le nom où on peut faire des excursions à dos de chameau.

Tandis qu’elle préparait le café, Jeanne ne put s’empêcher d’éclater de rire. Elle essayait d’imaginer les cent et quelques kilos de Marc perchés en équilibre instable entre deux bosses. L’image était vraiment loufoque. Incapable de se retenir, elle lança, narquoise :

— Pauvre chameau. Va falloir qu’il ait les reins solides.

— C’est exactement ce que j’ai dit à Marc, mais rien à faire. Il prétend que c’est un rêve d’enfance et qu’il veut le réaliser avant qu’il ne soit trop vieux. Je me suis dépêchée de lui répliquer que dans son cas, il aurait dû dire avant qu’il ne soit trop gros. Il est devenu écarlate. S’il avait eu des fusils à la place des yeux, je ne serais plus là pour te raconter nos chicanes de ménage. Mais j’ai raison. J’ai beau lui dire de faire attention et le médecin a beau le menacer des pires supplices le jour où il n’aura plus le choix de prendre sa santé en mains, rien à faire. Il est aussi têtu qu’une mule. Il ne mange pas, le cher homme, il se goinfre ! Il se justifie en disant que tous les hommes de sa famille ont été bien enveloppés et que ça ne les a pas empêchés de vivre jusqu’à quatre-vingts ans passés. Le pire, c’est qu’il a raison. Mais j’y pense ! Si vous veniez, Thomas et toi ? Ça pourrait être rigolo, non ?

Josée était un moulin à paroles ! En fait, il n’y avait qu’elle pour tenir la dragée haute à Jeanne qui, côté jasette, ne laissait pas sa place non plus. Sans attendre de réponse, Josée avait changé de sujet et venait de constater sur un ton surpris :

— Dis donc, toi, c’est confortable ici ! Je n’aurais jamais cru. On a juste à fermer les yeux pour oublier l’hiver. Le soleil est même chaud à travers les vitres.

— C’est probablement pour ça que j’ai passé ma vie dans les serres, expliqua Jeanne qui revenait de la cuisine, un plateau en main. D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais aimé l’hiver. Inconsciemment, j’ai choisi le seul métier qui pouvait arriver à me sortir de chez moi. Il n’y avait que la perspective d’une serre bien chaude qui réussissait à me faire accepter d’affronter des moins vingt. Pour le reste, je m’en suis souvent remise à Thomas. Le moindre prétexte était bon pour éviter de sortir.

Jeanne déposa le plateau sur la petite table de jardin.

— Je reviens. J’ai oublié le cognac.

Josée pouffa de rire.

— Laisse tomber. C’étaient des blagues. Comment veux-tu que j’arrive à avaler de l’alcool à cette heure-là ? Viens t’asseoir. J’ai envie que tu me racontes comment c’est de n’avoir rien à faire. Moi, je t’avoue que la retraite me fait peur.

Jeanne versait le café dans les tasses.

— Peur ? Pourquoi ? C’est différent, c’est sûr, mais ce n’est pas désagréable. J’avoue que mes compagnons de travail me manquent parfois. On avait des discussions passionnantes sur les plantes. Mais pour le reste…

Jeanne venait de s’asseoir face à Josée et n’avait pu retenir une petite grimace de douleur quand elle avait fléchi les genoux. Grimace qui n’avait pas échappé à son amie. Celle-ci fronça les sourcils.

— Dis donc, toi. Qu’est-ce qui se passe ? On dirait que tu as mal quelque part.

Jeanne éluda la question d’un geste de la main et de quelques mots vides.

— Trois fois rien. Quelques raideurs aux jambes. Ça doit être l’âge. Un peu d’arthrite qui va disparaître au chaud soleil du Mexique.

Josée était à demi convaincue.

— T’es certaine ? As-tu vu le médecin au moins ?

— Le médecin ? Pour si peu ? Allons donc ! C’est trois fois rien, je te dis.

Josée avait levé un index sentencieux.

— On n’est jamais trop prudent. Surtout quand on commence à vieillir. Faut quand même regarder la réalité en face. On n’a plus vingt ans.

— Mais on en n’a pas soixante-dix, non plus.

La réponse de Jeanne avait été un peu sèche. Trop sèche. Il n’en fallait pas davantage pour que Josée s’entête. Elle connaissait Jeanne depuis l’école secondaire et quand celle-ci devenait distante, c’était habituellement qu’elle était mal à l’aise.

— J’insiste, fit-elle après avoir humé son café.

Quand Josée avait quelque chose en tête ! Jeanne ferma les yeux d’impatience au moment où son amie reprenait, d’une voix grave :

— J’insiste, répéta-t-elle après avoir bu une petite gorgée brûlante. À quand remonte ton dernier check-up ? C’est important. Moi, je passe une batterie de tests tous les deux ans. Comme ça, je ne risque pas de me réveiller avec une maladie bizarre incurable. Mammographie, prises de sang, test d’urine… Les microbes n’ont qu’à bien se tenir. Alors ? Et toi ? Même si je te sais allergique aux médecins, à part ton Thomas, bien sûr, ça fait combien de temps que tu n’as pas consulté ?

Jeanne haussa une épaule qui se voulait indifférente.

— Ce qui se passe entre le médecin et moi ne te regarde pas, répliqua-t-elle sur la défensive. De toute façon, je ne suis pas comme toi. Je n’ai pas besoin de courir chez le médecin deux fois par mois pour me sentir en sécurité et en santé. On en a déjà parlé. Comme toi, j’imagine régulièrement le pire, mais contrairement à toi, je ne panique pas. Avoue que tu exagères un peu ! Tu t’affoles au moindre petit bobo et tu n’as jamais rien. C’est en partie à cause de gens comme toi que notre système de santé est engorgé.

— Oh là ! Madame est grimpée sur ses grands chevaux !

Jeanne avait piqué la susceptibilité de Josée. Par contre, elle n’avait pas tort quand elle laissait entendre que son amie exagérait. Et cette dernière le savait fort bien. Josée choisit donc de tourner le tout à la blague. Elles n’étaient toujours pas pour se disputer pour trois fois rien, comme le disait Jeanne.

— D’accord, j’avoue que j’exagère, admit-elle en soupirant. Là, t’es contente ? Mais entre mes courses bimensuelles chez le docteur et ton refus de consulter, il pourrait peut-être y avoir un juste milieu, non ?

— Peut-être, concéda Jeanne après un bref moment de réflexion. Je te promets d’agir si, à mon retour de vacances, les douleurs persistent. Ça va comme ça ? Mais pour l’instant, on change de sujet.

À son tour, Josée hésita un peu, scruta le visage de Jeanne d’un œil sévère, puis décida de laisser tomber.

— Si tu veux. On va donc parler de Mongolie et je me donne tout l’après-midi, s’il le faut, pour te convaincre de convaincre Thomas pour que vous veniez avec nous. Je le confesse, moi, la Mongolie, ça ne me tente pas du tout. Mais peut-être qu’à quatre…

Les deux femmes passèrent donc la fin de l’avant-midi et l’heure du repas à discuter d’un éventuel voyage entre amis. Après tout, pourquoi pas ? Une expédition à dos de chameau devrait paraître assez exotique aux yeux de Thomas, lui qui s’était promis quelques folies au moment de la retraite. Et l’été prochain, il serait justement un jeune retraité !

Quand Josée la quitta sur le coup de deux heures, Jeanne avait retrouvé un moral à toute épreuve. Était-ce d’être restée assise un long moment qui avait atténué la douleur qu’elle ressentait au matin ? Probablement. Mais, c’était un fait : sa jambe ne la faisait presque plus souffrir. Cela suffit amplement pour que Jeanne se répète, soulagée, que tout cela n’était que des broutilles. Un peu de soleil au Mexique et elle oublierait qu’un jour, son genou gauche avait été douloureux.

Elle concentra donc ses pensées sur le voyage en Mongolie.

Rien ne plaisait plus à Jeanne que ces petits imprévus qui pimentaient le quotidien. Elle avait toujours aimé s’y jeter tête première. Voyages, visites, invitations, sorties, peu importait. Tout ce qui bousculait la routine, sans aucune planification, lui plaisait infiniment plus que les projets de longue date. La réalisation de ce voyage imprévu deviendrait peut-être un projet à long terme, par la force des choses, mais ce n’était pas vraiment important. Jeanne était emballée par l’idée de cette escapade en compagnie de leurs amis. Et elle savait également que si Thomas était le moindrement dans de bonnes dispositions, il se joindrait aussitôt à son enthousiasme.

— On va donc s’occuper des bonnes dispositions de monsieur, lança-t-elle joyeusement en revenant vers la cuisine après avoir refermé la porte sur une Josée qui râlait contre l’hiver tout en marchant à petits pas prudents vers son auto.

Bon vin et bonne chère sauraient conduire son homme vers les meilleures dispositions possibles. La perspective d’un dépaysement complet devrait s’occuper du reste.

Jeanne plongea donc le nez dans ses innombrables livres de recettes jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle cherchait. Un brin d’exotisme pour le repas, une préparation mentale pour un grand voyage. Deux heures plus tard, elle filait prendre un bain comme l’avait suggéré son amie en riant. « Josée a fichtrement raison », pensa-t-elle ravie de pouvoir employer ce mot qu’elle retrouvait souvent dans ses lectures, mais qu’elle n’arrivait jamais à glisser dans une conversation.

« C’est vraiment agréable de pouvoir faire tout ce qu’on veut quand on le veut ! » pensa-t-elle en ajustant la température de l’eau avant de lancer en riant :

— Fichtrement ressemble à bortsch ! Le bortsch que nous allons manger pour nous préparer les papilles au voyage en Mongolie qui doit finalement ressembler à la Russie.

Elle se laissa glisser dans l’eau chaude et mousseuse qu’elle avait parfumée au jasmin. Une longue trempette et ensuite elle attendrait Thomas en sirotant un petit verre de rosé. Pour Jeanne, le vin rosé avait toujours eu des connotations de vacances.

Ce fut l’odeur alléchante qui s’échappait de la cuisine qui commença le travail. Levant le nez pour humer les effluves qui se glissaient jusque dans l’entrée, Thomas oublia aussitôt le trafic incroyable, pare-chocs à pare-chocs, qui l’avait retardé de plus d’une demi-heure. La musique que Jeanne avait choisie, un vieux disque de Jean Ferrat, lui arracha un sourire. Tous les deux, ils adoraient Ferrat, comme ils appréciaient la musique de tous ces chanteurs français qui s’étaient fait connaître durant leurs jeunes années. Brel, Adamo, Brassens, Montand, Ferré… Machinalement, Thomas porta la main à la poche de sa chemise pour vérifier si l’enveloppe y était toujours, puis il se dirigea vers le salon qui donnait sur l’arrière de la maison. La soirée s’annonçait très agréable.

— Jeanne ?

Recroquevillée dans un fauteuil près du feu, Jeanne lisait. Elle n’avait pas entendu son mari rentrer. Il est vrai que lorsqu’elle lisait, Jeanne plongeait corps et âme dans une autre dimension de la galaxie. On pouvait l’entendre rire ou renifler, soupirer ou claquer de la langue avec impatience, car elle faisait corps avec son livre. Pour le reste, elle devenait totalement insensible. Il n’y avait que son nom, et encore fallait-il le prononcer distinctement, qui arrivait à l’arracher à sa lecture. Le temps de terminer sa phrase et elle levait les yeux vers Thomas.

— Déjà là ?

Thomas la regarda avec une mine faussement déçue.

— Affreux ! Elle ne s’est même pas aperçue que j’avais près de quarante minutes de retard. Et dire que je croyais que depuis la retraite elle se languissait de moi, désœuvrée et triste ! Quel choc !

Puis changeant de ton, il demanda en pointant le nez devant lui :

— Ça sent bon ! Qu’est-ce que c’est ?

— Un bortsch.

Thomas écarquilla les yeux. Il doutait d’avoir bien entendu.

— Un quoi ?

— Un bortsch, répéta Jeanne en riant. C’est un potage russe à base de betteraves. C’est pour nous préparer.

— Nous préparer ? À quoi ? On a eu une invitation pour un bal costumé ?

— C’est encore mieux que ça ! On a eu une invitation pour un voyage que nous allons faire l’été prochain avec Marc et Josée. Enfin, si ça te tente, bien entendu. Viens, on passe à table et je te raconte ma journée.

Thomas se montra aussi enthousiaste que Jeanne. La perspective d’un voyage avec leurs amis l’emballait.

— Tu sais à quel point nous avons du plaisir ensemble ! J’espère seulement que Marc, lui, n’y verra pas d’inconvénient. Parce que si j’ai bien compris, il n’est pas au courant de vos petites manigances, Josée et toi.

Jeanne le regardait avec un large sourire.

— Je ne dirais pas ça ! Connaissant Josée comme je la connais, je suis persuadée que Marc est non seulement au courant, à l’heure qu’il est, mais qu’en plus, il déborde d’enthousiasme à l’idée de notre présence.

— Tu as probablement raison. Je vérifierai tout ça avec lui demain. S’il n’est pas convaincu que notre présence est absolument nécessaire à son bien-être, je me charge de le convaincre. Mais en attendant…

Du bout de l’index, Thomas tapotait la poche de sa chemise.

— J’ai ici quelque chose de beaucoup plus tangible qu’un voyage hypothétique en Mongolie. Ça, madame, c’est du concret.

Extirpant une enveloppe de sa poche, Thomas la plaça sur la table, devant Jeanne. Elle reconnut aussitôt les couleurs de leur agence de voyages.

— Les billets pour Cancún ! Yes ! Tu as raison, ça c’est du concret. C’est surtout un adieu sans larmes à notre trop long hiver ! Si tu savais comme j’ai hâte !

Jeanne avait les yeux brillants de joie anticipée, comme une petite fille devant l’arbre de Noël. Spontanément, la main de Thomas avait traversé la table pour venir enlacer les doigts de sa femme tellement il la trouvait jolie.

— Contente ?

— Mieux que ça ! Je suis heureuse, heureuse ! Surtout que cette année, j’ai…

Jeanne avait été sur le point de parler de sa jambe. Elle esquiva la confession à la dernière minute, sans trop savoir pourquoi. Juste un moment de pudeur qui l’amena, dans une pirouette d’idées, sur une avenue tout aussi plausible pour expliquer son emballement un peu exagéré devant le voyage à Cancún.

— Surtout que cette année, j’ai l’impression que l’hiver est encore plus long que d’habitude. C’est curieux ce que je ressens. Je suis incroyablement soulagée de ne plus avoir à affronter le froid et le trafic, mais il m’arrive en même temps de trouver les journées un peu longues.

Jeanne leva un beau sourire vers Thomas.

— J’ai hâte que tu restes à la maison, toi aussi.

Thomas était ému devant la chance qu’ils avaient. Combien d’amis, de collègues lui avaient avoué repousser l’heure de la retraite simplement pour ne pas avoir à se mesurer à une solitude à deux qui ne les attirait pas ou qui leur faisait peur ? Thomas n’avait jamais compris. Pour eux, c’était le contraire qui se produisait. Cela devait bien faire trois ans, maintenant, qu’ils parlaient de la retraite avec une grande excitation et une impatience avide. Tous ces petits rêves qu’ils avaient mis de côté au fil des années, ils allaient enfin pouvoir les réaliser. Jeanne avait pavé le chemin avec la serre et, dans quelques mois, il suivrait avec son bel appareil photo numérique qu’il s’était procuré pour Noël. Il avait déjà commencé à se faire la main au réveillon. À travers le nombre incroyable de prises qu’il avait faites, il devait bien y avoir trois ou quatre petits chefs-d’œuvre ! Et il entendait bien récidiver durant leur voyage au Mexique.

Tandis que Thomas la regardait, un sourire flottant sur son visage, visiblement perdu dans ses pensées, Jeanne avait dégagé sa main et elle avait commencé à empiler la vaisselle sale.

— As-tu vu l’heure ? Ouste ! Debout ! Si tu me donnes un coup de main, on va être juste à temps pour les nouvelles. Et après, dodo ! Je veux me lever tôt, demain. Avec la visite de Josée, je suis en retard pour mes semis. J’aimerais bien avoir tout terminé avant le départ. Mélanie m’a promis d’y voir pendant notre absence. Comme ça, quand on reviendra, j’aurai moins l’impression que c’est encore et toujours l’hiver chez nous. Hé ! Thomas, je te parle !

Thomas sursauta. Il n’avait rien entendu du discours que Jeanne avait tenu. Lui, il était déjà sur une plage du sud, se demandant comment s’y prendre pour approcher les lézards de suffisamment près pour les photographier ! Devinant, à la regarder, que Jeanne avait sollicité son aide, il bondit sur ses pieds.

— À vos ordres, belle dame !

Ils firent la vaisselle en se taquinant. L’humeur était à la tendresse.

Quelques instants plus tard, ils se glissaient sous les couvertures pour regarder le bulletin d’informations comme ils le faisaient depuis toujours. Calés confortablement dans leur oreiller, ils argumentaient sur les nouvelles de la journée. Jeanne se sentait bien. Autant les imprévus savaient la charmer, autant ces petits riens d’une longue habitude de vie commune avaient de l’importance à ses yeux. Elle se lova tout contre Thomas et posa la tête sur sa poitrine. À l’écran, Gilles Gougeon parlait de froid intense en Europe. « Comme ici, finalement », pensa Jeanne en se pelotonnant étroitement contre son mari. Pourtant ce soir Jeanne n’avait pas froid, même si elle entendait le vent siffler contre la corniche du toit et qu’habituellement ce bruit lui donnait des frissons. Elle ferma les yeux et concentra sa pensée sur les battements du cœur de Thomas.

« Ce cœur qui ne bat que pour toi », lui répétait-il parfois aux heures de passion, un curieux trémolo dans la voix.

Cette passion, née d’une certaine curiosité alors qu’ils n’étaient encore que de jeunes fous, ne s’était jamais démentie au fil des années. Bien sûr, il y avait eu quelques passages à vide. Tout comme il y avait eu de ces disputes qui laissent des cicatrices. Mais quel couple ne rencontre pas de ces périodes creuses qui laissent un goût amer ? Jeanne n’en connaissait pas. Tous leurs amis avaient eu leurs moments difficiles. Certains y avaient laissé leur couple. D’autres, comme Josée et Marc, avaient réussi à traverser les tempêtes et marchaient encore main dans la main. Tout comme eux.

À la télé, Jocelyne Blouin prédisait encore quelques jours de temps glacial.

— Brrr… On ferme tout ça ? suggéra Jeanne. Tant qu’à entendre des mauvaises nouvelles…

— D’accord.

L’instant d’après, la chambre était plongée dans la noirceur. Seule une raie de lumière, provenant de la veilleuse du couloir, filtrait sous la porte et rejoignait un rayon de lune qui arrivait à se glisser entre les lamelles du store, dessinant des rayures sur le tapis. Jeanne allait se retourner sur le côté après avoir bourré son oreiller de coups de poing quand Thomas glissa un bras autour de sa taille pour la retenir.

— Je t’aime.

Jeanne retint son souffle un moment. Thomas était avare de ces mots tendres qui embellissent parfois tout le reste.

— Je t’aime, répéta-t-il, et je ne te le dis pas assez souvent.

Jeanne oublia aussitôt qu’elle avait sommeil et elle reprit la pose, sa tête contre la poitrine de Thomas, blottie au creux de ses bras.

— Tu n’as pas besoin de parler. Je sais que tu m’aimes. L’amour, c’est tellement plus que des mots.

— C’est vrai. N’empêche qu’il est parfois agréable de les entendre, ces mots qu’on n’a pas besoin de dire. Toi, tu passes ton temps à répéter que tu m’aimes et ça me plaît.

— Oh ! Tu sais, moi… Je suis comme ça. Je parle tout le temps.

Taquine, elle ajouta :

— Je parle tout le temps et souvent pour rien dire. Faut pas me prendre au sérieux.

Thomas resserra son étreinte et répondit sur le même ton badin que celui que Jeanne avait employé :

— Mais je te prends au sérieux. Toujours. Et quand je sens ta main qui caresse doucement ma poitrine, même si c’est machinalement comme maintenant, je te prends très au sérieux. Regarde.

Prenant la main de Jeanne, Thomas la guida plus bas sur son ventre, sous les couvertures.

— Tu vois l’effet que tu me fais ?

— Je vois. Ça aussi, c’est une autre façon de dire que tu m’aimes. Je suis chanceuse.

— Pourquoi chanceuse ? Notre chance, on l’a faite ensemble, tu ne crois pas ?

— C’est vrai. Mais ce n’est pas de cela que je parle.

Jeanne s’exprimait à voix basse. Chuchotement amoureux, murmure de confidences que seule l’oreille de l’amant pouvait entendre.

— Je parle de la chance que j’ai de me sentir encore une femme désirable. Pour moi, c’est important. Par ton regard, j’ai l’impression d’être encore belle. J’oublie que les années ont passé. Je suis lucide, tu sais. Je n’ai plus la fraîcheur de ma jeunesse. J’ai grossi, je ride de plus en plus, mes cheveux sont ternes et ne frisent presque plus. J’ai…

Thomas l’obligea à se taire en posant ses lèvres sur les siennes, prolongeant indûment cet échange amoureux. Têtue, Jeanne reprit là où elle avait été interrompue dès la fin de leur baiser.

— N’essaie pas de noyer le poisson ! Tu sais très bien ce que je veux dire.

— Non, je ne sais pas. À mes yeux, tu es la même que celle que j’ai épousée, il y a longtemps. On a vieilli ensemble et c’est ce qui fait que tu seras toujours aussi belle à mes yeux. Tes rides sont les miennes, tes quelques kilos de plus aussi. Et après ? Est-ce si important ? Non, nous n’avons plus la fraîcheur de la jeunesse, je le concède. Mais nous avons encore plus. Après toutes ces années, nous sommes toujours ensemble, toujours amoureux. Ce qui fait que dans quelques mois, nous allons entreprendre la plus belle période de notre vie. Si tu savais comme j’ai hâte, Jeanne. Si tu savais !

— Moi aussi, j’ai hâte. Tu as raison quand tu dis que nous sommes chanceux.

Jeanne resta silencieuse un moment. Puis, elle se souleva brusquement et tendit le bras pour faire un peu de clarté. S’appuyant sur un coude, elle tourna son visage vers celui de Thomas et le regarda intensément. Elle voulait voir son regard, s’y noyer, s’y perdre. Tant de jours et de nuits qu’ils dormaient côte à côte… Jeanne avait l’impression que tout ce temps s’égarait dans la brume des souvenirs. Elle voulait faire du moment présent une bouée, un phare qui se détacherait de toutes les autres nuits. Il y avait eu une première fois qu’elle n’avait jamais oubliée, ce soir serait la première fois de cette autre partie de vie qui allait bientôt commencer. Il lui semblait important de dire les choses comme elle les sentait, sans pudeur, se donnant à lui librement comme elle lui avait donné ses dix-huit ans. Du bout du doigt, elle caressait sa joue rugueuse, dessinait le contour de ses lèvres, soulignait un sourcil. Elle le trouvait toujours aussi beau. Les boucles sombres avaient blanchi, les rides étaient plus marquées, mais l’intensité du désir qu’elle lisait dans ses yeux n’avait pas faibli.

— Mais je tiens quand même à répéter que je suis chanceuse d’être aimée par toi, murmura-t-elle d’une voix chargée d’émotion. Quand tu me caresses, quand ta bouche ouvre le chemin à l’amour, alors j’oublie les années. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure. Merci d’être là, merci de m’aimer comme tu m’aimes, merci de savoir si bien me redonner mes vingt ans.

Puis, aussi brusquement qu’elle avait allumé la lampe, Jeanne la referma, avant de laisser ses mains glisser le long du corps de Thomas pour retrouver auprès de lui les vagues du plaisir qu’ils savaient si bien se donner l’un à l’autre.

TIRÉ DE LAGENDA DE JEANNE

Je suis heureuse de retrouver mon ordinateur pour y parler de notre voyage, mais en même temps je suis triste de le faire, car ça veut dire qu’il est déjà fini ! Pourquoi faut-il que les événements qu’on attend avec le plus d’impatience passent toujours trop vite ? Cancún est déjà derrière avec son soleil et ses plages blanches. Heureusement que mes semis ont profité. Les heures que je vais passer dans la serre vont me permettre d’oublier en partie qu’il fait toujours aussi froid. Quand on est arrivés de l’aéroport, hier soir, Thomas en a eu pour plus de deux heures à nettoyer les entrées de la maison. Bienvenue chez nous !

Comment résumer les deux dernières semaines ?

Je trouve aussi difficile de parler du bonheur que des tristesses ou des colères. C’est probablement pour ça que j’ai souvent mis mes états d’âme par écrit. Je suis tellement plus à l’aise avec les mots écrits que les mots parlés. Pourquoi ? Je l’ignore. Pourtant, à la maison quand j’étais jeune, tant mon père que ma mère m’ont encouragée à formuler ce que je ressentais. J’ai essayé, mais quand vient le temps de m’exprimer, les mots s’envolent ! Il n’y a qu’avec les étrangers que je me sens à l’aise. Curieux ! Curieux aussi que je sois aussi volubile quand il me faut parler de tout et de rien ou d’argumenter sur les sujets d’actualité. Là, les mots sont faciles à trouver et très précis pour exprimer ma pensée. Mais pour ce qui est des émotions… Je devrais peut-être me faire psychanalyser ! Parce qu’à bien y penser, c’est le contraire qui serait logique, non ?

Ouf ! Quel détour pour arriver à parler du voyage !

Que puis-je en dire sinon que nous avons été heureux ? Il a fait beau et chaud et la mer était de ce turquoise unique qui n’appartient qu’à la Baya de Mujeres. J’adore cette ville, ses restaurants, ses petites terrasses et son marché public caché sous les auvents. Les enfants sont propres et beaux, souvent vêtus de blanc. Les gens sont réservés, mais accueillants. J’aime ce côté de la péninsule mexicaine.

Thomas et moi sommes retournés plonger dans la Baie de Xel-Ha. Les poissons y sont toujours aussi magnifiques. Nager à cet endroit, c’est un peu comme se retrouver dans un aquarium géant. Flatter un tétras ou quelque chose qui y ressemble, comme on flatte un petit chat chez nous, est une expérience magique. Le soleil ondulait dans l’eau à travers les courants salés, y dessinant des nuages dorés. J’étais bien, tellement bien. C’était la deuxième fois que j’y allais et j’ai à nouveau ressenti cette émotion qui me projette dans une dimension du monde habituellement invisible.

« Portée par les anges. »

C’est l’expression qui me vient quand je pense à ces heures où le temps n’existe plus. C’est ainsi que je me sens, bercée par les eaux chaudes de cette rivière. Portée par les anges. Juste pour cela, le voyage à Cancún vaut le déplacement. Cette fois-ci encore, j’ai vécu une renaissance. C’est troublant, incroyablement vivifiant.

Comme nous avons eu la chance d’aller faire ce… comment dire, ce pèlerinage au tout début du voyage, le reste du séjour a été teinté d’une auréole presque mystique. Thomas et moi avions à nouveau vingt ans. Il a raison ; qu’importent les années qui ont passé ? Nous avons la chance de vivre ce que tous les jeunes amoureux rêvent de faire : n’exister que pour être ensemble. Le compte à rebours est commencé. Dans moins de quatre mois, Thomas sera lui aussi à la retraite. Yes ! Je n’arrive pas à comprendre qu’il y a des gens qui perçoivent ce moment comme un recul dans leur vie, une cassure. Moi, je le vois comme un tremplin. Et tant mieux si on est encore jeunes ! Il y a tellement de choses qu’on a rêvé de faire que les années qui restent suffiront à peine à combler toutes nos envies.

À commencer par transplanter mes jeunes pousses de géraniums. C’est fou comme le climat de ma serre leur va bien au teint ! Tant mieux. Ce qui reste d’hiver devrait passer assez vite. J’ai de quoi m’occuper jusqu’au printemps.

Voilà ! Je n’ai rien d’autre à ajouter sinon que Marc et Josée sont venus à la maison ce soir pour parler de notre expédition en Mongolie. J’ai hâte. On devrait bien s’amuser. Là aussi, au bout du monde, j’espère vivre une expérience qui saura me projeter hors de tout ce que je connais.

Et maintenant, dodo !

J’oubliais ! Ma jambe… Finalement je crois bien que j’avais raison. Le soleil m’a fait du bien. Beaucoup de bien. Il y a encore quelques raideurs le matin quand je me lève, mais elles sont vite passées. Ce qui veut dire, selon ce que j’en sais, que ça serait de l’arthrite. Papa se plaint parfois de la même chose. Je crois que je vais me fier aux publicités qui inondent les ondes. Je vais me procurer de la glucosamine. On verra bien si ce qu’on en dit est vrai.