Chapitre 8

Montréal, septembre 2004

« Et si tu n’existais pas

Dis-moi pourquoi j’existerais

Pour traîner dans un monde sans toi

Sans espoir et sans regret…

Et si tu n’existais pas

Je ne serais qu’un point de plus

Dans ce monde qui vient et qui va

Je me sentirais perdu

J’aurais besoin de toi. »

ET SI TU NEXISTAIS PAS, INTERPRÉTÉ PAR JOE DASSIN

L’été était bel et bien fini. En moins d’une semaine, le thermomètre s’était mis à chuter dangereusement, la nuit surtout. En quelques jours à peine, le gros érable avait commencé à jaunir au-dessus des toits et le fusain ailé prenait lentement sa riche teinte de belle pomme mûre. L’automne était arrivé.

En s’éveillant ce matin, Jeanne avait pris une longue, une profonde et réconfortante inspiration en ouvrant les rideaux de sa chambre. Jeanne était bien aise de cet automne qu’elle aimait tant et qui commençait. Le soleil restait de la partie et même si, certains jours, il préférait se promener de nuage en nuage, la pluie se faisait rare et le fond de l’air était encore confortable.

Le docteur Lafontaine avait fait un miracle. L’élancement qui avait tant fait souffrir Jeanne avait disparu et c’est à peine si la cicatrice rosée qui zébrait la peau au-dessus du genou gauche était encore sensible. Depuis quelques jours, elle se déplaçait librement, sans l’aide de sa canne et hier, comble de plaisir, elle avait fait l’épicerie en compagnie de Thomas sans ressentir le moindre malaise. Elle en avait donc profité pour convier les enfants et leur famille à venir souper dimanche prochain, comme elle le faisait si souvent avant.

En apparence, la vie avait repris un cours normal. Une apparence que Jeanne se faisait un devoir de cultiver presque religieusement.

Et si toute cette vilaine histoire était finie ? Et si la tumeur qui avait été supprimée, arrachée, grattée était unique, cela voudrait dire qu’elle était guérie, non ?

Jeanne se sentait si bien, après avoir enduré le martyre pendant plus d’un an, qu’il lui était facile de se laisser porter par ce retour à une vie coutumière. Cette impression de normalité correspondait si bien à ses souhaits les plus chers que la tentation de ne pas regarder plus loin dominait. Elle n’avait plus mal, c’est donc qu’elle n’était plus malade. Gilles devait avoir raison quand il disait que cette ombre au poumon était due à son travail. Trop d’humidité, trop de poussière…

Néanmoins, la semaine prochaine, Jeanne était attendue à l’hôpital pour une série de traitements. Elle se demandait maintenant s’ils étaient encore vraiment nécessaires. Dernier soubresaut d’une volonté fragile, elle hésitait en dépit de ce grand désir de guérison totale et officielle qui la portait. Car ils lui faisaient peur, ces traitements. Elle avait vu sa mère dépérir à vue d’œil quand elle s’y était soumise. En moins de deux semaines, Béatrice Lévesque n’était plus que l’ombre d’elle-même. Alors Jeanne avait peur. Peur d’avoir de nouveau mal, peur de ressembler à sa mère et de se transformer en ombre de vie. C’est pourquoi elle avait demandé à rencontrer Gilles. « Pour discuter de tout cela avant de commencer », avait-elle dit, un peu mal à l’aise d’abuser de ce lien d’amitié qui les unissait. Gilles avait gentiment accepté de la recevoir. Il l’attendrait en fin d’après-midi, à la clinique, avant de se rendre à l’hôpital pour la dernière tournée de la journée.

Alors, pour passer le temps, pour faire disparaître ce grand vertige qui lui soulevait l’estomac quand elle pensait à tout ce qui s’en venait, Jeanne avait décidé de soigner son jardin.

Quand Jeanne pensait à ses fleurs, elle ne pensait à rien d’autre.

Un peu grâce à Thomas, les chrysanthèmes étaient à leur plus beau, garnis de fleurs dans les tons de jaune ocre, de violet ourlé de rose et de blanc crémeux. Il était plus que temps de les installer au jardin. Ce que Jeanne avait fait, le petit déjeuner expédié, émerveillée de pouvoir s’agenouiller sans difficulté.

Puis, vers trois heures, elle avait procédé à un brin de toilette avant de quitter la maison sans dire à Thomas où elle allait. « Quelques courses, avait-elle lancé négligemment pour expliquer son absence. Ça me fait tellement plaisir de pouvoir conduire l’auto toute seule ! » Thomas n’avait pas insisté. La bonne humeur de Jeanne était trop réjouissante pour y mettre un bémol.

Ce fut au moment où elle mit les pieds dans le bureau de Gilles, à l’instant précis où leurs regards se croisèrent, que Jeanne comprit le sens réel de sa démarche. Elle tentait le tout pour le tout en offrant un compromis au cancer. « Je fais un bout de chemin et tu fais l’autre », aurait-elle pu lui dire. En venant le rencontrer, elle cherchait une approbation à cette ultime négociation. Car c’était exactement ce qu’elle était en train de faire : elle voulait traiter avec la vie. Ou la mort, elle ne le savait plus très bien.

Elle s’installa sur le bout du fauteuil, fouilla dans son sac à main pour en extraire la liasse de publications que Gilles lui avait remise. Les feuilles étaient toutes écornées d’avoir été souvent consultées. Elle y jeta un dernier coup d’œil. Toute son argumentation s’y trouvait. Puis, après un long soupir, elle leva la tête.

— Voilà ! Je ne sais pas vraiment par où commencer… Comme tu peux le constater, j’ai lu scrupuleusement tout ce que tu m’as remis, fit-elle en brandissant les brochures qu’elle tenait toujours dans sa main. Deux fois plutôt qu’une. Seule, à plusieurs reprises, puis avec Thomas pour être certaine d’avoir tout compris. Je crois maintenant que je saisis assez bien les enjeux des traitements que tu as prescrits. Ce qui ne veut pas nécessairement dire que j’y souscris. Je… Mon Dieu que c’est difficile à exprimer !

Dans le regard de Jeanne, il y avait tellement d’hésitation, d’incertitude, d’inquiétude que Gilles ne put s’empêcher de se relever pour venir s’asseoir dans un fauteuil à proximité d’elle.

— Traitement de faveur parce que tu es une amie, fit-il gentiment en serrant sa main au passage. Aujourd’hui, on ne peut plus se permettre la moindre familiarité avec nos patientes et c’est dommage. Mais avec toi…

Sur ces mots, où Jeanne perçut une certaine réprobation, Gilles s’installa confortablement en se calant dans son fauteuil.

— Et maintenant, vas-y franchement, conseilla-t-il. Dis-moi tout ce que tu as sur le cœur, car j’ai l’impression qu’il y en a beaucoup. Je sais que ce n’est pas facile, mais si tu veux que je t’aide, il n’y a pas d’autre solution. Parle-moi comme tu te dis les choses à toi-même. Ferme les yeux s’il le faut et oublie que je suis là. J’ai l’impression que tu es terrorisée. Si c’est le cas, dis-la cette peur. Crie-la si ça peut te faire du bien. Mais il faut qu’elle sorte.

Un long silence succéda à ces quelques mots. Tout comme Gilles l’avait suggéré, Jeanne avait fermé les yeux. Elle avait laissé tomber les feuilles sur le bureau et avait croisé les mains sur ses cuisses. Gilles remarqua qu’elles tremblaient.

— Est-ce que je me trompe en disant que tu as peur ? suggéra-t-il plus qu’il ne le demanda, tout en parlant d’une voix très douce, très calme, devant le silence persistant de Jeanne.

— Tu ne te trompes pas, avoua-t-elle enfin. J’ai très peur. Je n’ai jamais été très courageuse devant la douleur.

Jeanne avait toujours les yeux fermés. Le soleil de quatre heures entrait par une fenêtre placée derrière elle et il traçait des rayures sur son dos en suivant le dessin du store de bois. Elle en sentait la chaleur et cela l’aidait à se détendre.

— Tu crois vraiment que tu n’as pas de courage ? poursuivit Gilles sur le même ton. Pourtant, chère Jeanne, tu as enduré ce que peu de gens auraient enduré. Ton genou devait faire atrocement mal et tu ne t’es jamais plainte. La peur guidait peut-être ta façon d’agir, mais il y avait aussi une forme de courage dans tout ça.

Jeanne resta silencieuse un moment comme si elle soupesait les paroles de Gilles en se référant à l’expérience passée.

— C’est vrai, admit-elle enfin. Dans le fond, tu as peut-être raison. Le courage, c’est comme tout le reste, on dirait bien que ça s’apprend.

Ce fut alors que Jeanne ouvrit les yeux et tournant la tête, elle plongea son regard angoissé dans celui de son ami.

— Et mourir, Gilles ? Crois-tu qu’on peut apprendre à mourir ?

Tandis que Jeanne parlait, deux grosses larmes avaient débordé de ses paupières et coulaient le long de ses joues sans qu’elle cherche à les essuyer. Gilles comprit alors que jusqu’à maintenant, Jeanne n’avait partagé sa hantise de la mort avec personne. Pas même avec Thomas. Le sujet était encore au-delà de la zone interdite. Il aurait pu s’écrier qu’il ne fallait pas parler ainsi, qu’il était trop tôt pour envisager la mort, que ses chances de rémission étaient excellentes. Oui, il aurait pu dire toutes ces choses parce qu’elles étaient vraies et qu’elles repoussaient l’impensable jusqu’à un avenir hypothétique, incertain. Pourtant, il n’en fit rien. Jeanne n’avait pas besoin d’être rassurée par quelque pronostic pragmatique. Si Jeanne parlait de la mort avec autant d’angoisse dans la voix, c’est qu’elle avait besoin d’être rassurée relativement à celle-ci. Juste au cas où… Parce que malgré tout, on parlait de cancer, ici, et que cela sous-entendait également une éventuelle dimension d’irrévocable. Il répondit donc simplement :

— Oui, Jeanne, mourir, ça s’apprend. J’ai vu des tas de gens apprivoiser la mort et arriver à la considérer comme une conclusion tout à fait normale. On apprend à mourir comme on a autrefois appris à vivre.

Ces mots aussi n’étaient que la plus stricte vérité. Jeanne dessina alors un sourire fragile, un peu lointain. Lentement, elle passa la main sur son visage, renifla.

— Merci. Merci pour ton honnêteté. Je… Si jamais il le fallait, je repenserai à ce que tu viens de me dire. Ça m’a fait du bien d’entendre qu’on peut peut-être arriver à accepter.

— Mais encore faut-il qu’on en soit rendu là ! répliqua Gilles avec un peu plus de vigueur dans la voix. Si tu veux mon avis, je ne crois pas que ce soit ton cas.

Jeanne s’était redressée imperceptiblement dans le fauteuil.

— D’accord, oui, tu as raison. Mais j’avais quand même besoin de savoir…

Elle inspira profondément comme si elle avait manqué d’air.

— Allons-y donc pour les traitements. Ça aussi, ça me fait terriblement peur, tu sais. Surtout à cause de ma mère. Comme je te l’ai dit l’autre jour, non seulement la chimio n’a rien donné dans son cas, mais en plus ça l’a détruite. Non, non, ne m’interromps pas, fit-elle en levant le bras, voyant que Gilles s’apprêtait à lui couper la parole. Je t’assure que ce n’est pas un mauvais tour de ma mémoire. Maman était une force de la nature, crois-moi, enjouée, vive, énergique. J’aurais aimé que tu puisses la connaître. Ma mère était une femme exceptionnelle. Même l’opération qu’elle avait subie pour enlever les tumeurs au poumon ne l’avait pas affectée. Une semaine après, elle revenait à la maison, prête à reprendre sa vie où elle l’avait laissée, débordante d’énergie. Quant aux traitements, contrairement à moi, ils ne lui faisaient pas peur. C’était sa police d’assurance, comme elle le disait en riant. Elle avait même hâte de commencer pour que ce cauchemar soit derrière elle. C’est là que tout a basculé. Je te jure, Gilles, que la chimio a tué ma mère avant même que la mort ne l’emporte. En quelques semaines, elle s’était transformée en zombie, amaigrie, chauve, constamment à bout de souffle. Elle était tellement malade, Gilles. Tellement fatiguée. Un rien l’épuisait. En quelques semaines, elle a été clouée au lit pour ne plus en ressortir, sauf pour retourner à l’hôpital. C’est là qu’elle est morte, le corps ravagé par la douleur, les nausées. Je ne veux pas vivre ça, Gilles. C’est pourquoi j’ai bien étudié la documentation que tu m’as donnée. À première vue, il semblerait que la radiothérapie soit moins éprouvante. Alors si on essayait de commencer par ça ? Après tout, c’est toi qui l’as dit : il n’y a aucune métastase ailleurs et cette ombre au poumon n’est peut-être pas grand-chose. Je ne l’ai pas rêvé, n’est-ce pas ? Tu as bien dit que mon travail dans l’humidité et la poussière pouvait être la cause de cette ombre, non ?

Jeanne avait parlé d’une seule traite, reprenant à peine son souffle. Quand elle se tut enfin, le visage de Gilles s’était refermé, durci. Il savait qu’il allait crever la bulle d’espoir de Jeanne, mais il n’avait pas le choix.

— Oui, c’est vrai, je l’ai dit. De toute l’amitié que j’ai pour toi, j’espérais sincèrement avoir raison. Mais c’était avant l’intervention.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Ça change tout, ma pauvre Jeanne. Maintenant qu’on sait que la tumeur à la jambe était maligne, les risques que l’ombre au poumon soit une métastase sont réels. J’irais même jusqu’à dire à peu près certains. Si l’ombre n’était pas aussi petite, j’irais jusqu’à recommander une seconde intervention le plus rapidement possible.

— Une autre... Pas question ! Pas... pas pour l’instant, du moins.

À ces mots, devant la perspective d’une autre intervention, Jeanne éclata en larmes.

— J’en ai assez, finit-elle par dire d’une voix rauque. J’en ai assez.

Gilles avait tendu le bras et il serrait la main de Jeanne avec affection.

— Je sais. Je peux comprendre. Ça n’a rien de bien drôle ce que tu vis. C’est pourquoi on va tenter l’impossible pour l’éviter, cette opération. Et cet impossible, c’est un traitement de chimio et un de radio combinés. On n’a pas le choix, Jeanne, je regrette. Crois-moi, s’il y avait une autre alternative, je serais le plus heureux des hommes. Je sais à quel point ces traitements-là peuvent être difficiles à supporter. Mais là encore, ça varie énormément d’une personne à l’autre. J’ai même vu des patients qui n’avaient aucune nausée et d’autres qui gardaient tous leurs cheveux ! Et je ne dis pas ça pour te rassurer. C’est vrai !

Jeanne avait brusquement l’air absente. Du revers de la main, elle avait essuyé son visage.

— Je vois.

Puis elle tourna le regard vers lui. Un regard étrange, fait d’acceptation et de colère.

— En fait, ce que tu es en train de me dire, c’est que je n’y échapperai pas. On n’a pas le choix.

Jeanne semblait tellement désemparée que Gilles sentit l’obligation d’exagérer son enthousiasme.

— Malheureusement, c’est ça. Mais ce n’est qu’un mauvais moment à passer en route vers la guérison.

Tout en parlant, Gilles s’était relevé et tendait maintenant la main à Jeanne pour qu’elle puisse en faire autant. Il ne voulait pas que Jeanne se sente mal à l’aise de l’avoir dérangé pour si peu. Il souhaitait qu’elle perçoive sa visite ici comme importante, essentielle et que le lien de confiance entre eux reste entier !

Quand Jeanne fut debout, il passa amicalement son bras autour de ses épaules et la serra tout contre lui.

— Par contre, tu as bien fait de venir me voir.

Jeanne laissa fuser un ricanement sarcastique en s’arrachant à l’étreinte de Gilles.

— Je t’ai fait perdre ton temps, oui ! Moi et mes peurs ! Je ne sais pas comment je vais pouvoir passer à travers tout ça. Je n’arrive pas à me raisonner. Un jour, ça va, le lendemain, je suis à plat.

— D’abord, il faut que tu saches que tu ne m’as pas fait perdre mon temps. Je suis ton médecin, Jeanne, et si tu sens le besoin de parler, je sers aussi à ça. Mets-toi dans la tête que je suis ton punching ball émotif et frappe ! Ensuite, c’était important que tu me dises ce que ta mère a vécu. L’idéal serait de savoir quel médicament lui a causé tant de problèmes, mais c’est impossible. Le dossier de ta mère ne doit plus exister. Toutefois, la pharmacologie a beaucoup évolué en trente ans. Je parierais que ce qui a rendu ta mère malade n’est plus sur le marché.

Gilles parlait avec chaleur et conviction. Il y croyait aux possibilités de guérison de Jeanne. Il avait vu tellement de cas, tout au long de sa carrière, qu’il savait que sa patiente avait en mains tous les atouts. Il ne restait plus, maintenant, qu’à la convaincre qu’elle était capable de se battre pour que sa foi en la guérison soit à la hauteur. Car Gilles savait fort bien que la volonté avait aussi un grand rôle à jouer dans ce processus de guérison. Il avait été à même de le constater tant et tant de fois. Sans laisser à Jeanne le temps de répliquer, il enchaîna, toujours sur le même ton :

— Crois-moi, rien ne peut prédire que tu vas vivre ce que ta mère a vécu. Ce qui ne m’empêchera pas d’être excessivement vigilant. Ce qui veut aussi dire que tu m’appelles dès que tu crois que quelque chose ne va pas. N’importe quoi !

— N’importe quoi ? Tu ne sais pas à qui tu t’adresses, mon pauvre Gilles ! Au cas où tu ne le saurais pas, j’ai une petite tendance à l’hypocondrie !

— Je crois que je l’avais deviné, répondit-il malicieux.

Le ton de la conversation venait de changer et s’il ne s’était retenu, Gilles aurait poussé un soupir de soulagement. Jeanne semblait nettement plus décontractée qu’à son arrivée. Parfois, il suffit de parler pour remettre les choses en perspective. Il lui tendit la main.

— Malgré cette certaine prédisposition à l’exagération, promets-moi d’appeler, d’accord ?

— D’accord. Et merci de m’avoir reçue. Je sais que ton temps est précieux.

— Le temps de tout le monde est précieux, Jeanne. Pas plus le mien que celui des autres.

— C’est vrai. Tu as raison.

Tout en parlant, Jeanne avait ébauché un petit sourire moqueur.

— Sais-tu que tu es plus sérieux que ce que je croyais ? Le don Juan cache bien son jeu. Allez, je te laisse vaquer à tes occupations.

Puis, le visage redevenu grave, elle ajouta :

— Seras-tu là, mercredi prochain ?

— Je serai là. Je suis toujours présent lors du premier traitement.

— Tant mieux… Alors à mercredi. Oh ! J’y pense. J’aimerais que cette discussion reste entre nous, d’accord ? Thomas ne sait même pas que je suis ici. Il y a encore certaines choses que je veux tirer au clair avant d’en parler. Disons qu’avec toi, c’est pas pareil. Après tout, ça fait partie de la job ! On va dire que tu es la voix de ma conscience !

— Pas de problème, Jeanne. Thomas est peut-être mon meilleur ami mais, toi, tu es ma patiente. Et ça, pour moi, vois-tu, c’est sacré. Ce qui se dit ici ne sort jamais d’ici.

— Merci.

En quittant le bureau de Gilles, Jeanne se sentait beaucoup mieux. Elle avait récupéré tous ses papiers et elle se promettait de les relire avec un regard neuf. Bien sûr, la peur ne s’en irait pas par magie, d’un simple claquement des doigts. Elle continuerait de rôder, sournoise, prête à se manifester à la moindre occasion. Jeanne se connaissait bien, il y aurait encore de ces moments d’abattement. Mais aujourd’hui, elle avait compris qu’elle ne serait plus seule pour affronter ses démons. Elle savait que Gilles serait là si jamais elle n’était pas prête à parler à Thomas. Parce que Thomas, elle l’aimait trop pour s’habituer facilement à voir de la tristesse dans ses yeux.

Et malheureusement, depuis quelque temps, elle avait l’impression qu’il n’y avait que cela dans le regard amoureux qui se posait sur elle.

Dans une des brochures, il était dit qu’il fallait apprendre à vivre avec son cancer. C’était exactement ce qu’elle allait essayer de faire. Sa conversation avec Gilles lui avait redonné un peu de vigueur. S’il était vrai que l’on pouvait apprendre à mourir, elle arriverait assurément à apprendre à se battre ou à vivre différemment.

Avant d’entrer chez elle, Jeanne fit un détour par le centre commercial. Question de donner une certaine cohérence à son escapade et d’acheter une bouteille de champagne. Brusquement, elle avait envie de fêter avec Thomas. Une soirée en tête-à-tête , comme il y avait longtemps qu’ils ne l’avaient fait.

Un genre de soirée qu’ils n’auraient peut-être pas l’occasion de répéter avant un certain temps.

À cette pensée, l’estomac de Jeanne se contracta. Elle fut même tentée de rebrousser chemin. Puis elle repensa à Gilles et à tout ce qu’ils avaient dit. Alors, elle redressa les épaules et poursuivit d’un pas décidé vers l’entrée du centre commercial.

C’est tout de suite qu’elle allait commencer à apprendre à faire face à sa maladie. Ce soir, elle avait envie d’un moment heureux avec Thomas et elle irait jusqu’au bout de son idée.

— Et sus au cancer, murmura-t-elle en poussant la porte de la SAQ.

Jeanne choisit alors le meilleur champagne qu’ils avaient sur les rayons. Un brut rosé qui ressemblait à celui qu’ils avaient bu à leur mariage.

Le repas du dimanche fut lui aussi, à sa manière, une sorte de fête.

Jeanne affichait un air détendu qu’elle était loin de ressentir, mais cela fut suffisant pour donner le ton à la rencontre. Ils étaient tous là : les trois enfants, les conjoints et les deux petits-fils qui s’agrippaient à elle un peu plus souvent que d’habitude. Olivier avait dû leur parler. Aux yeux de Jeanne, le seul qui manquait à leur petite réunion familiale, c’était son père. Pourtant, il était peut-être celui qu’elle avait le plus hâte de voir. Malheureusement, il s’était dit trop fatigué pour entreprendre le voyage jusqu’à Montréal. Jeanne le regrettait, car elle savait qu’il était grand temps de lui parler, de tout lui confier.

Il était temps d’aller chercher auprès de lui ce courage qui lui faisait encore cruellement défaut par moments.

Son père était probablement le seul être sur terre qui pourrait vraiment comprendre ses craintes, car il était le seul à partager ses souvenirs.

Néanmoins, en attendant de faire cette escapade vers Québec, cet après-midi, elle avait la chance d’avoir tous les siens auprès d’elle et cela comblait une grande partie de ses attentes. On aurait dit un réveillon !

Olivier était arrivé les bras chargés de gerberas en s’excusant d’être aussi banal. Jeanne le rassura en lui disant que ces fleurs aux couleurs magnifiques étaient ses préférées et c’était vrai... après les roses.

Mélanie avait cuisiné quelques douceurs pour ses parents en disant que c’était plus facile de faire des recettes pour quatre et de partager par la suite. Jeanne n’avait rien pu rétorquer, puisqu’elle était d’accord avec elle.

Puis Sébastien était arrivé, en retard comme toujours, avec un assortiment coûteux de ses produits de toilette préférés pour qu’elle puisse se dorloter. Jeanne avait rougi de plaisir. Son fils la connaissait bien. Jamais elle n’aurait poussé la folie à s’offrir un tel cadeau. Pourtant, elle adorait les crèmes et huiles parfumées !

La bière avait coulé abondamment, le vin avait suivi, faisant briller les regards, déliant les langues. On s’était taquinés, on avait bien ri, on avait longuement parlé de tout et de rien. Puis le repas avait suivi, parfait comme toujours quand Jeanne se donnait la peine d’ouvrir ses livres de recettes. La salle à manger vibrait de conversations et de rires et Jeanne était heureuse. Cela lui rappelait le temps où les enfants étaient encore à la maison et qu’il lui arrivait parfois de dire, les bras levés au ciel, que sa demeure était un asile de fous. Puis Thomas avait proposé un cognac et tous l’avaient suivi au salon, alors que Jeanne desservait.

— Pas question de m’aider, avait-elle précisé en voyant Mélanie qui tentait de se relever du fauteuil où elle venait de se laisser tomber. Ça va plus vite quand je suis toute seule dans la cuisine. Donnez-moi quelques minutes et je reviens me joindre à vous.

Sur ce, elle s’esquiva rapidement, avant d’entendre les habituelles protestations. Jeanne avait toujours détesté qu’on la regarde travailler !

Elle venait tout juste de refermer le lave-vaisselle et s’apprêtait à nettoyer les comptoirs quand Mélanie se pointa à la cuisine. Jeanne leva les yeux.

— J’ai presque fini, lança-t-elle machinalement quand elle vit Mélanie qui la rejoignait en deux enjambées. C’est gentil d’être venue, mais encore quelques secondes et je…

— Je ne suis pas ici pour te voler ton sacro-saint torchon, l’interrompit la jeune femme en riant. Par contre, je vais te demander de le déposer quelques instants, ajouta-t-elle en ôtant la serviette humide des mains de sa mère. Allez, hop ! Dans l’évier, la guenille ! Et toi, tu viens avec moi. Il faut que je te parle.

Mélanie avait pris sa mère par la main et l’entraînait vers la serre. Jeanne pensa aussitôt que sa fille voulait l’entretenir des traitements qui commenceraient dans quelques jours. Elle était même surprise qu’aucun des enfants n’ait effleuré le sujet pendant le souper. Elle s’y attendait et avait prévu le coup. À force d’y penser, elle avait réussi tant bien que mal à se blinder dérisoirement le cœur pour pouvoir en parler sans émotion, si jamais les enfants abordaient la question. Curieusement, personne n’en avait parlé et finalement, cet état de choses avait soulagé Jeanne.

La nuit était tombée. Une nuit noire, opaque, sans lune ni étoiles. Jeanne s’approcha de la petite table en osier où le casse-tête attendait toujours et elle alluma la lampe chinoise qui s’y trouvait. Comme clarté, cela suffirait amplement. Elle ne voulait surtout pas des néons qui seraient trop indiscrets en cas de discussion plus difficile.

Alors, prenant une profonde inspiration, elle se tourna franchement vers Mélanie qui était restée en bas des trois marches qui donnaient accès à la cuisine.

— Alors, ma grande ? Quel est ce sujet dont tu voulais m’entretenir ? Comme je te connais, tu dois avoir quelques conseils à me donner ! C’est ça ?

Mélanie avait froncé les sourcils. Tant à cause du ton employé par Jeanne, qui lui semblait un peu agressif, que de l’embarras où la plongeaient les propos de sa mère.

— Des conseils ? Quels conseils ?

C’est en apercevant une lueur de tristesse dans le regard de Jeanne que Mélanie comprit tout à coup où voulait en venir sa mère. Elle s’approcha d’elle en tendant les mains.

— Je parie que c’est à cause de tes traitements qui vont commencer ! Pauvre maman, ça t’inquiète, n’est-ce pas ? Malheureusement, je n’ai pas de formule magique ni de conseils à te donner. J’espère seulement que ça ne sera pas trop difficile pour toi. J’espère aussi que tu ne feras pas comme pour la vaisselle ! Ne te gêne pas pour demander de l’aide si tu vois que tout semble t’échapper. Papa a beau faire de son mieux, le travail de maison n’est pas son fort.

À ces mots, Jeanne esquissa un sourire. Mélanie avait raison.

— C’est vrai que Thomas n’est pas très doué pour s’occuper d’une maison.

Puis brusquement, son visage redevint sérieux.

— Mais tout s’apprend, ma belle. Il y a quelqu’un qui m’a dit ça, il n’y a pas très longtemps et j’ose croire qu’il a raison. Normalement, on devrait arriver à s’en sortir, ton père et moi. Néanmoins, je te remercie et si je vois que c’est trop dur, je t’appelle à la rescousse, promis. Maintenant, qu’est-ce que tu avais de si important à me dire que tu devais le faire ici, dans la serre ?

Mélanie redressa les épaules.

— Je suis enceinte, maman.

Elle était toute souriante, les joues rosies par l’émotion et les yeux brillants de joie.

— Maxime et moi, on ne voulait pas en parler avant le quatrième mois. Comme on a été déçus trois fois, on s’est dit que cette fois-ci, on en parlerait uniquement quand on serait certains que tout se passait normalement. Mais toi, c’est pas pareil. Je n’aurais pas pu garder un secret comme celui-là sans t’en parler. Voilà, c’est ce que j’avais à te dire. Je suis enceinte de cinq semaines.

Jeanne resta un moment silencieuse, savourant à son tour la joie que faisait naître en elle l’annonce de cette maternité. Puis elle prit le visage de sa fille entre ses mains et plongea son regard dans le sien.

— J’ai l’intuition que cette fois-ci sera la bonne, ma grande. Je sens que ça y est. Ne me demande pas pourquoi, je serais bien en peine d’expliquer d’où me vient cette conviction. Mais c’est un fait, je ne ressens aucune inquiétude. Toutes mes félicitations, Mélanie. Et n’aie pas peur, je vais me taire. Même si je suis une bavarde impénitente, quand on me demande de garder un secret, je sais le faire. Permets-moi seulement de mettre ton père dans la confidence. Avec les moments difficiles que nous vivons, j’avoue qu’une raison de se réjouir ne sera pas de trop.

— Comment, une raison ?

Mélanie s’emportait déjà, vive et décidée selon son tempérament habituel.

— Tu te trompes, ma pauvre maman ! Tu avais déjà une raison de te réjouir : ta guérison prochaine. Maintenant, tu en as une seconde : le bébé. Tu vas voir ! Dans huit mois, on va célébrer tous ensemble la naissance du plus beau bébé de la terre !

Alors que Mélanie lui parlait, Jeanne aperçut la silhouette d’Olivier qui s’était approché de la porte de la serre, pour aussitôt faire un pas en arrière, voyant que sa mère n’était pas seule.

— Olivier ?

Jeanne déposa un long baiser sur la joue de Mélanie, lui fit un clin d’œil complice pour qu’elle se taise puisqu’elle ne voulait pas ébruiter la nouvelle, puis se tourna vers la porte.

— Olivier ? répéta-t-elle.

— Oui, je suis là.

Olivier sortit de l’ombre, posant un regard inquisiteur sur sa sœur.

— Je ne veux pas vous déranger. Je venais simplement te…

Mélanie marchait déjà vers lui.

— C’est beau, Olivier. Je te laisse maman à toi tout seul ! On avait quelques secrets de filles à se confier, mais c’est fini.

— Oh ! Des secrets de filles !

Il y avait de la moquerie dans la voix d’Olivier, ce qui fit sourire Jeanne. Mais aussitôt que Mélanie eut disparu dans la cuisine, le sourire s’effaça. Jeanne remarqua alors que son fils avait l’air particulièrement fatigué. Soudainement, elle revit le repas où son aîné avait été plutôt taciturne. Il ne parlait jamais beaucoup, mais ce soir, il s’était surpassé. Était-ce l’inquiétude devant les traitements qui l’avait rendu si silencieux ? Jeanne alla aussitôt au-devant de confidences qui peut-être ne viendraient pas autrement. Elle n’avait jamais aimé forcer les aveux, mais avec Olivier, il n’y avait souvent pas d’autre façon d’agir.

— Tu me sembles fatigué. Des problèmes ?

Comme Jeanne l’espérait, Olivier hésita à peine avant de répondre.

— Oui et non. Disons que je passe des moments plus difficiles. Le travail est exigeant, surtout depuis que je fais des visites à domicile. Alors Karine me reproche de plus de plus de ne jamais être à la maison. Ça crée des tensions et il arrive que le ton monte entre nous deux.

— Ouais… Effectivement, ça ne doit pas être facile. Ces visites à domicile sont-elles vraiment obligatoires ?

Olivier dessina une moue amère.

— Tu parles comme Karine. Non, elles ne sont pas obligatoires, si tu veux la vérité toute nue, bien froide. Par contre, je dirais qu’elles sont nécessaires. La population vieillit, maman. Mes patients sont de plus en plus âgés. Pour eux, se déplacer pour rencontrer le médecin, c’est pénible, parfois même impossible.

— Ouais… J’avoue que vu sous cet angle… Dans le fond, c’est tout à ton honneur, cette façon d’agir. Tu aimes ton travail, n’est-ce pas ?

Jeanne était fière de son fils. Quand elle lui avait demandé s’il aimait son travail, Olivier avait redressé les épaules.

— Oui, j’aime ce que je fais, maman. Et je suis heureux de voir qu’il y a quelqu’un qui comprenne, répondit Olivier sur un drôle de ton, à la fois amer et généreux. Ce n’est pas pour me sauver de la famille que j’agis comme ça, bon sang, c’est pour faire mon métier le mieux possible ! Si on essayait juste un instant de comprendre ce qui me pousse à…

C’est en écoutant son fils parler que Jeanne se rappela le voyage dont il avait parlé. Indiscutablement, il était fatigué, épuisé même. Il méritait sûrement des vacances. Avec tout ce qu’elle avait vécu depuis un mois, elle l’avait complètement oublié.

— Dis donc, toi, interrompit Jeanne, tu ne devais pas prendre des vacances ? Il me semble que tu avais même parlé d’un voyage.

À ces mots, Olivier se mit à rougir, visiblement mal à l’aise. Il ne pouvait quand même pas dire à sa mère que c’était à cause d’elle qu’il pensait annuler le voyage. Pourtant, il y tenait à ces deux semaines, seul avec Karine. À ses yeux, ce voyage aurait pu faire toute la différence entre eux.

— Oui, on en a parlé, Karine et moi. Mais avec les garçons, j’ai vite compris que c’était compliqué. Alors…

— Alors rien du tout… Ce voyage, il était important, oui ou non ?

Olivier soutint le regard de sa mère, ignorant où elle voulait en venir.

— Il était important, oui, admit-il enfin. J’aime Karine, maman. Je crois qu’il est grand temps qu’on pense un peu à nous. Elle n’a pas tout à fait tort, tu sais. De là, l’idée d’un voyage. Je me disais qu’en étant assez loin, on ne serait pas dérangés et on pourrait…

— Et tu comptais sur moi pour garder les enfants, coupa Jeanne une seconde fois. C’est bête, mais je l’avais oublié, ce qui n’est pas très gentil de ma part.

— Voyons, maman. Avec ce…

— Pas d’excuse, je suis fautive. Oui, ce que je vis est éprouvant. L’opération n’a pas été un moment particulièrement agréable et les traitements qui s’en viennent me donnent un trac fou, mais ce n’est pas une raison pour que la terre cesse de tourner. Si tu avais quelqu’un pour s’occuper des deux mousses, est-ce que tu le ferais, ce voyage ?

— Oui, c’est sûr ! Mais je ne vois pas comment…

— Et si je demandais à Madeleine de garder Alexis et Julien ?

— Madeleine ?

— Oui, Madeleine et Roger Paquet, nos voisins. Si je me souviens bien, vous adoriez vous faire garder par eux quand vous étiez petits !

À ces mots, Olivier étira un large sourire.

— Et comment ! Ils sont tellement gentils. Et tu crois qu’ils pourraient peut-être garder mes fils ?

— J’en suis certaine ! Madeleine adore les enfants. Tu sais, ce n’est pas par choix qu’ils n’en ont pas eus. Madeleine m’a souvent dit qu’elle aurait aimé avoir une grande famille. Aujourd’hui, elle m’envie d’être grand-mère. Alors, qu’est-ce que tu en penses ?

Curieusement, le sourire d’Olivier s’était rapidement éteint, au fur et à mesure où Jeanne parlait.

— L’idée de confier les enfants à Madeleine est excellente. Mais, il y a toi ! Je ne peux pas m’en aller au bout du monde pendant que tu…

— Oublie ça, veux-tu ! Ta famille a plus d’importance que moi. Pense à tes deux garçons, pense à ta femme et quand tout ira bien chez vous, tu songeras à ta mère. De toute façon, tu ne pars pas pour un an, mais pour deux petites semaines. En attendant, parle de ma proposition à Karine et si elle est d’accord, je contacterai Madeleine. Moi, je ne serai peut-être pas d’une grande utilité, je n’en ai pas la moindre idée, mais ton père ne sera pas loin. Si les petits s’ennuient, ils pourront quand même venir ici faire des petites visites. Qu’est-ce que tu en dis ?

Visiblement, Olivier était ému.

— J’en dis que tu es unique ! Je venais te voir pour te saluer avant de partir parce qu’il est tard et que Julien doit se coucher pour l’école demain et toi, tu as trouvé le moyen de me faire raconter ma vie.

Jeanne allait répliquer que c’était parfois salutaire de s’occuper des autres pour oublier ses propres tracas quand, depuis la cuisine, retentit la voix de Sébastien.

— Maman ?

Jeanne éclata de rire.

— Je suis dans la serre, Sébas !

Puis, tout en faisant un sourire de connivence à Olivier, elle ajouta à voix basse :

— Ce n’est plus une serre, ici, c’est un confessionnal !

Et haussant le ton :

— Bon, maintenant, va coucher ton fils. J’attends ton appel demain. Si Karine est d’accord, je demanderai à Madeleine si elle est disponible. Et surtout, n’oublie pas que je t’aime.

— Moi aussi, je t’aime, maman.

Olivier allait tourner les talons quand il se ravisa et, s’approchant impulsivement de Jeanne, il la prit dans ses bras et l’embrassa dans le cou.

— Je t’en supplie, fais tout ce que le médecin va te demander, lui murmura-t-il à l’oreille. Il faut que tu guérisses. On a encore besoin de toi.

Venant d’Olivier, ces quelques mots touchèrent Jeanne d’un direct au cœur. Elle leva les yeux vers lui et remarqua son regard embué. Elle fut sur le point de dire qu’ils devraient se voir plus souvent pour apprendre à mieux se connaître, tous les deux. Apercevant Sébastien dans l’embrasure de la porte, elle se contenta de l’embrasser sur la joue. Olivier n’aurait pas apprécié que son frère soit témoin d’un semblable épanchement du cœur.

— À bientôt, mon grand. Embrasse les garçons pour moi.

Tout en saluant Olivier, Jeanne avait fait signe à Sébastien de la rejoindre.

— Je ne veux pas vous déranger, fit ce dernier en suivant son frère des yeux, les sourcils froncés. Je peux revenir…

— C’est beau, Sébas, je partais justement. Je te laisse maman à toi tout seul, ajouta Olivier en souriant, reprenant à son profit les quelques mots de Mélanie.

Puis, se retournant une dernière fois vers Jeanne, il lui lança gentiment, en prenant Sébastien comme témoin :

— Et toi, tu fais tout ce qu’on te dit de faire, même si c’est pénible ! Et ne vous gênez surtout pas, papa et toi, pour demander de l’aide en cas de besoin. D’après mes souvenirs, notre père n’est pas le meilleur cuisinier en ville !

— Oui, oui, promis. Avec toute l’aide que vous nous proposez, Mélanie et toi, on va finir par y prendre goût et vous allez en payer le prix ! Faites attention à ce qu’on ne devienne deux vieux encombrants, ton père et moi ! Allez, file maintenant, et n’oublie pas de m’appeler demain !

Puis Jeanne se tourna vers Sébastien, un large sourire éclairant son visage. La présence des enfants, leurs confidences avaient fait reculer le spectre des traitements de quelques pas. Dans l’immédiat, Jeanne se sentait bien.

— Viens t’asseoir Sébas. Tu as bien quelques minutes à me consacrer… Ça m’a fait plaisir de voir Manuel, ce soir. Ça faisait plusieurs mois qu’il n’était pas venu à la maison.

Sébastien répondit à sa mère par un sourire, évitant de donner suite à ses propos. En fait, si Manu avait brillé par son absence tout au long de l’été, c’était en grande partie à cause de l’attitude de Thomas quand ils avaient parlé de la maison. Manu s’était mis en tête que son orientation sexuelle était à l’origine d’un rejet qui ressemblait un peu trop à celui essuyé chez ses propres parents. Sébastien avait dû déployer des trésors de persuasion pour amener son ami à réviser son jugement. Aujourd’hui, Manu ne s’était décidé qu’à la toute dernière minute et il l’avait fait sous une pluie de menaces ! Donc, lorsque Sébastien entendit la remarque de Jeanne sur ce sujet, il préféra éluder la vérité.

— Tu sais, maman, Manu est passablement occupé. Garçon de café, c’est exigeant, surtout l’été. Mais on devrait se reprendre durant l’hiver. Ne t’inquiète pas, tu vas nous voir plus souvent.

L’excuse étant valable, Jeanne n’insista pas.

— Tant mieux. Alors ? Quoi de neuf, Sébas ?

— Bof ! Pas grand-chose. Peut-être une proposition de travail, mais tant que tout n’est pas complété, je préfère ne pas en parler. Mais ce n’est pas pour ça que je voulais te voir. C’est à propos de grand-père.

À ces mots, Jeanne se redressa aussitôt sur sa chaise.

— Quoi grand-père ? demanda-t-elle d’une voix inquiète. Mon père ne va pas ? Il me semblait pourtant, l’autre jour au téléphone, qu’il était assez en forme. Sa voix était bonne, assurée, énergique. Je sais bien qu’il n’est plus très jeune, pourtant, malgré l’avertissement du printemps dernier, j’avais l’impression qu’il allait bien. Je me trompe ?

— Non, tu as raison. Grand-père se porte relativement bien. Il a jardiné une partie de l’été, il voit à ses affaires tout seul, sans problème. Le problème, en fait, c’est toi.

— Moi ? Pourquoi moi ? Lui aurais-tu parlé de ma santé ?

— Non, justement. Je n’ai rien dit, comme tu me l’avais demandé. Par contre, je suis certain que grand-père se doute de quelque chose. Il m’a fait plusieurs fois la remarque que tu n’es jamais là quand il essaie d’appeler. Et ça, vois-tu, ça ne te ressemble pas. Il trouve cela insolite. C’est l’expression qu’il a employée, insolite. Alors, il est inquiet. Je ne pouvais toujours pas lui dire que tu étais à l’hôpital, ou chez le médecin, ou trop fatiguée pour prendre le téléphone. Tu m’en aurais voulu. Pourtant, à le voir se morfondre, ce n’est pas l’envie de désobéir qui m’a manqué. Va falloir que tu te décides, maman.

— Je le sais bien, reconnut Jeanne en soupirant. J’ai conscience qu’il faudrait que je lui parle. Maintenant qu’on sait exactement de quoi je souffre, tu as raison, je dois aller à Québec. Promis, Sébas, je m’occupe de papa le plus vite possible. En fin de semaine prochaine, tiens. Je l’appellerai demain matin pour annoncer notre visite.

Sébastien semblait soulagé.

— Merci, c’est gentil. Je suis certain qu’il va apprécier, même si ça va lui faire de la peine.

De la peine ? Jeanne resta silencieuse un moment. Son cœur s’était mis à battre rapidement. En pensée, elle revit le sourire de son père et celui, pratiquement délavé, de sa mère. Elle croyait s’être cuirassée contre les émotions, elle n’avait pas imaginé qu’un de ses enfants la précipiterait au cœur de ses peurs les plus absurdes. Sa cuirasse était aussi fragile qu’une tunique de papier.

— Non, Sébas, reprit-elle enfin, évitant de regarder son fils. Ce n’est pas de la peine qu’il va avoir, ton grand-père. C’est beaucoup plus que ça. Je vais le replonger dans ses pires souvenirs. Là où je me tiens moi-même en équilibre précaire. Il a perdu une femme qu’il aimait à cause du cancer et maintenant, c’est sa fille unique qui est atteinte du même mal. C’est pour cette raison que j’ai tant tardé à me confier à lui. Pourtant, il est peut-être le seul à pouvoir comprendre mes peurs parce qu’il est le seul à partager les souvenirs que j’ai de maman.

Même si Jeanne avait parlé d’une voix relativement détachée, les mots, eux, disaient toute son inquiétude, toute sa détresse. Sébastien se releva alors de sa chaise et vint s’asseoir sur le plancher de dalles, la tête appuyée sur les genoux de sa mère.

— Nous aussi, on est là, maman, fit-il d’une voix grave qui, curieusement, avait repris ses intonations d’enfant. Ton mari, tes enfants… On t’aime, tu sais. On ne peut peut-être pas partager tes souvenirs, mais on peut regarder l’avenir avec toi. C’est là que tu dois porter ton regard, maman, devant, loin devant. Si la douleur, c’est ton corps à toi qui va la subir, le reste on le vit avec toi. On vit les mêmes peurs et les mêmes espoirs que toi. Ne l’oublie jamais.

Jeanne avait posé une main sur la tête de Sébastien. Tout doucement, elle caressait ses cheveux bouclés qu’il portait mi-longs, comme Thomas au même âge. Les larmes coulaient sur le visage de Jeanne, mais ces quelques larmes n’étaient pas douloureuses. Elles étaient apaisantes.

— Merci, Sébas, articula-t-elle enfin d’une voix chavirée. Merci d’être là. Merci de me rappeler que vous êtes là. Ces dernières semaines, j’étais tellement centrée sur moi-même que j’en avais un peu oublié à quel point vous êtes formidables. Tous les trois, chacun à votre façon, vous venez de me le rappeler. Promis, je ne l’oublierai plus. Jamais.

Tandis que Jeanne et Sébastien vivaient un moment d’intense communion, Thomas se retrouvait seul au salon avec Manu qui s’était installé à deux mètres de la télévision, sur un tabouret, pour suivre le match de football des Alouettes. Visiblement, le jeune homme n’avait pas envie de discuter avec lui. Il l’avait même évité tout au long de la soirée. Maintenant que tous les autres étaient partis, Thomas prenait conscience de la froideur qui existait entre eux. Il ne se sentait pas à l’aise, seul avec Manuel dans une pièce où l’animosité dominait. Si Thomas n’appréciait pas le jeune homme, ce dernier semblait éprouver des sentiments identiques à son égard.

Sans dire un mot, contrarié, Thomas se releva et se dirigea sans hésitation vers la serre. Jeanne et Sébastien devaient s’y trouver.

La pluie s’était mise à tomber. En entrant dans la cuisine, Thomas s’arrêta un moment pour écouter le crépitement des gouttes qui tombaient dru sur le toit de la serre. Il aimait ce bruit monotone, le trouvait rassurant.

Il prit soudainement conscience du silence qui enveloppait la serre. Seul le son assourdi de la télévision lui arrivait par vagues plus ou moins bruyantes. Il s’approcha de la porte qui donnait sur le domaine de Jeanne. Un halo de lumière jaunâtre enveloppait la mère et le fils qui était toujours assis à même le sol, la tête appuyée sur les genoux de Jeanne. Thomas les contempla un long moment, silencieux. Puis, le cœur comblé par cette image qui le reliait si fort à leur vie familiale, celle pour laquelle ils avaient vécu tous les deux, Jeanne et lui, à travers l’amour qu’ils éprouvaient, il se retira sur la pointe des pieds. Jeanne et Sébastien n’avaient nul besoin de lui.

Quand il revint au salon, Manuel n’avait pas bougé d’un poil. Il avait l’air tellement absorbé par la partie de football que Thomas se réinstalla dans son fauteuil sans parler. Pourtant la posture de Manuel, épaules courbées et bras ballants entre les jambes, interpellait grandement cette sensation de plénitude qui l’avait envahi au moment où il avait surpris Jeanne et Sébastien. L’image que Manuel projetait, alors qu’il regardait banalement la télévision, était celle d’un homme accablé. Brusquement, Thomas fut peiné pour Manuel, sans raison autre qu’il était chez lui et qu’il faisait partie de sa famille. Thomas était un homme foncièrement juste. Ce Manuel qu’il avait jugé indigne de son fils était le même que Sébastien avait choisi. Il devait l’admettre et l’accepter. Ce qu’il avait appelé intérieurement de la froideur n’était peut-être que de l’embarras après tout. Et lui, l’imbécile, il n’avait rien fait pour l’aider. Au contraire, il l’avait délibérément ignoré, se sentant tout aussi mal à l’aise.

Thomas se sentait mesquin, ce qui ne lui était pas arrivé souvent. Habituellement, il était plutôt ouvert sans pour autant être exubérant. Il trouva cette sensation désagréable.

Se décidant d’un coup, il s’avança sur le bout du fauteuil et, adoptant une pose semblable à celle de Manuel, il lança :

— Avec tout ce monde, on n’a pas eu l’occasion de jaser beaucoup, ce soir. Votre projet de maison, ça tient toujours ? Je sais bien qu’on ne vous en a pas reparlé, Jeanne et moi, mais les circonstances nous ont un peu bousculés. Ce qui ne veut pas dire que j’ai oublié. J’aimerais bien que tu m’en reparles.

Manuel prit un certain temps avant de se retourner, comme s’il le faisait à contrecœur. Pourtant, lorsqu’il le fit, il affichait un sourire. Thomas tenta d’y répondre, même s’il doutait de la spontanéité du geste. Pourquoi, pourquoi n’arrivait-il pas à se fier à Manuel ? Même son sourire, présentement, lui semblait étudié, forcé. Un peu comme le sien, finalement. Pourtant, tant et aussi longtemps que cet homme serait dans la vie de son fils, il devrait lui ouvrir sa porte. Aussi bien s’y faire tout de suite. Il prit une profonde inspiration, comme on le fait avant de se jeter à l’eau.

— Alors, cette maison ? lança-t-il le plus joyeusement possible. Le projet tient-il toujours ? Pour nous, les prémices d’un engagement se sont quand même modifiées. J’espère que vous en êtes conscients. Mais le projet reste intéressant. Alors ? J’écoute !

TIRÉ DE LAGENDA DE JEANNE

La pluie qui a commencé à tomber dimanche continue de le faire sans arrêt depuis. Deux longues journées grises qui rendent l’atmosphère un peu plus lourde. Qui me rendent le cœur de plus en plus lourd ! L’échéance approche. Demain, je dois me présenter à l’hôpital pour les traitements. Demain…

C’est à la fois très loin et trop proche. Les heures tombent au compte-gouttes, mais mon cœur, lui, court au galop.

C’est un peu pour ça que j’ai profité de cet après-midi de pluie pour relire tout ce que j’ai écrit depuis un an. Ça fait passer le temps et ça m’occupe l’esprit. J’en avais besoin.

Je me suis vite rendu compte que l’agenda que j’ai tenu tout au long de ma vie, me contentant de compiler les événements qui me semblaient importants, y apportant parfois quelques réflexions, s’est transformé en véritable journal intime. Pourquoi ?

La peur est-elle l’unique déclencheur ? Est-ce elle qui m’a rendue si volubile ? L’incertitude et l’angoisse obsessionnelle devant une maladie qui est devenue réalité auront eu raison de mes habituelles rigueurs.

Par contre, si j’essaie de rester froide devant l’évidence, écrire était peut-être la seule façon de me confier. Moi qui parle si difficilement à ceux qui me sont proches et si facilement aux étrangers, j’ai utilisé l’écran de mon ordinateur comme s’il était cet inconnu silencieux capable d’écoute sans riposte ni jugement. C’est bien dit, mais quand même ! Il me semble que ce n’est pas suffisant pour justifier ce changement dans mon écriture. Il y en a eu de ces événements tragiques tout au long de ma vie. Des événements qui auraient pu me pousser à me confier, justement, et je ne l’ai jamais fait auparavant. Jamais. Ni quand Mélanie a eu la méningite, ni quand Olivier a eu un accident d’auto, ni quand… À quoi bon ressasser tous ces moments de grande inquiétude face aux miens ? Il suffit de me rappeler qu’ils ont été là et que l’envie d’écrire mes émotions face à eux n’est jamais venue. Il a fallu que la peur d’une maladie m’affectant moi, et moi seule, survienne pour que je sente ce besoin de dire les choses comme je les vivais. Suis-je à ce point égoïste ? Pour moi, pour ma petite personne, la manie de tout noter s’est transformée en besoin d’écrire vraiment. Cependant, je dois l’avouer, ces quelques heures devant l’ordinateur me font un bien fou. C’est inouï de voir à quel point ces minutes d’écriture que j’arrache au quotidien me sont devenues essentielles ! Elles me permettent de débroussailler mes pensées, comme j’aime à débroussailler mes plates-bandes. Les deux gestes découlent d’un même plaisir d’apporter un peu d’ordre et de beauté autour de moi. C’est peut-être pour ça que maintenant, j’écris un peu n’importe quand. Avant, je le faisais rigoureusement tous les vendredis. Pas question de remettre au lendemain. Pauvre Thomas ! Combien de fois a-t-il dû attendre que j’aie fini avant de partir l’appareil vidéo pour visionner le film que nous avions choisi ! Ça ne devait pas toujours être facile de m’endurer ! La retraite aura eu ça de bon : je suis moins téteuse que je l’ai été. Tant mieux, car je me doute que l’avenir immédiat ne ressemblera pas à ce que j’ai cherché à établir autour de moi par le passé. Il va falloir que j’apprenne à vivre au jour le jour, sans horaire préalable. J’ignore comment mon corps va réagir aux traitements. Il y aura peut-être des journées d’enfer, peut-être pas. Moi qui aime planifier soigneusement les événements et même le cours normal de mes journées, je n’aime pas cette sensation de voir tout m’échapper. Finalement, quand je m’arrête pour y penser, je déteste les incertitudes en tous genres, alors que j’apprécie les imprévus qui pimentent le quotidien. C’est probablement pour ça que j’ai tant changé durant la dernière année. Même si mon attitude peut sembler ambivalente, moi, je m’y retrouve. Proposez-moi une sortie, un voyage de dernière minute et j’accepterai de bon cœur de tout bouleverser. Confrontez-moi à une inquiétude, à une douleur inopinée et je me transformerai en autruche pour ne rien voir, je m’attacherai à mon quotidien pour me sécuriser. Décidément, je suis très compliquée ! Je me répète : pauvre Thomas !

Comment arriverons-nous à survivre aux semaines qui viennent ? J’ai relu ce que Gilles m’a donné et j’ai la nette impression que je ne suis pas plus avancée. J’ignore ce qui m’attend. Par contre, je sais que mon seuil de tolérance à la douleur est fort bas et que ça risque de tout bouleverser dans ma vie. Pourtant, je n’ai pas le choix de faire face à ce qui s’en vient. Je veux guérir. Là-dessus, je n’ai aucun doute. Et Gilles semble si confiant…

Alors je vais serrer les dents et je vais foncer. Droit devant, comme l’a si bien dit Sébastien. Pour célébrer la naissance du bébé, comme le croit Mélanie. Et parce qu’ils ont encore besoin de moi, comme me l’a confié Olivier. Pour eux, pour moi, pour la vie, je vais me battre.

Comme je le répétais ad nauseam quand j’étais en train d’accoucher, la douleur et les malaises que je vais connaître seront des précurseurs de vie. De ma souffrance naîtra une vie toute neuve. La mienne. Une vie où chaque jour aura son importance parce que je sais maintenant à quel point tout ça peut être éphémère.

Faire place à la vie par la souffrance.

Je ne dois pas oublier ces quelques mots.

Je vais de ce pas les dire à Thomas pour qu’il puisse me les répéter. Je sais que j’en aurai besoin. Je sais que je vais avoir terriblement besoin de lui.