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À la rentrée de janvier 1929, l’arrivée à l’École normale de Winnipeg d’une suppléante, Miss July Willis, révolutionna le cours de pédagogie jusqu’alors dispensé par monsieur McIntosh, un professeur que Gabrielle et ses camarades jugeaient ennuyeux, voire radoteur. À l’opposé de ce dernier et de bon nombre d’enseignants de l’institut, lesquels continuaient à transmettre les préceptes étroits et bornés d’un autre âge, cette jeune femme dans la fin de la vingtaine préconisait les méthodes qui prévalaient déjà depuis une dizaine d’années dans les Écoles normales des vieux pays. Élaborées par deux chercheurs suisses de renom, Hugo Gaudig et Édouard Claparède, elles étaient fondées avant tout sur l’écoute, l’épanouissement et la créativité de l’enfant au sein de l’école.

D’emblée, la remplaçante sut captiver ses étudiantes de première année par la nouveauté et l’originalité de ses idées. Les unes l’écoutaient bouche bée, les autres couvraient leur cahier de notes afin de ne pas perdre une miette de son savoir, d’autres encore la bombardaient de questions – au mépris du règlement de l’établissement qui leur imposait de ne s’exprimer qu’avec l’autorisation des professeurs –, tant était grande leur impatience de rattraper le retard qu’elles accusaient sur leurs collègues européennes.

— Mesdemoiselles, l’école de demain ne sera plus celle que vos ancêtres et vous-même avez connue, expliquait Miss Willis, dont les boucles blondes, les grands yeux bleus et le sourire sincère s’harmonisaient avec la beauté de son intelligence. Nous partons du principe que l’enfant est heureux à la maison – du moins l’espérons-nous –, alors pourquoi ne le serait-il pas aussi en classe ? Chaque jour, il devrait se rendre à l’école par plaisir et non par contrainte. Par conséquent, nous estimons que c’est elle qui doit s’adapter à lui et non le contraire. Le matin, par exemple, je vous suggère de commencer votre cours par la lecture et l’explication d’un conte ou d’un récit : non seulement son langage symbolique éveillera la curiosité et la sensibilité de vos élèves, mais en s’identifiant au héros, ils prendront confiance en eux et aussi conscience de l’importance de l’effort pour triompher des difficultés. Ensuite, vous passerez en douceur de l’enseignement d’une matière à une autre, en conservant une certaine logique dans le choix de vos thèmes et de vos sujets, car les enfants oublient très vite les notions sans liens les unes avec les autres : cela vaut également pour les personnages, les formes, les couleurs que vous utiliserez avec les plus petits. De la même façon, assurez-vous toujours qu’ils aient bien assimilé la récitation de leurs leçons : rien de plus facile que de les apprendre par cœur et de les débiter sans en comprendre le contenu, les mots ou les expressions. Surtout, et cela est très important, veillez à ne pas leur imposer ou leur inculquer des connaissances, mais à ce que celles-ci découlent de l’observation et de la recherche. En d’autres termes, au lieu de leur bourrer le crâne, un exercice par définition stérile, stimulez chez eux la réflexion, le travail personnel, et aidez-les à acquérir des techniques qui leur seront utiles toute la vie. Enfin, soyez toujours créatives, mesdemoiselles, ainsi vous éviterez d’ennuyer vos élèves… et de vous ennuyer vous-mêmes !

Ces théories, diffusées de manière claire et vivante, enthousiasmaient d’autant plus les normaliennes que Miss Willis les leur faisait mettre par la suite en application. Ainsi, afin de les préparer à leurs examens de fin d’année et à leur futur rôle d’éducatrices, s’attachait-elle à recréer dans la salle de cours les conditions d’une vraie classe de niveau primaire. Réunies par petits groupes, les étudiantes devenaient tour à tour des écolières, des institutrices, des directrices d’école et même des inspectrices chargées de juger et de noter leurs subalternes. Bien entendu, les fausses enseignantes s’arrangeaient toujours pour gronder leurs fausses élèves, qui entraient volontiers dans le jeu en répondant de travers à leurs questions ou en se livrant à des pitreries : l’on voyait alors Miss Willis froncer les sourcils lorsque les premières menaçaient, sous les rires, de leur administrer de mauvais points, des punitions et même des fessées. Ces travaux pratiques, tout en permettant aux jeunes filles d’acquérir des rudiments de pédagogie et de l’aisance à l’oral, prenaient une allure de saynètes de théâtre. Ils débouchaient le plus souvent sur un beau chahut, mais par chance, le bureau du directeur se trouvait dans une autre aile de l’établissement.

Sous l’influence de cette passionnante jeune pédagogue, Gabrielle, qui en avait fait son modèle, prenait ses études de plus en plus à cœur. Elle redoublait d’ardeur à la tâche, révisait sans cesse ses leçons et surveillait plus que jamais la qualité de son expression écrite. Elle s’entraînait même dans sa chambre à faire la classe à des écoliers imaginaires en imitant le parler, les intonations de voix et les gestes de Miss Willis. Sans avoir la prétention de devenir son élève favorite – la suppléante traitait d’ailleurs toutes les filles sur le même pied d’égalité –, Gabrielle s’efforçait de lui donner entière satisfaction. Ayant encore délaissé l’écriture à la fin des vacances de Noël pour se consacrer à son travail scolaire, elle était bien près de considérer l’enseignement comme sa véritable vocation.

Cependant, comme il lui arrivait de plus en plus souvent de penser, de se parler à elle-même et de rêver la nuit en anglais, elle commença à s’interroger sur le bien-fondé de l’application des méthodes de la remplaçante à des élèves qui allaient être contraints, comme elle-même l’avait été, d’effectuer leurs études dans une langue étrangère. Sans penser le moins du monde qu’elle pourrait l’indisposer ou s’attirer une réaction antipathique de sa part, elle se promit d’éclaircir ce point avec elle à la prochaine occasion.

* * *

Celle-ci se présenta une fin d’après-midi de février, après un cours qui avait une nouvelle fois porté sur le développement de l’enfant. Gabrielle demanda la parole et se leva poliment :

— Miss Willis, j’ai une question un peu particulière à vous poser, mais cela fait un moment qu’elle me trotte dans la tête.

— Eh bien, je vous écoute, Gabrielle ! l’encouragea l’enseignante.

— Voilà : comme mes camarades, je suis bien d’accord avec vous que l’école doit se construire autour de la personnalité de l’enfant. Mais prenons le cas d’un écolier de langue française qui fréquente par obligation un établissement de langue anglaise : ses instituteurs vont donc le mettre dans le même moule que ses petits camarades canadiens-anglais. Alors, pensez-vous, Miss Willis, qu’il ait quelque chance de voir un jour sa personnalité s’épanouir ? Il y a peut-être là une contradiction entre la théorie et la pratique, non ?

Dans la classe, un silence de mort accueillit la hardiesse de ces paroles. Des dizaines de paires d’yeux, à la fois surpris et désapprobateurs, se tournèrent vers Gabrielle. Rouges de honte, ses compatriotes de Saint-Boniface se firent petites. Assurément, elle avait mis le doigt sur un sujet tabou : les divisions entre les Canadiens anglais et les Canadiens français, qui étaient au cœur du pays, du Manitoba en particulier, et l’oppression dont ceux-ci se sentaient victimes de la part des premiers. Mais il était trop tard pour faire marche arrière et d’ailleurs, la jeune fille avait désormais acquis assez d’assurance et de maturité pour assumer ses propos.

Sans laisser à Miss Willis le temps de répondre, Mary Ann Ashton, l’ancienne ennemie de Gabrielle, qui était aussi l’étudiante la plus affirmée de la classe, persifla :

Hey, Gabrielle, are you trying to provoke us ? (Hé, Gabrielle, cherches-tu à nous provoquer ?)

Not at all, Mary Ann, I am just asking a question… trying to understand (Pas du tout, Mary Ann, je pose juste une question… j’essaie de comprendre), rétorqua celle-ci avec calme et sang-froid.

You’d better ask your silly question to Miss Macdonald, the mistress dragon, and you’ll see what will be her answer ! (Pose plutôt ta fichue question à Miss Macdonald, la maîtresse-dragon, et tu verras ce qu’elle te répondra !) lança à son tour Daisy Fielding, la complice de Mary Ann, faisant allusion au professeur le plus craint de la classe.

Quelques rires fusèrent çà et là, vite interrompus par Miss Willis. Cette dernière semblait quelque peu décontenancée par l’intervention de la jeune Bonifacienne mais ne manifestait aucun signe d’hostilité à son égard.

— Mesdemoiselles, laissez-moi répondre à votre camarade, reprit-elle, elle est libre de me poser toutes les questions qu’elle souhaite, et puis vous m’obligeriez en respectant vos autres professeurs. Gabrielle, j’avoue que je ne m’étais jamais interrogée à ce sujet et que vous me prenez au dépourvu. Néanmoins, je vais tâcher de vous éclairer. Les langues ont été créées pour communiquer avec nos semblables, mais elles sont, hélas !, souvent source de malentendus. Chez nous, cette question est pour le moins délicate, compliquée. En fait, je ne vois d’autre solution pour ce petit élève canadien-français que de travailler très fort en anglais, jusqu’à devenir le meilleur de sa classe. Mais… il faut aussi qu’il continue à étudier en français chez lui, qu’il conserve sa langue natale et lui demeure fidèle.

Miss Willis avait conscience de s’être elle-même aventurée sur un terrain miné. Comment allaient réagir les étudiantes canadiennes-anglaises les plus arrogantes et les plus convaincues de la suprématie de leur langue ? Toutefois, elle poursuivit courageusement sur sa lancée :

— Oui, cet écolier doit exceller en toute chose et maîtriser aussi bien l’anglais que le français. Il en va de même pour vous, Gabrielle. Je sais que je ne devrais pas vous dire cela mais je connais votre parcours et dans votre intérêt, dans celui de votre communauté, vous allez devoir… hum, faire comme vos anciens professeurs : non seulement enseigner notre langue à vos élèves, mais aussi le français, le plus souvent possible, et… sans vous faire prendre, cela va de soi !

Des rires saluèrent cette dernière remarque. Miss Willis avait réussi à désamorcer la polémique qui aurait pu éclater d’un instant à l’autre dans la classe. Du reste, si quelques poignées de filles suivaient ce débat avec intérêt, bon nombre d’entre elles en avaient décroché pour bavarder ou s’occuper à autre chose.

— Ce que je vais vous confier est tragique, Gabrielle, renchérit le professeur, mais les minorités comme la vôtre doivent affirmer leur supériorité, sinon elles sont condamnées à disparaître.

— Je comprends et je vous remercie pour votre franchise, Miss Willis, répondit Gabrielle avec un sourire admiratif. Je crois bien que vous avez raison. Voyez-vous, beaucoup de jeunes de Saint-Boniface et des villages canadiens-français sont obligés d’aller s’établir dans la mère-patrie, je veux dire au Québec, parce qu’ils ne parlent pas anglais ou pas assez bien, du moins, pour trouver du travail à Winnipeg.

— Le Québec est-il votre pays, à vous aussi ?

— Oui… enfin, non… ce sont mes parents et mes grands-parents qui viennent de là-bas. C’est plutôt le pays de mes ancêtres.

— Donc, votre pays, c’est le Manitoba ?

— Oui… du moins y suis-je née. Mais vous savez, il m’arrive souvent de m’y sentir étrangère.

— Alors, avez-vous, vous aussi, l’intention de partir un jour au Québec ?

— Oui… non… enfin, j’aimerais bien, mais pas tout de suite, bien sûr. D’un autre côté, je préférerais rester vivre et travailler au Manitoba.

— Avez-vous déjà voyagé là-bas ?

— Non, jamais… ou plutôt si, une fois, avec ma mère qui y était allée visiter de la parenté, mais comme j’étais toute petite, je n’en ai pas gardé grand souvenir.

— Il vous faudra y retourner au moins une fois pour voir lequel des deux pays vous convient le mieux. Je crois, Gabrielle, que vous serez confrontée à des choix difficiles dans votre vie…

Le jeune professeur n’avait pas plus tôt prononcé ces paroles que l’on frappa à la porte. Sans attendre de réponse, le directeur fit irruption dans la salle, le front soucieux. Toute la classe se tut aussitôt et se leva d’un même élan. Debout à sa chaire, Miss Willis pâlit, rougit, pâlit à nouveau : elle était persuadée que le docteur McIntyre l’écoutait depuis le début de son cours derrière la porte et que ses propos subversifs allaient lui valoir un sermon bien senti, sinon pire encore, son renvoi de l’école.

— Restez assises, mesdemoiselles, je ne viens pas pour vous, déclara le dirigeant. Ni pour vous, Miss Willis, ajouta-t-il en lui adressant un léger signe de tête, au grand soulagement de la suppléante.

Sans hésitation, il se dirigea vers Gabrielle et pencha sa haute silhouette vers elle. Craintive, celle-ci leva son regard pers vers le docteur McIntyre et rencontra le sien : derrière ses lunettes cerclées d’acier, elle crut déceler une lueur de compassion tout au fond de ses pupilles noires.

Poor young girl, poor young girl… (Pauvre jeune fille, pauvre jeune fille…) fit-il alors d’une voix très douce ; et il posa la main sur la joue de l’étudiante, dans un geste d’affection auquel on ne se serait jamais attendu de la part d’un homme d’ordinaire si glacial. One of your sisters has just called… You must hurry home. (Une de vos sœurs vient de téléphoner… Vous devez rentrer très vite à la maison.) Puis, poursuivant à la stupéfaction générale en français, en roulant les « r » à la manière écossaise : votre pauvre papa… il est… enfin, il est…