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Le sol s’était dérobé sous les pieds de Gabrielle. Ses jambes s’entrechoquaient et elle était devenue d’une pâleur de marbre. La tête lui tournait tant que, si elle ne s’était pas retenue à son pupitre, elle se serait sans doute évanouie. Les paroles du directeur résonnaient encore à ses oreilles, lointaines, comme dans un rêve. Elle ouvrit la bouche, pareille à un poisson jeté sur le sable et cherchant désespérément sa respiration, mais aucun son n’en sortit. À présent, toute la classe avait les yeux braqués sur elle : le regard de ses compagnes exprimait une profonde sympathie à son égard. Même Mary Ann Ashton et sa bande la dévisageaient avec un air de pitié sincère.

— Voulez-vous que je demande à un employé de vous reconduire jusqu’à la maison ? demanda le docteur McIntyre.

— Ou préférez-vous un peu d’argent pour prendre un taxi ? lui fit écho Miss Willis.

À l’annonce de la nouvelle, cette dernière était accourue auprès d’elle pour tenter de la réconforter.

— Non merci, ça ira, répondit Gabrielle dans un souffle.

Reprenant peu à peu pied dans la réalité, elle fourra pêle-mêle ses affaires dans son cartable, enfila son manteau et sortit avec précipitation de la classe. Elle courut comme une folle le long de l’avenue William pour attraper un tramway. Elle était dans un tel état de choc qu’elle ne sentait même pas le froid carnassier lui mordre le visage, s’infiltrer dans ses narines, brûler ses poumons. À cette période de l’année, conjuguée avec le vent qui soufflait en rafales sur les avenues Main et Portage, la température pouvait baisser jusqu’à -50 °C dans le centre-ville de Winnipeg. Les pensées les plus chaotiques se bousculaient dans l’esprit de la jeune fille :

— Non, ce n’est pas possible ! Je vais rentrer à la maison et retrouver père comme d’habitude dans la cuisine, devant son café… Et si ce n’était qu’un mauvais rêve ? Oui, c’est cela, c’est un cauchemar et je vais me réveiller… Mais le directeur de l’école n’aurait pas pris la peine de se déplacer pour rien… Et s’il s’était trompé ? S’il s’agissait du père d’une autre fille ?… Non, il n’aurait jamais commis pareille erreur… Papa était sans doute bien malade…

Quelques jours auparavant, victime d’un brusque malaise, Léon Roy avait été admis aux urgences de l’hôpital. Avec l’optimisme de sa jeunesse, Gabrielle avait cru à une indisposition passagère et poursuivi ses études sans se faire trop de souci à son sujet. Elle s’attendait à son retour imminent à la maison. Mais à présent, tout était fini.

Dans son trouble, elle laissa échapper son cartable, dont le contenu se répandit sur le trottoir, et manqua sa correspondance, un peu avant le pont Provencher. Le conducteur du tramway leva les bras au ciel pour lui signifier qu’il ne pouvait pas l’attendre. En tout, elle mit une heure pour parvenir jusque chez elle.

Livides et en habits de deuil, Mélina et tous ses enfants – sauf l’aîné, Joseph, qui était demeuré introuvable – se tenaient debout dans le salon, plongé dans la pénombre. Les rideaux avaient été tendus de noir. On avait enlevé tous les meubles, excepté le piano, trop lourd pour être transporté, qu’on avait recouvert d’un crêpe de la même teinte. Des carrés de dentelle également noirs voilaient les portraits et les cadres sur les murs.

En entrant, Gabrielle faillit heurter sa sœur Adèle. Cette dernière était arrivée quelques jours plus tôt de Duvernay, en Alberta, pour rendre visite au malade.

— Ah te voilà, toi ! s’exclama-t-elle d’un ton aigre, tu en as mis du temps !

— Je suis venue en tramway, bredouilla l’étudiante, le plus vite que j’ai pu, mais il y avait du monde, de la circulation…

— Tu ne pouvais pas prendre un taxi ? Ou alors quelqu’un ne t’a pas proposé de t’amener jusqu’ici ?

— Si, mais maman dit toujours qu’on ne doit être redevable de personne.

Adèle haussa les épaules en levant les yeux au ciel.

— Quoi qu’il en soit, tu arrives trop tard, père nous a quittés il y a près de deux heures.

Afin de couper court à ces reproches, Bernadette, la religieuse, s’avança aussitôt. À titre exceptionnel, la communauté des sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie l’avait autorisée à laisser son poste en Ontario pour se rendre au chevet de son père.

— Il n’a pas souffert, dit-elle en entourant d’un bras affectueux les épaules de sa jeune sœur. Dieu ne pouvait qu’épargner un homme si bon des souffrances d’une longue agonie.

Mais Gabrielle n’avait d’yeux que pour le cercueil dans lequel gisait Léon Roy, au centre du salon. Ce dernier était vêtu du vieux costume bleu qu’il avait porté le soir de la fête de Noël : sans doute le dernier moment de joie qu’il avait vécu ici-bas. Les quatre hauts cierges qui encadraient la bière éclairaient son visage de cire, maintenant apaisé et détendu, presque rajeuni. Toute l’affliction qui s’y était gravée après la perte de son travail, il y avait pourtant bien longtemps de cela, avait mystérieusement disparu. Les membres de la famille Landry, le mari d’Anna, leurs enfants, ainsi que des voisins priaient à genoux autour de lui. Gabrielle s’agenouilla à leurs côtés et éclata en sanglots, le visage dans les mains.

— Ah, il est bien temps de pleurer maintenant ! siffla Adèle. Larmes de crocodile que tout cela. Tu n’es même pas venue le voir à l’hôpital ! Il t’a attendue, que faisais-tu donc ?

— Tu sais bien comment elle est, fit observer Clémence, elle était à la patinoire avec ses amis.

— Rien de surprenant, en effet, elle ne pense qu’à elle. Elle s’est toujours pas mal moquée de notre père !

— Ce n’est pas vrai, hoqueta Gabrielle, je révisais mes cours en prévision des examens de février. Et puis je ne m’étais pas rendu compte qu’il allait si mal !

— Mes sœurs, mes sœurs, comment pouvez-vous faire preuve d’autant de méchanceté dans un moment pareil ? s’écria Sœur Léon-de-la-Croix en lançant un regard sévère aux deux premières. Vous manquez de respect à père et à Notre-Seigneur. J’ose espérer que c’est le chagrin qui vous égare.

— Oui, taisez-vous, voyons ! protestèrent Anna et leur frère Rodolphe.

Les querelleuses firent immédiatement silence. Gabrielle se remit à pleurer. Elle était si absorbée par sa détresse qu’elle remarqua à peine que son frère Germain, l’instituteur, était venu par gentillesse se placer près d’elle. En apprenant par téléphone que la condition de son père empirait et bien qu’il se fût depuis longtemps éloigné de la famille, il avait sauté dans le premier train de South Forks, en Saskatchewan, et voyagé toute la nuit. C’était un beau jeune homme au teint clair, qui ressemblait à sa benjamine avec ses cheveux blond roux, peignés en arrière, ses yeux pers et sa bouche finement ourlée. Mélina s’agenouilla à son tour entre ses deux enfants : les lèvres tremblantes, elle contemplait avec ferveur le visage du compagnon dont elle avait partagé quarante-trois ans durant les bonheurs et surtout les malheurs du quotidien. Puis elle attira sa petite dernière dans ses bras et les deux femmes mêlèrent longtemps leurs larmes, avant de déposer un baiser sur le front du défunt. Même le chat Méphisto vint lui faire ses adieux : comme il miaulait à fendre l’âme dans la cuisine, Mélina lui avait ouvert la porte et il s’était précipité vers la dépouille de son maître. Posant avec délicatesse une patte sur sa joue, il lécha une dernière fois les cheveux blancs qui lui couvraient les tempes.

Les obsèques de Léon Roy furent célébrées dans une grande sobriété à la cathédrale de Saint-Boniface. De nombreux paroissiens y assistèrent, sans doute plus par respect des convenances que par sympathie pour le disparu, car il vivait reclus depuis de longues années, entretenant peu de contacts avec la population. En raison du froid terrible qui sévissait, on plaça ses restes dans un charnier en moellons, auquel le toit pentu en tôle, posé sur une charpente de bois, conférait l’aspect d’une chaumière québécoise : l’inhumation n’aurait lieu qu’au printemps. Pendant ce temps, Bernadette éloignait Gabrielle afin de lui épargner un nouveau choc.

De retour à la maison, Mélina qui, jusqu’ici, avait fait face avec un courage admirable à cette épreuve, laissa libre cours à son abattement, en proie à une véritable crise de nerfs. Au chagrin qu’elle éprouvait d’avoir perdu son mari se mêlait sa peur viscérale de l’avenir.

— Mon doux, qu’est-c’que j’vas devenir ! Qu’est-c’que j’vas devenir ! gémissait-elle en se prenant la tête à deux mains.

Ses enfants s’empressèrent aussitôt de la rassurer.

— Calmez-vous, maman, dit Germain, père vous a laissé un peu d’argent et il vous reste aussi la terre qu’il avait achetée autrefois à Dollard, en Saskatchewan. Vous pourrez toujours la revendre si vous avez besoin.

— Oui, ne vous en faites pas, vous ne serez jamais à la rue, confirma Adèle. Vous pourrez également prendre des pensionnaires, il y a bien assez de pièces libres dans la maison. Et puis nous vous enverrons à tour de rôle une petite somme, n’est-ce pas, vous autres ?

Tous acquiescèrent.

— De plus, quand je serai institutrice, je pourrai vous aider, moi aussi, renchérit Gabrielle à travers ses larmes.

* * *

La jeune fille demeura les yeux ouverts une grande partie de la nuit. Elle écoutait le vent des prairies qui mugissait comme un bison à sa lucarne. Pourquoi son père n’était-il pas couché dans sa chambre douillette, au premier étage de la maison ? Allait-il désormais toujours dormir dehors ? Avait-il froid dans son lit de pierre ? Elle imaginait ce vent glacial se glisser par la cheminée de l’édicule dans lequel il reposait : il projetait des flocons de neige sur son corps, dispersait les dentelles de son oreiller et les pétales du bouquet de roses qu’elle avait déposé entre ses mains ; puis il balayait son âme comme une feuille morte pour l’emporter très loin, toujours plus loin, au cœur de la plaine. Celle-ci finirait-elle par rejoindre l’une de ces petites colonies qu’il avait tant aimées et où il avait passé les moments les plus heureux de sa vie ?

Le lendemain, elle eut la surprise de recevoir une gentille lettre du docteur McIntyre. Non seulement ce dernier lui offrait ses condoléances en des termes délicats, mais il lui conseillait de prendre quelques jours de repos avant de revenir à l’école.

— Quel homme étrange, se dit Gabrielle, c’est comme s’il y avait deux êtres en lui : l’un, impénétrable, l’autre, renfermant des trésors de bonté. Peut-être a-t-il beaucoup souffert, lui aussi, et cache-t-il ses blessures sous ce masque de rigidité.

Après le départ de ses frères et sœurs, elle erra comme une âme en peine dans la maison. Tout la ramenait au souvenir de son père. Même s’il avait toujours été peu loquace et qu’il était devenu, les derniers temps de sa maladie, aussi discret qu’une ombre, un silence inhabituel s’était installé dans la demeure. Dans le salon, elle croisa le regard de ses grands-parents paternels, Charles Roy et Marcellina Morin, dont le portrait était accroché au mur : ce couple réputé dur et intransigeant, qu’elle n’avait jamais rencontré mais qui lui inspirait une crainte instinctive quand elle était petite, semblait la fixer d’un air réprobateur. Elle sentit une foule de regrets l’envahir. Pourquoi n’avait-elle pas rendu une dernière fois visite à son père à l’hôpital ? Pourquoi n’avait-elle pas cherché à communiquer davantage avec lui au cours de sa vie ? Et surtout, pourquoi ne lui avait-elle jamais dit combien elle l’aimait ? Étrangement, c’était maintenant qu’il était parti qu’elle avait le plus envie de se rapprocher de lui. Comme il lui manquait déjà !

Sur un autre mur, un médaillon ovale, doré à la feuille, conservait une photographie sépia de lui au même âge qu’elle. Qu’il était jeune et beau alors, avec ses cheveux ondulés, ses yeux clairs et son sourire débordant d’énergie, de confiance en lui-même et en l’avenir ! Jusqu’alors, elle n’avait jamais remarqué à quel point elle lui ressemblait. Mais elle n’avait pas connu cet homme-là : seulement un vieillard usé, replié sur lui-même et acariâtre. Pourtant, il lui avait maintes fois témoigné son amour dans le passé, lorsqu’il la promenait dans sa brouette tout autour du jardin, en souriant devant ses éclats de rire, qu’il lui offrait ses plus belles roses et lui racontait le soir des histoires puisées dans ses livres ou dans son propre vécu. C’est après qu’ils s’étaient petit à petit éloignés l’un de l’autre, jusqu’à se perdre de vue alors qu’ils vivaient sous le même toit, incapables de s’avouer leur affection mutuelle. Mais il était trop tard pour revenir en arrière.

Elle entra dans son bureau, qui jouxtait le salon. En dépit du désordre qui y régnait, celui-ci paraissait cruellement vide. Sur le bureau à cylindre s’entassaient des piles de dossiers remontant à l’époque des tournées de Léon Roy dans l’Ouest, qu’il avait souvent relus avec nostalgie. Jamais plus il ne s’y assoirait, alors que son carnet de notes, couvert d’une petite écriture fine et serrée, l’attendait encore et que l’encre avait à peine séché sur son porte-plume.

Au-dessus de l’écritoire trônait un grand portrait de l’ancien premier ministre Wilfrid Laurier, qui lui avait donné sa chance dans la vie et auquel il était toujours demeuré fidèle ; et cela, même si cet homme politique était en grande partie responsable des injustices linguistiques qui accablaient les Canadiens français du Manitoba. Dans un coin de la pièce, il avait roulé des cartes d’état-major, sur lesquelles étaient encerclés tous les endroits où il avait fondé des colonies. À quoi avait donc servi cet énorme labeur puisqu’au bout du compte tout s’arrêtait ? Au moins, il avait rendu des gens heureux : ces centaines, ces milliers de pionniers qui, fuyant la misère, la guerre ou les persécutions religieuses qui déchiraient la planète, avaient remis sans réserve leur destin entre ses mains.

Malgré le fouillis de cadres et de tableaux qui encombrait les murs, Gabrielle se représentait la mort comme une surface nue, opaque, fermée, contre laquelle elle se heurtait sans comprendre et qu’il lui était impossible de traverser. Elle enviait la foi inébranlable de sa sœur Bernadette, qui n’avait jamais douté un seul instant qu’il y eût une vie de l’autre côté. Mais comment pouvait-elle le savoir ? Le Christ qu’elle avait choisi de suivre lui avait-il ouvert une porte pour lui en révéler l’un des mystères ? Alors, peut-être reverrait-elle un jour son père… Mais sous sa forme humaine ou sous une autre apparence ? Celle d’un ange, d’une poussière d’étoiles, d’une lumière au bout de la plaine ? Ou bien celle d’une rose, sa fleur préférée, ou encore celle d’une essence inconnue sur cette terre ?

Épuisée par ces interrogations qui se succédaient sans fin dans son esprit en la faisant redoubler de larmes, elle monta s’étendre sur son lit. Elle ne pouvait plus demeurer ainsi, hantée par un fantôme qu’elle poursuivait en vain d’une pièce à l’autre. Et puis que penserait le défunt s’il voyait sa « Petite Misère » dans un tel état, incapable de faire quoi que ce soit ?

Au-dehors, le soleil illuminait le firmament bleu azur, dont un pan s’encadra dans la fenêtre de la lucarne : malgré le froid intense qui perdurait, il faisait toujours beau l’hiver, au Manitoba. Tout d’un coup, c’était comme si son père lui tendait un coin de ciel en guise de mouchoir pour essuyer ses pleurs. La douleur qui lui tenaillait le ventre s’apaisa peu à peu et elle se reprit à croire et à espérer. En attendant leurs retrouvailles, quelque part dans le vaste univers du ciel ou de la plaine, un long chemin s’ouvrait devant elle ; un chemin qu’il lui fallait désormais accomplir seule, sans lui. Alors elle le ferait, pour lui. Car elle était, à son image, de la trempe des pionniers, de ceux qui étaient venus de très loin, animés par une force irrésistible qui les poussait à entreprendre, à édifier et à créer quelque chose de neuf dans ce pays – quels qu’en fussent le prix à payer et le résultat. Elle serra les poings sur son oreiller : elle décrocherait son diplôme d’institutrice pour faire honneur à la mémoire de son père. Elle se prouverait à elle-même et prouverait au monde qu’elle était bien la fille de Léon Roy.