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Plusieurs semaines s’écoulèrent. La tâche de Gabrielle se révélait plus difficile et plus ingrate qu’elle se l’était imaginée et que ses débuts encourageants lui avaient laissé croire.

L’administration de sa classe – dont le niveau s’échelonnait de la première à la huitième année – exigeait une organisation rigoureuse. Chaque jour, une fois la maxime de morale inscrite au tableau, il lui fallait jongler avec les leçons à expliquer, les devoirs à donner et les activités à répartir toutes les vingt ou trente minutes entre les différents groupes. Ainsi apprenait-elle aux petits à compter avec des bûchettes, tandis que les moyens poursuivaient leur apprentissage de l’écriture et que les grands faisaient des exercices d’arithmétique. Ensuite, elle devait corriger ces derniers au tableau, pendant que les élèves des sections intermédiaires recopiaient leur page d’écriture et que les débutants traçaient leurs premiers chiffres dans leur cahier. Et ainsi de suite, tout au long de la journée. Afin d’alléger sa charge, elle s’était arrangée pour que les cours d’histoire, de géographie, de sciences naturelles et de catéchisme fussent communs.

Le maintien de la discipline constituait un autre défi pour la jeune fille, qui avait davantage l’impression de jouer le rôle d’une mère de famille ou d’une gardienne auprès des petits que celui d’une institutrice. Le matin, certains gamins arrivaient sales et mal peignés, les ongles crasseux, la morve au nez. Il y en avait toujours un qui avait oublié son mouchoir, demandait à aller à la bécosse au beau milieu d’une leçon, voire urinait dans ses culottes, sous les rires et les quolibets de ses camarades. Les mêmes bambins se tachaient les mains d’encre, faisaient de gros pâtés sur leur cahier, laissaient tomber par mégarde leur porte-plume, qui éclaboussait le plancher. Alors que Gabrielle remédiait à ces maladresses, le temps passait, le retard s’accumulait dans les programmes et les enfants en profitaient pour chahuter.

L’indocilité que manifestaient les grands, surtout les garçons, rendait sa mission encore plus ardue. Les admonitions de l’abbé Lavallée une fois oubliées, ceux-ci avaient bien vite laissé libre cours à leur véritable nature : agitée, dissipée, entêtée. Sans cesse, l’enseignante devait les tenir occupés pour les empêcher de bavarder, de ricaner bêtement ou de commettre quelque sottise. Pendant la récréation, ils se battaient, tourmentaient les filles et prenaient un malin plaisir à faire pleurer les petits en leur chipant leurs affaires. Malgré la patience et la maîtrise de soi dont Gabrielle s’efforçait de faire preuve, malgré le sens de la pédagogie que lui avait transmis son modèle, Miss Willis, il lui arriva de s’emporter à plusieurs reprises contre eux. Nicolas Gauthier, le cancre de la classe – qui avait mené le tohu-bohu du jour de la rentrée –, était l’écolier qui lui posait le plus de problèmes. Il était non seulement sot et instable, mais aussi menteur, sournois et tricheur. Gabrielle avait eu beau user de toute sa force de persuasion pour le gagner à sa cause et lui faire comprendre qu’il risquait de compromettre son avenir, rien n’y avait fait. Un jour qu’il s’était montré grossier et insolent à son égard, elle l’avait renvoyé dans ses foyers afin qu’il réfléchisse à sa mauvaise conduite. À son retour, il avait paru faire amende honorable mais avait sauté sur la première occasion pour réitérer ses méfaits.

D’autres élèves témoignaient de l’indolence, de la négligence ou de la paresse. Ils manquaient l’école sans raison valable ou bien arrivaient en retard, laissaient à la maison leur syllabaire ou les fournitures indispensables à leurs travaux, rechignaient à faire le moindre effort, y compris à essuyer le tableau ou à passer la serpillière sur le plancher. Gabrielle était sans arrêt obligée de les rappeler à l’ordre. De même que les enfants distraits, dont l’attention se relâchait pendant l’explication des leçons. Les petits Métis, par exemple, quoique doués d’une vive intelligence, éprouvaient des difficultés à se concentrer sur leurs études : ils regardaient par la fenêtre en soupirant, rêvaient ou bayaient aux corneilles, n’attendant que la fin de la journée pour s’enfuir dans les bois. En outre, ils s’enfermaient dans une attitude boudeuse et obstinée dès que Gabrielle tentait de les faire abandonner leur parler michif au profit du français ou de l’anglais.

Heureusement, la gentillesse, l’application et les résultats prometteurs d’une poignée d’écoliers compensaient les déceptions qu’elle rencontrait en les lui faisant oublier par intermittence. Ceux-ci la secondaient volontiers auprès des plus jeunes lorsqu’elle était débordée et s’attachaient à lui donner toute satisfaction dans leur travail.

Une élève, en particulier, se démarquait par sa serviabilité, son assiduité et sa précocité intellectuelle. Dernière-née d’un des fermiers les plus pauvres de la région, elle s’appelait Alphonsine Durocher et atteignait ses onze ans. Par malchance, elle était affligée d’une toux chronique, rauque et déchirante, que la pauvrette, honteuse et embarrassée, s’évertuait à étouffer afin de ne pas perturber le bon fonctionnement de la classe. De grands yeux sombres, à la fois inquiets et pétillants de curiosité, dévoraient son petit visage blême, encadré de nattes noires. Sa poitrine creuse laissait échapper une respiration sifflante et ses minces vêtements faisaient encore ressortir sa maigreur. Elle paraissait fondre un peu plus chaque jour.

Un soir après la classe, elle vint trouver Gabrielle pour lui demander à emprunter des livres de sciences qu’elle avait aperçus dans la bibliothèque.

— Tu ne préfères pas plutôt des contes ou des récits d’aventures comme tes camarades ? s’étonna l’institutrice. Ces manuels sont difficiles, plutôt rébarbatifs, et risquent de t’ennuyer. Ils s’adressent davantage aux enseignants qu’aux élèves.

— Non, mademoiselle, ce sont ceux-là que je veux, répliqua la fillette en plantant un regard déterminé dans celui de l’adulte, dont elle s’efforçait par ailleurs de reproduire le langage soigné. J’ai tant de choses à apprendre !

— As-tu l’intention d’étudier plus tard les sciences, Alphonsine ? Qu’aimerais-tu faire lorsque tu seras grande ?

— Je veux être médecin, mademoiselle.

— Médecin ? s’exclama la jeune femme, de plus en plus surprise.

— Oui, mademoiselle, comme cela, je pourrai soigner les enfants qui sont malades, comme moi.

À ces mots, Gabrielle se sentit envahie d’une immense tendresse à l’égard de l’écolière.

— C’est très généreux de ta part, Alphonsine. Mais ces études sont longues, elles coûtent aussi très cher, et puis il y a peu de femmes médecins : c’est un métier très dur.

— Je sais, mademoiselle, mais je veux être médecin quand même.

— Alors, je souhaite de tout mon cœur que tu parviennes un jour à décrocher une bourse pour tes études et à réaliser ton rêve. Tu es une petite fille courageuse et je suis certaine que tu feras un très bon médecin, capable de soigner et de guérir un tas d’enfants. Mais je trouve que tu tousses de plus en plus en ce moment. Que dit le docteur de Marchand ?

— À moi, rien, mais maman m’a dit que c’était une bronchite.

— Et puis j’ai l’impression que tu as encore maigri ces derniers temps. Manges-tu bien ?

— Je n’ai pas beaucoup d’appétit, mademoiselle, et c’est parce que ma toux m’empêche de dormir la nuit que je perds du poids.

— Eh bien, j’espère que cette bronchite va vite guérir et que tu recouvreras la santé, déclara l’enseignante.

Et de conclure par cette saillie, qui arracha un pauvre sourire à l’enfant :

— Il ne faudrait tout de même pas que tes futurs patients aient affaire à un médecin malade !

Mais le lendemain, dès la première heure de cours, la petite fut prise d’une telle quinte de toux que du sang jaillit de sa bouche, colorant son mouchoir d’une vive teinte rouge. Elle s’empressa de fourrer ce dernier dans sa poche et de faire bonne figure, mais l’incident n’avait pas échappé à Gabrielle. Elle interrompit sa leçon pour aller poser la main sur le front de la fillette.

— Tu es brûlante de fièvre, Alphonsine. Elle revient périodiquement, ce n’est pas normal. Je me demande si ce que tu as est une simple bronchite. Il faut que tu rentres chez toi et que tu te mettes au lit. Dis à ta maman de faire venir le docteur et repose-toi pendant quelques jours.

— Mais mademoiselle, protesta l’écolière, au bord des larmes, je préfère rester à l’école pour apprendre avec vous. J’ai mal dans la poitrine mais je suis capable d’endurer : j’ai l’habitude, vous savez. Je suis seulement fatiguée… ça va passer, ne vous inquiétez pas pour moi !

— Non, Alphonsine, cette fois, c’est non ! Tu dois aller te coucher. Écoute-moi et obéis !

— Mais je vais prendre du retard, mademoiselle, gémit encore la fillette.

— Non, tu ne prendras pas de retard. Tes camarades t’apporteront chaque soir leurs leçons : tu pourras les recopier dans ton cahier et tu feras tes devoirs dès que tu iras mieux. Paul, et toi, Rosette, vous allez accompagner Alphonsine jusqu’à chez elle. Et ne traînez pas en route !

De guerre lasse, la petite malade prépara son cartable en soupirant. Puis elle quitta la classe la tête basse, le pas traînant, après avoir jeté à sa maîtresse d’école un regard lourd de reproches, mais où brillait toutefois une étincelle de reconnaissance.

* * *

Quelques jours passèrent. Un matin, en entrant dans la classe, Gabrielle fut frappée par le silence inhabituel qui y régnait. On aurait pu y entendre une mouche voler. Les écoliers étaient assis chacun à leur place, figés dans un mutisme pesant, le nez baissé sur leur pupitre. Certains d’entre eux avaient les yeux cernés, comme s’ils avaient mal dormi, voire pas du tout.

— Eh bien, les enfants, que se passe-t-il ? interrogea l’institutrice avec candeur. Vous n’avez pas envie de travailler aujourd’hui ?

Aucun d’eux ne broncha. Puis la voix étranglée de Nanette s’éleva du milieu de la salle :

— C’est Alphonsine, mam’zelle… elle reviendra pus en classe.

— Mais pourquoi donc ? s’exclama la première. Elle est toujours malade ?

La petite fille se mit à fixer le plancher sans répondre.

— Elle est… elle est morte, mam’zelle, osa enfin Paul, d’une même voix brisée qui résonna bizarrement dans le silence.

— Morte ? s’écria l’enseignante, incrédule. Comment cela, morte ? Ce n’est pas possible ! Mais qui vous a raconté cela ?

— C’est nos parents qui nous l’ont dit, mam’zelle… hier soir. C’est vrai, elle est morte, vous pouvez nous croire.

Ce fut comme si tout le petit monde de sa classe s’écroulait autour d’elle. Sous le choc, Gabrielle blêmit, ses jambes fléchirent et elle dut s’asseoir à son bureau. Elle enfouit son visage dans ses mains et prit une profonde respiration avant de refaire surface. Elle ne pouvait s’abandonner à ses émotions devant ses élèves, d’autant plus que les premières questions commençaient à fuser parmi les petits.

— C’est quoi la mort, mam’zelle ? demanda Jacquelin, toujours aussi curieux. J’entends tout l’temps parler d’ça mais j’sais pas c’que ça veut dire.

La jeune fille tenta de faire bonne contenance. D’une main tremblante, elle prit le petit catéchisme qui traînait sur un coin de son bureau.

— Votre livre dit… commença-t-elle en avalant à grand-peine sa salive, votre livre dit… en fait, il ne dit pas grand-chose, si ce n’est que notre corps disparaît mais que notre âme, elle, ne mourra jamais car elle est douée d’une intelligence et d’une volonté libres. C’est un peu compliqué pour vous à comprendre.

Prise d’un soudain découragement, elle referma son ouvrage :

— Je n’ai pas de réponse à vous donner, mes pauvres enfants… vous demanderez à monsieur le curé, il vous expliquera ces choses mieux que moi. Je n’en sais pas plus que vous… j’ignore ce qu’est la mort.

— Moé, je sais, lança la dénommée Céline, c’est quand on quitte la terre et qu’on monte au ciel. Alphonsine, astheure, elle est au paradis !

— Tu as sans doute raison, approuva l’institutrice, saisissant la balle au bond. Elle était si gentille et si dévouée.

Jean, le benjamin de la classe, qui avait écouté jusqu’à présent ces échanges sans mot dire, leva vers elle des yeux pleins de tristesse :

— Mam’zelle, elle voulait être médecin, vous savez. Vous croyez qu’elle va soigner les anges et les petits bébés morts là-haut ?

Gabrielle ravala de justesse le flot de larmes qui menaçait de déborder.

— Oui, je suis sûre que le Bon Dieu va lui permettre de le faire. Il aura bien besoin d’elle pour l’aider dans son ouvrage.

— Moé, j’comprends pus rien, interrompit alors Jacquelin. Si elle est vivante dans le paradis, alors pourquoi elle va pas revenir à l’école ? Pis ça veut dire qu’les bébés, ben ils sont pus malades ni morts quand ils sont là-haut ! Au fait, est-ce que je vais être mort, moi aussi, un jour ? Pis les autres ? Pis vous, mam’zelle ?

— Écoutez, les enfants, répondit la maîtresse d’école, submergée par cette avalanche de questions, Alphonsine vit sous une autre forme maintenant. C’est son âme qui est partie au ciel et c’est pourquoi elle ne pourra plus revenir parmi nous. Oui, Jacquelin, nous mourrons tous un jour, c’est une loi de la nature. Toi aussi, mais dans très, très longtemps : tu n’as pas à t’inquiéter pour cela car tu as encore une longue vie devant toi.

— Moé, Alphonsine, elle me manque beaucoup, déclara Nanette. C’était ma grande copine. J’ai envie de la revoir… une dernière fois.

Gabrielle réfléchit quelques instants.

— Moi aussi, elle va beaucoup me manquer et j’aimerais la revoir… comme toi, une dernière fois. C’est pourquoi je propose que nous allions lui rendre visite cet après-midi chez elle pour lui faire nos adieux. Elle nous verra du haut du ciel et cela lui fera très plaisir. Ceux d’entre vous qui le souhaitent pourront m’accompagner, les autres pourront rester chez eux. Maintenant, vous allez vous lever, et tous ensemble nous allons faire une prière. Ensuite, comme nous n’avons pas le cœur à travailler, vous ferez ce que vous voudrez jusqu’à l’heure du dîner : lire, dessiner ou écrire quelque chose pour Alphonsine. Mais en silence, s’il vous plaît, afin de respecter notre deuil commun et l’âme de notre chère petite amie, qui a besoin de se reposer après son long voyage jusqu’au paradis.

* * *

Ils furent une vingtaine d’élèves à se porter volontaires pour aller dire un dernier au revoir à leur camarade. Au début de l’après-midi, lorsque Gabrielle revint de chez madame Saint-Onge – où elle avait remplacé sa tenue quotidienne par une veste, une jupe et des souliers noirs plus conformes aux circonstances –, ils l’attendaient devant la porte de l’école. La petite troupe s’engagea sur une longue piste sablonneuse, bordée de sapins et de fragiles épinettes. Encadrant leur institutrice, les grands devant, les petits derrière, les enfants marchaient par petits groupes, en silence ou en bavardant à voix basse. Au bout d’un moment, les plus jeunes vinrent la prendre par la main, par le bras ou par un pan de son manteau, comme s’ils cherchaient à se rassurer ou à lui apporter quelque réconfort. La quiétude presque solennelle des lieux fut seulement troublée par un vol d’oies bernaches qui passa très haut dans le ciel, en formation triangulaire, en poussant de sonores ê-houc ! ê-houc !

— Où y vont, les oiseaux, mam’zelle ? s’enquit le petit Jean.

— Comme chaque automne, ces outardes migrent dans le sud du continent, expliqua Gabrielle. Elles passent l’hiver au Mexique, où il fait beaucoup plus chaud qu’ici.

— Oh, elles en ont de la chance ! On dirait qu’elles font un V, hein, mam’zelle ? Pourquoi ?

— Tu as raison, mon bonhomme, je vois que tu as bien retenu les lettres de ton alphabet. Comme elles doivent effectuer un très long voyage, plusieurs oies se mettent à l’avant pour protéger les autres du vent : ainsi, celles-ci bénéficient des courants produits par les ailes des premières et ont moins d’efforts à fournir pour voler. Lorsque les oies de tête sont fatiguées, elles vont à l’arrière et d’autres prennent leur place.

— Moé, ça me fait penser au voyage d’Alphonsine, déclara rêveusement Céline.

— Ta remarque est tout à fait pertinente. Sais-tu qu’il y a très, très longtemps, dans une contrée lointaine qu’on appelle l’Égypte, et plus tard, dans certains Vieux Pays, les gens croyaient que l’âme des morts s’envolait sous la forme d’une oie ?

— Mais p’t-êt’ que des oies ont accompagné l’âme d’Alphonsine jusqu’au paradis…

— Jusqu’au paradis, je ne sais pas, car il se trouve très, très loin, dans une dimension que nous ne pouvons même pas soupçonner et que nos yeux seraient incapables de voir. Mais peut-être l’ont-elles accompagnée un bout de chemin, qui sait ? En tout cas, c’est une très jolie pensée que tu as eue là pour Alphonsine, Céline.

Un quart d’heure plus tard, les marcheurs bifurquèrent dans un chemin de traverse qui s’enfonçait dans les bois et atteignirent bientôt une clairière. Une pauvre cabane en rondins, percée d’une porte et de deux étroites fenêtres, s’élevait au milieu d’un bouquet de petits arbres qui se serraient frileusement les uns contre les autres. En entendant les visiteurs approcher, les parents d’Alphonsine sortirent sur le seuil. Leurs vêtements de deuil soulignaient leur pâleur extrême. Leur air accablé et leur dos voûté les faisaient paraître beaucoup plus vieux que leur âge – cinquante ans peut-être. Bien qu’encore rougis par le chagrin, leurs yeux étaient tout secs à force d’avoir pleuré. Gabrielle fut frappée de retrouver chez la paysanne le même regard noir, vif et anxieux, qu’Alphonsine.

— Mam’zelle Roy, merci, merci d’être venue avec tous ces enfants, dit cette dernière en serrant avec effusion la main de l’enseignante dans les siennes. C’est la tuberculose qu’a emporté not’ pauvre petite.

— Je m’en doutais, répliqua l’intéressée d’une voix blanche, mais comme elle parlait d’une bronchite…

— M’sieur l’docteur voulait pas qu’on lui dise la vérité pour pas l’effrayer, précisa le fermier. Y a rien pu faire, la maladie était trop avancée. Pis d’toute façon, on aurait jamais eu les moyens d’l’envoyer à l’hôpital.

— Monsieur et madame Durocher, je tenais à vous dire qu’Alphonsine était ma meilleure élève, déclara Gabrielle, la gorge nouée par l’émotion. C’était une petite fille exceptionnelle, non seulement agréable et obligeante envers ses camarades, mais aussi douée d’une volonté et d’un courage rares chez une enfant. Je l’aimais beaucoup. Je regrette… je ne sais que dire… nous sommes tous bouleversés.

— Elle vous aimait et vous admirait beaucoup aussi, mam’zelle Roy, reprit la malheureuse mère. Sa maîtresse d’école, c’était quequ’chose, vous savez ! Mais entrez, entrez don avant qu’on vienne nous la prendre ! Elle va être enterrée tout à l’heure.

Gabrielle et ses élèves pénétrèrent dans la modeste demeure : les meubles et les objets avaient été ôtés de la pièce principale et entassés en vrac dans une chambre voisine. Au centre de cet intérieur entièrement nu, Alphonsine, revêtue de sa robe de communiante blanche à dentelles, était exposée à même une planche recouverte d’un drap, dont les extrémités reposaient sur deux chaises qu’on avait placées dos à dos, à quelque distance l’une de l’autre. Sa parure scintillait doucement dans la pénombre, qui faisait ressortir l’apparence fluette de son corps et la minceur de son petit visage hâve. Quatre adolescents, ses frères et sœurs sans doute, la veillaient debout en marmottant des prières.

Les arrivants se signèrent et firent cercle autour d’elle dans le silence le plus complet. À la fois impressionnés et fascinés, les enfants ouvraient tout rond les yeux, et la bouche pour certains, en l’examinant des pieds à la tête.

— On dirait une princesse, chuchota son amie Nanette, admirative. Elle ressemble à la Belle au Bois dormant.

— Moé, j’trouve pas, souffla Jacquelin, on dirait plutôt une poupée d’cire.

Gabrielle eut le cœur serré en découvrant l’expression de douleur profonde qui était gravée sur ses traits : la vaillante fillette avait dû longtemps lutter contre la mort avant de s’avouer vaincue.

Les nouveaux venus se recueillirent pendant quelques minutes, puis madame Durocher interrompit la méditation dans laquelle l’institutrice semblait s’être plongée.

— Mam’zelle Roy, c’est p’t-êt’ pas bon que vot’ classe reste trop longtemps icitte… la maladie, vous comprenez.

L’enseignante acquiesça.

— Les enfants, dit-elle en s’adressant aux écoliers, vous allez vous relayer par groupes de cinq ou six tous les quarts d’heure pour tenir compagnie à Alphonsine jusqu’à son départ pour le cimetière. Les autres vont venir avec moi dans le bois.

À regret, les élèves quittèrent leur camarade pour suivre Gabrielle, laissant les plus âgés d’entre eux effectuer un premier tour de garde.

Alors que le groupe déambulait avec tristesse dans un sentier, Nanette prit la parole :

— Moé, j’aimerais ben faire un cadeau à Alphonsine. Y’a rien chez elle.

— Oui, mais on a rien à lui offrir non pus, soupira Jacquelin, on savait pas qu’y fallait apporter quequ’ chose.

— Oui, c’est dommage, répétèrent les enfants en chœur.

À peine avaient-ils prononcé ces mots qu’un rayon de soleil, filtrant à travers les nuages, se glissa entre les sapins et les épinettes, éclairant une tache rose qui s’étalait au loin, dans une clairière. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, les promeneurs distinguèrent une sorte de mare dont la teinte tirait sur le rouge. Puis la lumière révéla soudain un immense tapis de roses sauvages.

Les enfants poussèrent des exclamations émerveillées.

— Des églantines ! Regardez comme c’est beau !

— Le p’tit Jésus a entendu ta prière, Nanette ! Vite, faisons un bouquet !

— Comme elle va être contente, Alphonsine !

— Profitez-en car ce sont de toute évidence les dernières fleurs de l’année ! les encouragea Gabrielle. Et peut-être même les seules de la région.

Tous les écoliers s’élancèrent avec des cris de joie et se mirent à cueillir autant d’églantines qu’ils le pouvaient. Leur peine paraissait s’être envolée en un clin d’œil. À présent, c’était à qui ramasserait le plus grand nombre de fleurs, les plus jolies, les plus douces, les plus colorées. Elles débordaient de partout : de leurs casquettes, de leurs tabliers, de leurs poches, de leurs bas. Gabrielle admira la facilité et la rapidité avec laquelle les enfants étaient passés de l’affliction à l’allégresse. Leur visite officielle à la petite morte s’était transformée en une joyeuse chasse au trésor.

— Bon, ça suffit, maintenant, dit l’institutrice au bout d’un moment. Allons porter tout cela à Alphonsine !

De retour à la cabane, les écoliers commencèrent à effeuiller leurs bouquets autour de leur compagne en babillant et en échangeant des sourires heureux. Les parents Durocher les regardaient faire, à la fois attendris par leur geste et pleins de gratitude à l’égard de ces humbles fleurs champêtres qui illuminaient leur pauvre maison tout en leur mettant du baume au cœur. Puis, s’enhardissant, les petits fleuristes firent pleuvoir une pluie de pétales sur Alphonsine, au point qu’elle en fut bientôt recouverte. Seul émergeait de ce lit de roses son fin visage exsangue, sur lequel on crut enfin percevoir un sourire.

— Cette fois, on dirait une vraie princesse, fit observer Jacquelin à l’intention de Nanette.

— Oh, mais non, rétorqua celle-ci, c’est pus une princesse, c’est une sainte maintenant…

Les vœux des enfants avaient été exaucés.

Quant à Gabrielle, c’était la première fois qu’elle avait vu le soleil à Marchand. Ce devait être la dernière.