17

Le lundi suivant, Cléophas reconduisit directement Gabrielle à l’école. Comme chaque début de semaine, les enfants étaient un peu maussades et endormis. Les petits avaient peine à se concentrer sur leur livre de lecture, My First Book of English, en dépit de la simplicité de sa méthode, fondée sur un apprentissage à la fois syllabique et semi-global, et de ses illustrations gaies et colorées. Les grands rêvassaient sur les problèmes de trains en retard, d’achats à effectuer et de champs à mesurer, qu’ils devaient résoudre dans le cadre de la leçon d’arithmétique et de géométrie. Quant aux cancres, ils bâillaient au fond de la classe, en attendant que l’institutrice eût le dos tourné pour projeter au plafond des boulettes enduites de colle, au moyen d’une sarbacane improvisée.

Gabrielle elle-même, toujours plongée dans l’ambiance sereine et bucolique de son séjour chez l’oncle Excide, avait bien du mal à se remettre au travail. Afin d’en prolonger les délicieux effets, elle décida d’emmener ses élèves en promenade : ce serait l’occasion de faire une leçon et aussi de parler en français avec eux, car à l’extérieur ils revenaient d’instinct à leur langue maternelle, même si elle se teintait parfois d’anglicismes.

Après le dîner, que les écoliers, selon leur habitude, prirent sur place ou au village – pour ceux qui y habitaient ou qui avaient la chance d’être accueillis chez des amis de leurs parents –, toute la classe partit à travers champs dans un joyeux brouhaha.

Un vent frais parcourait la campagne, dont les teintes fanées, rousses, gris-brun et noires, accentuaient l’aspect désolé, et jouait une mélodie monotone dans les arbres dépouillés. Les enfants, filles et garçons séparés, allaient deux par deux ou regroupés par affinités. Les plus âgés, un bâton à la main, marchaient en avant en se donnant des allures de durs : ils se pourchassaient et se donnaient de grandes bourrades dans le dos. Suivaient les élèves d’âge moyen, qui bavardaient à tue-tête ou, au contraire, échangeaient à voix basse leurs secrets, des confidences sur la dernière bêtise qu’ils avaient commise et qui leur avait valu une volée de bois vert de la part d’un de leurs parents. Enfin venait Gabrielle, des grappes de bambins accrochés à elle ou l’entourant de tous côtés. Avec une naïveté confiante, ils lui évoquaient leurs jeux, leurs joies, leurs petits drames, leur quotidien à la ferme, en mettant sur le même plan les événements de l’existence des humains et ceux des animaux domestiques : l’accouchement de leur maman ou d’une femme de leur entourage et le vêlage d’une vache ; les problèmes de santé d’un bébé et la maladie d’un cochonnet ; la mort d’un grand-père ou d’un ancien du village et la disparition d’un vieux chien, gardien de la maison. Tour à tour amusée et attendrie, la maîtresse d’école les écoutait avec la plus grande attention. De temps en temps, elle effectuait une remarque ou posait une question, corrigeait une faute de langage, et sermonnait gentiment ceux qui déblatéraient contre leurs camarades ou qui racontaient des sottises pour se rendre intéressants.

Non loin d’elle, absorbé par son propre univers, Jules Lançon, le futur « maître d’école », cheminait les yeux rivés au sol, en s’accroupissant régulièrement pour ramasser de menues choses.

— Moi, je vais faire un herbier, déclara-t-il.

Il s’était muni d’un petit cahier, entre les pages duquel il glissait avec soin des feuilles, des graminées desséchées, des graines, et même des brins de chaume tout secs.

— C’est une très bonne initiative, fit observer l’enseignante. Je tiens d’ailleurs à ce que vous en confectionniez tous un au printemps prochain, lorsque la verdure et les fleurs seront de retour. En attendant, nous pourrons utiliser le tien lors de la leçon de sciences, Jules : il aidera tes camarades à dessiner différents végétaux.

Le petit Français sourit, le regard étincelant derrière ses lunettes, les joues roses de fierté.

— Et moi, je vais faire une collection de pierres précieuses, annonça Louise Chastel, qui, elle aussi, souhaitait devenir institutrice, et dont le tablier se remplissait peu à peu de petits cailloux couverts de terre. Avec un peu de chance, je finirai bien par trouver un diamant !

Gabrielle sourit à son tour, touchée par tant de certitude enfantine. Tout à coup, elle s’arrêta et tendit l’oreille.

— Chut ! Écoutez ! dit-elle suffisamment fort pour que le reste de la troupe l’entende.

Tous les enfants se turent et se figèrent en même temps. Un chant aigu, composé de sifflements suivis de trilles et de trémolos variés, avait jailli de nulle part. Il emplissait à lui seul le vaste ciel silencieux, qui paraissait suivre de ses gros yeux de nuages la promenade scolaire.

— Alors, quel est cet oiseau ? demanda l’institutrice.

Les réponses les plus fantaisistes fusèrent.

— Ne dites pas n’importe quoi, gronda doucement Gabrielle, je sais que vous le connaissez tous... C’est une alouette des prés.

— Oui, mam’zelle, j’la connais aussi, décréta Amédée Santini, le benjamin de l’école. Il est beau, son chant !

— On dit que l’alouette glougloute, grisolle, tire-lire et turlute, expliqua l’enseignante.

— Ça veut dire qu’elle fait toutes sortes de musiques, réfléchit tout haut Gisèle Fouasse.

— Oh, vous en savez des choses, mam’zelle ! s’exclama Jean-Baptiste Bélanger en se couvrant aussitôt la bouche de ses mains, comme s’il venait de dire une énormité.

— Heureusement que j’en sais, des choses, rit la demoiselle en renversant la tête, sinon à quoi vous servirait-il d’avoir une maîtresse d’école ? Mais si tu apprends bien tes leçons et que tu lis, tu en sauras un jour autant que moi, peut-être même plus.

— Oh, moé, tous ces mots, ça m’prend la tête ! râla Adhémar Sourisseau, un gros garçon qui avait la réputation d’être paresseux.

Sa réflexion déclencha quelques ricanements parmi ses pairs.

— Eh bien, tu te les sortiras de la tête en les écrivant tout à l’heure au tableau, mon grand, rétorqua la jeune fille. Et, ajouta-t-elle avec une pointe d’humour, si tu fais des fautes, tu me les copieras cinquante fois. Alors là, je te promets qu’ils te prendront vraiment la tête... et qu’ils y resteront.

Ses congénères redoublèrent de rires. Moqueur devenu moqué, le tire-au-flanc rougit jusqu’aux oreilles et se renfrogna.

— Mais mam’zelle, on la voit pas, l’alouette ! relança Jean-Baptiste d’une voix déçue.

— Non, pour la bonne raison qu’elle est descendue très vite, en piqué. Regardez, elle s’est posée là-bas, sur cette pierre blanche, au milieu du champ. Observez ses couleurs brunes, les unes sont plus claires, les autres, plus foncées, et sa queue est noire : elle peut se fondre aisément dans la nature et se confondre avec la terre pour déjouer ses prédateurs. Écoutez-la encore : vous ne remarquez pas autre chose ?

— Si, mam’zelle, elle a pus l’même chant qu’avant, répondit un autre garçon.

— C’est juste, Julien. Son chant se modifie suivant le milieu qu’elle fréquente. À présent, il est plus calme, plus bref, il s’arrête, puis repart. L’alouette peut gazouiller ainsi des heures durant.

— On peut aller la voir, mam’zelle ? interrogea le même.

— Non, nous la ferions s’envoler et l’empêcherions de trouver les graines et les vers dont elle a besoin pour se nourrir. Et puis nous serions privés de sa chanson. Poursuivons notre route.

Quelques minutes plus tard, le pas des marcheurs fut ralenti par un attroupement qui s’était formé en tête, autour du trio des élèves difficiles : Édouard Moreau, Adélard Piché et Robert Brisson. Soupçonnant quelque méfait de leur part, Gabrielle quitta rapidement les bambins pour se diriger vers eux. Réunis en cercle, la tête baissée vers le sol, ils s’affairaient à agrandir un trou dans lequel ils farfouillaient et piochaient à coups de bâton.

— Mais que faites-vous là ? questionna la jeune femme d’un ton sévère.

— C’est la cache d’un gopher, mamz’elle, répliqua le premier garçon. On fait rien que d’s’amuser avec !

— Cessez immédiatement ce saccage ! ordonna l’institutrice, devenue soudain pâle de colère.

Puis, s’adressant à tout le groupe :

— Les enfants, ceci est le terrier d’un gaufre – c’est son nom en français –, un rongeur qui possède des abajoues, c’est-à-dire de grosses joues dans lesquelles il emmagasine des réserves de nourriture. Édouard, Adélard, Robert, vous auriez pu blesser cette pauvre bête. Et vous ne pensez pas à la peur et à l’incompréhension qu’elle ressentira lorsqu’elle trouvera son abri dans cet état ! Cela vous plairait-il qu’on vienne détruire ainsi votre maison ? J’entends que vous respectiez l’habitat des animaux. Avancez, maintenant !

Refroidis par la méchanceté de leurs camarades, les écoliers, qui partageaient l’indignation de Gabrielle, reprirent la route en silence.

Au bout de quelques centaines de mètres, un petit bois effeuillé se profila à l’horizon. Quelques sapins le protégeaient en partie du vent.

— On peut y aller, mam’zelle ? demanda Balthazar Blain d’une voix presque suppliante, craignant un refus catégorique de la maîtresse. Pour sûr qu’on va trouver des champignons !

— D’accord, mais vous allez me les montrer avant de les cueillir, et si vous en voyez un rouge avec de petits points blancs, n’y touchez pas ! Les amanites sont toxiques. C’est du poison, précisa la jeune fille à l’intention des petits.

— Oui, mam’zelle ! promirent les enfants d’un même élan.

Ils se ruèrent en criant vers le boisé. Lorsque Gabrielle les rejoignit, ils étaient tous occupés à fouiller dans les feuilles mortes et à inspecter le pied des arbres. Tout à coup, un hurlement de joie retentit dans les fourrés.

— Ça y est, y’en a plein icitte ! Venez voir !

Tout le monde se précipita en poussant des exclamations émerveillées. Triomphant, Balthazar désignait de larges nappes de champignons qui s’étalaient sous des conifères. Ils étaient coiffés d’un petit chapeau couleur rouge cuir, ondulé et cabossé, qui rappelait celui d’un cow-boy.

— Ce sont des russules, commenta Gabrielle en en cueillant une pendant que ses élèves se rassemblaient autour d’elle, et on dit que leur chapeau est concave, c’est-à-dire creux. Dessous se trouvent les lamelles, puis le pied. Elles sont comestibles, par conséquent, vous pouvez en ramasser.

Les enfants ne se le firent pas dire deux fois. Leurs casquettes, leurs tabliers, les poches de leur manteau et leurs bas gonflaient à vue d’œil.

— Faites attention à ne pas les abîmer ! recommanda l’enseignante, leur pied est cassant comme de la craie. Ne marchez pas dessus non plus et laissez-en pour les cueilleurs qui viendront après nous !

Le bosquet se révéla un véritable coffre aux trésors. Gabrielle et ses petits disciples dénichèrent aussi des chanterelles, qui formaient des cercles dorés dans de délicats écrins de mousse vert émeraude.

— On dirait des trompettes, fit remarquer Amédée.

— Oui, mais ce n’est pas une raison pour souffler dedans, plaisanta Gabrielle, ce qui fit se tordre de rire les bambins. En revanche, sentez leur agréable parfum de terre et de bois. Vous pouvez également en prendre quelques-unes.

Un peu plus loin, ils tombèrent sur plusieurs bolets solitaires, que tous les enfants reconnurent à leur chapeau orangé, crânement penché sur leur gros pied.

— Ceux-ci ont une forme convexe, mentionna l’enseignante, c’est-à-dire bombée. Je vais en cueillir un pour notre cours de sciences, mais vous n’êtes pas obligés de m’imiter : vous en avez déjà plein les bras, mes pauvres enfants !

La chasse se poursuivit encore par la découverte de touffes entières de minces champignons jaune miel, qui s’étageaient sur des souches et des troncs d’arbres. Leur chapeau cloche à mamelon noir reposait sur un long pied flexible et ils dégageaient une odeur forte et légèrement amère.

— Ce sont des agarics ou armillaires, énonça la maîtresse. Ceux-ci ont un anneau, regardez bien, juste en haut du pied. Je vais en récolter aussi quelques-uns car nous étudierons en détail les différentes parties des champignons, mais je préfère que vous n’y touchiez pas. On peut les manger, certes, mais nous n’allons tout de même pas priver Dame Nature de toutes ses merveilles : ces champignons sont un peu comme ses enfants. Et puis ces spécimens sont fragiles, Dieu seul sait pendant combien de temps ils pousseront encore dans nos prairies.

Captivés par les propos clairs et vivants de Gabrielle, les écoliers firent preuve d’un comportement exemplaire pendant toute la durée de la cueillette et d’un réel désir d’enrichir leurs connaissances et leur vocabulaire. Même les chahuteurs avaient cessé leurs manigances pour suivre la jeune érudite et pour écouter ses exposés. S’ils étaient bien trop orgueilleux pour s’avouer – et surtout pour avouer à leurs compagnons – que la leçon les passionnait, en revanche, ils ne pouvaient masquer la lueur de plaisir et d’intérêt qui s’était allumée dans leur regard. C’était une vraie petite victoire pour la maîtresse d’école.

Tout en répondant à leurs nombreuses questions, celle-ci les laissa jouir encore quelques instants de la liberté exceptionnelle qu’offraient les grands espaces, puis elle frappa dans ses mains :

— Nous allons rentrer à présent, il commence à faire froid et la nuit risque de nous surprendre.

Sur le chemin du retour, les enfants, fatigués mais enchantés de leur après-midi, échangeaient leurs impressions sur l’excursion. Ils se montraient leurs trouvailles, troquaient des champignons, tentaient avec des fous rires de refiler les plus vilains à l’un ou l’autre de leur camarade.

Gabrielle marchait au milieu d’eux en portant Amédée, qui s’était endormi. Agrippés à son manteau noir, des bambins épuisés se laissaient traîner en suçant leur pouce.

— Oh, mam’zelle, c’était vraiment intéressant, la promenade ! lui confia une fillette plus âgée, qui s’était rapprochée d’elle. J’aimerais qu’on en fasse tous les jours des comme ça !

— J’aimerais cela aussi, Hermeline, rétorqua la maîtresse d’école dans un rire, mais tu sais bien que c’est impossible. Nous devons étudier d’autres matières, qui ne s’enseignent et ne s’apprennent qu’à l’intérieur. Et puis vous vous lasseriez vite d’effectuer toujours les mêmes activités.

— Entécas, y’a ben une chose que j’regrette pas : c’est que Roderick soit pas là... Y aurait gâché not’ après-midi.

— Ah oui, Roderick Beauchemin, soupira son interlocutrice. Je l’avais complètement oublié, celui-là...

— Y aurait gardé tous les champignons pour lui, y en aurait même pus eu un seul pour nous aut’ !

— Crois-tu ? À ce point-là ? fit Gabrielle. Mais je ne l’aurais pas laissé faire. Bah, nous voilà à la fin du mois d’octobre, tu ne le verras plus ! Tu peux être tranquille maintenant.

Elle-même avait fini par se convaincre que l’adolescent tant redouté ne reviendrait jamais à l’école.

En arrivant en classe, les enfants déposèrent fièrement le fruit de leurs recherches sur leur pupitre et attendirent les consignes de l’enseignante. La mine radieuse, ils avaient les cheveux en bataille, les joues rougies par le grand air, et le sourire aux lèvres.

— Avant de rentrer chez vous, vous allez dessiner ce que cette sortie vous inspire, annonça Gabrielle en commençant à distribuer des feuilles blanches.

Tous les écoliers la regardèrent, interloqués.

— Alors on dessine pas les champignons qui sont sur la carte, au mur ? s’étonna l’aîné des Martel. Les maîtresses d’avant, elles nous donnaient toujours des modèles...

— Non, ce tableau ne servira que pour la leçon de sciences. Ce n’est pas une représentation exacte de la réalité que je vous demande, mais un dessin libre. Bien entendu, vous pouvez dessiner les champignons que vous avez cueillis, mais à votre manière, ou pas de champignons du tout si vous préférez. Ce qui m’intéresse, c’est ce que vous avez vécu aujourd’hui, ce que vous avez retenu de votre journée, ce qui vous a le plus marqué. Bref, vous faites ce que vous voulez. Allez, sortez vos crayons de couleur, un peu d’imagination et au travail !

— Oh, c’est beaucoup mieux d’faire comme ça ! lança Jean-Baptiste. Avant, c’était pas mal ennuyant.

— N’est-ce pas ? Je noterai vos compositions ce soir et vous les rendrai demain.

Les élèves se mirent à la tâche avec enthousiasme. Au début, certains d’entre eux suçotaient leur crayon à mine tout en fixant le plafond ou la maîtresse, mais une fois les idées venues, ils ne levaient plus le nez de leur ouvrage. Gabrielle profita du silence qui régnait pour s’asseoir et se reposer. Une demi-heure plus tard, les écoliers défilèrent à son bureau pour lui remettre leurs travaux. Puis, après l’avoir saluée et même remerciée pour la randonnée, ils enfermèrent leur précieuse collecte dans leur cartable et sortirent.

Lorsque le dernier élève eut quitté les lieux, l’institutrice se plongea dans la contemplation et l’étude de leurs œuvrettes. Au fur et à mesure qu’elle les consultait, son sourire s’élargissait. Le résultat de la leçon dépassait de loin ses espérances. Tous les dessins étaient beaux, sans exception, même les plus naïfs et les plus malhabiles, si beaux et si évocateurs que Gabrielle se promit de passer commande de plusieurs boîtes de punaises au commissaire d’école, monsieur Rochette, à Notre-Dame-de-Lourdes, afin de les exposer dans la classe.

Ici, sous un soleil rayonnant, on distinguait une immense maîtresse d’école aux côtés d’enfants minuscules, tous souriants, les bras levés vers le ciel bleu. Là, la maîtresse en colère, les cheveux dressés sur la tête et la bouche grande ouverte, faisait les yeux noirs à trois garçons nantis d’un bâton et plantés devant un trou au fond duquel dormait un rongeur. Là encore s’envolait une magnifique alouette brune, à laquelle des plumes de toutes les couleurs donnaient des allures d’oiseau de paradis. De son bec s’échappait un flot de notes de musique, elles aussi colorées. Ailleurs, un énorme bolet ou une multitude de russules et d’agarics occupait tout l’espace de la feuille : des amanites y figuraient aussi – quoiqu’on n’en eût croisé aucune au cours de l’expédition –, mais barrées d’une croix rouge, pour bien signifier qu’elles étaient dangereuses. On reconnaissait un peu partout le ciel et ses nuages aux airs de surveillants, les champs, le bois avec ses feuilles mortes éparpillées par le vent. Certains petits artistes s’étaient essayés à l’autoportrait, en se coiffant d’un chapeau de champignon. On voyait également des lutins souffler dans le tube des chanterelles, des fées danser dans la ronde que celles-ci formaient sur la mousse, un gaufre tendre une feuille d’arbre en guise de mouchoir à un autre gaufre qui pleurait, sa cabane détruite à l’arrière-plan, et des dizaines de scènes réalistes ou imaginaires, plus inventives les unes que les autres. Les couleurs, vives, harmonieuses et souvent choisies avec discernement, reflétaient autant la sensibilité des enfants que leur sens de l’observation et leur souci d’embellir la nature. Les A et les B, accompagnés de commentaires élogieux ou encourageants, pleuvaient sous la plume de la maîtresse d’école.

* * *

La nuit tombait presque lorsque Gabrielle, une expression de profonde satisfaction sur le visage, prit le chemin de son logis avec les bagages qu’elle avait remportés de chez son oncle. Au bout de la grand-rue de Cardinal, le soleil disparaissait sous une épaisse couverture laineuse de nuages rouges. En descendant la route, elle croisa Jean Frappier, qui se rendait au magasin général. Le jeune homme rougit à sa vue. Avant même qu’il n’ouvrît la bouche, son interlocutrice se lança avec volubilité dans la relation de sa villégiature chez les Landry. Tout en l’écoutant et en souriant devant une telle exaltation, Jean, avec la courtoisie qui le caractérisait, prit ses valises et tous deux entrèrent dans la boutique des Chastel.

— Mais qui voilà ? s’exclama la propriétaire, qui se tenait seule derrière son comptoir. Bonsoir, mam’zelle Roy ! Bonsoir, m’sieur Jean ! Puis, en jetant un coup d’œil aux effets de Gabrielle : dites, vous nous quittez pas déjà ?

— Non, rassurez-vous, répondit la jeune femme en riant, je suis revenue seulement ce matin de chez ma parenté.

— Ça paraît qu’le bon air vous a fait du bien, mam’zelle Roy, z’avez une belle p’tite figure. Mais z’êtes toujours aussi maigre. S’cusez mais j’serai ben curieuse d’savoir c’que vous mangez depuis qu’ z’êtes pus chez nous aut’...

Gabrielle baissa la tête comme une élève prise en défaut.

— Euh... du pain, des œufs, du lait, parfois les conserves que j’achète chez vous...

— C’est tout ?

— Bien... oui, madame Chastel. À vrai dire... je ne sais pas cuisiner.

— Je m’en doutais un peu. Vot’ maman vous a pas appris, p’têt’ ?

— Ma mère est un remarquable cordon-bleu mais pour ma part, j’avoue ne m’être jamais intéressée à l’art culinaire.

— J’peux pas vous laisser comme ça, mam’zelle Roy, ç’a pas d’bon sens. J’vas envoyer mes p’tits vous apporter des plats : tenez, demain soir, un poulet avec des pétaques-bananes, ça vous dirait ?

L’ancienne locataire ouvrit les yeux ronds :

— Des pétaques-bananes ? Mais qu’est-ce donc que cela ?

— Ah, vous savez, ces patates, là, avec des formes bizarres. C’est les enfants qui les appellent comme ça.

— Vous êtes trop bonne, madame Chastel, je m’en voudrais de vous donner du travail supplémentaire.

— Bah, pensez don ! Un rôti d’plus ou d’moins au fourneau...

Tout en prenant des nouvelles de monsieur Chastel et d’Émile, Gabrielle fit l’acquisition d’un gros paquet de bonbons, bien décidée à récompenser ses élèves pour leur bonne conduite et leurs beaux dessins. De son côté, Jean effectua quelques emplettes, puis raccompagna l’institutrice chez elle. La nuit s’annonçait venteuse. Le fermier s’attarda longuement sur le seuil de la cabane. Mais il eut été inconvenant de la part de la jeune fille de l’inviter à entrer, surtout à une heure tardive. Bien qu’il parût heureux de son retour, il affichait un visage plus sérieux que d’ordinaire et son sourire se faisait plus rare. Il lui jetait des regards appuyés, puis s’empressait de détourner les yeux, de peur qu’elle n’en surprît la brillance, les étincelles, qui, désormais, y disputaient leur place aux ombres venues du passé. Nerveux, mal à l’aise, dansant d’un pied sur l’autre, il semblait attendre quelque chose d’elle – un mot, un signe, un geste d’affection, peut-être –, qui ne vint pas, ou avoir un aveu à lui faire, qui n’osa franchir ses lèvres. Toutefois, emportée par la description de sa sortie avec ses élèves et des surprenants dessins de ces derniers, Gabrielle ne s’aperçut de rien. Lorsqu’elle fut lasse de parler, elle serra la main de son voisin en lui donnant rendez-vous pour leur corvée d’eau et leur promenade vespérale habituelles. Puis elle se hâta de refermer sa porte derrière elle.