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Les semaines puis les mois passèrent. Gabrielle s’était peu à peu adaptée à son nouvel environnement. Comme l’avait prédit Mélina, les vexations dont elle faisait l’objet de la part des étudiantes canadiennes-anglaises s’étaient espacées jusqu’à cesser définitivement. Non seulement le rythme de travail intensif auquel l’École normale soumettait ses recrues ne leur laissait guère le temps ni le loisir de harceler l’une des leurs, mais le courage, la volonté de s’intégrer dans sa classe et la gentillesse de la jeune Canadienne française avaient fini par triompher des préjugés que ses condisciples nourrissaient à son égard.

À présent, elle avait recouvré la gaieté, l’espièglerie et ce petit côté cabotin qui en avaient fait une jeune fille populaire à l’Académie Saint-Joseph ; et malgré le climat de rivalité que les professeurs entretenaient entre les élèves, elle était devenue une compagne admirée et recherchée. De son côté, même si elle ne considérait pas ses semblables comme des amies, mais simplement comme de bonnes camarades et même si elle demeurait silencieuse et gênée lorsque celles-ci évoquaient durant la récréation les riches demeures qu’elles habitaient, les événements mondains que leurs parents organisaient ou les robes du soir qu’elles portaient aux bals auxquels elles étaient invitées, elle se joignait volontiers à leurs distractions : les parties de balle dans le gymnase, les promenades en ville, la patinoire, plus rarement les sorties au spectacle. Cédant à la mode du temps, elle s’était fait couper et onduler les cheveux comme ses copines, tandis qu’elles s’étaient confectionné des chapeaux bleus brodés de fils dorés, à l’exemple de celui qu’elle portait le jour de la rentrée. Elle avait même fini par faire la paix avec ses anciennes ennemies, puis par pardonner et oublier les offenses qu’elles lui avaient infligées à son arrivée à l’institut. D’ailleurs, Mary Ann Ashton et ses comparses faisaient le plus souvent bande à part, les autres filles ayant vite mis un frein à leurs velléités de régenter la classe, voire l’école tout entière.

De la même manière, par son application, sa conduite irréprochable durant les cours et son acharnement au travail, Gabrielle s’était fait assez vite remarquer et apprécier de ses professeurs. Elle avait amélioré son accent, acquis un vocabulaire conséquent et lisait une quantité d’ouvrages en langue anglaise. Étant à ses débuts une élève moyenne, que l’on notait souvent injustement, elle avait conquis de haute lutte une place de treizième à la fin du trimestre et ambitionnait maintenant d’atteindre les premières. Et quoiqu’elle ne fût pas parvenue à s’acquérir la sympathie de Miss Macdonald, son professeur de grammaire, au moins cette dernière, impressionnée par ses progrès, la traitait-elle à présent avec respect : elle l’écoutait avec attention, approuvant d’un demi-sourire ses réponses correctes à une question ou corrigeant sans acrimonie ses imperfections linguistiques. La « maîtresse-dragon », comme l’avait surnommée l’étudiante, ne la reprenait avec sévérité que lorsqu’elle la surprenait à rêvasser. En effet, n’ayant plus le temps d’écrire, il arrivait souvent à la jeune fille de songer avec une douce mélancolie à sa véritable vocation, de laisser son imagination s’envoler par la fenêtre de la classe ou d’écouter les mystérieuses « voix des étangs » – telles qu’elle appelait ses accès d’inspiration – qui montaient du plus profond d’elle-même. Ainsi remise à l’ordre, l’écrivaine en herbe rangeait ses rêves dans un coin de son esprit, en attendant les vacances qui lui permettraient de retrouver sa chère plume et son petit cahier rouge.

À la maison, sa mère et sa sœur Clémence s’efforçaient de lui rendre la vie agréable, faisant le moins de bruit possible pour ne pas la déranger dans son travail, veillant à ce qu’elle ne manquât de rien et que ses repas fussent toujours prêts à l’heure. Comme elle avait toujours le nez plongé dans ses livres et ses cahiers, c’est à peine si elle avait remarqué que la santé de son père déclinait de jour en jour : se plaignant de fréquentes douleurs à la poitrine et à l’estomac, le vieillard n’était plus que l’ombre de lui-même. Pâle et décharné, il traînait en pantoufles d’une pièce à l’autre, préférant désormais le confort de sa chaise berçante, dans la cuisine, à la remise du jardin où il travaillait le bois chaque hiver. Il y demeurait de longues heures, oisif et encore moins loquace que d’ordinaire, et parfois y dormait des après-midi entières, son chat tigré Méphisto sur les genoux. Une atmosphère quasi monacale régnait désormais rue Deschambault.

* * *

Cependant, Noël ramena ce vent de bonne humeur et d’animation que Mélina savait si bien faire souffler sur la maison. Dès la pointe du jour, on l’entendit aller et venir, déplacer les meubles du salon et vaquer à ses fourneaux en chantant à la perspective de recevoir sa vaste parenté. De temps en temps, elle donnait des ordres et houspillait Clémence, qui avançait trop lentement, selon elle, dans l’exécution de ses tâches :

— Attrape-moé la fourchette à rôti ! Pas celle-là, l’aut’ ! As-tu mis une pincée d’sel dans ta sauce ? Non ? Alors fais-le tout d’suite ! Ah, ma pauvre fille, il faut tout t’dire ! Tiens, va don chercher encore queq’ navets à la cave, pis des gros s’il vous plaît, tu connais l’appétit d’tes oncles ! En passant, goûte ma crème pâtissière. T’oublieras pas d’passer aussi la guenille sur l’piano, j’y ai vu un restant d’poussière. Pis dépêche-toé un peu parce que comme de coutume, j’vas pas avoir l’temps d’m’apprêter avant qu’les invités arrivent !

Après avoir passé plusieurs heures à étudier dans sa chambre, Gabrielle descendit au milieu de l’après-midi, un large sourire aux lèvres. Elle avait revêtu pour la circonstance une simple robe noire, droite et courte, agrémentée d’un petit collier de perles.

— Que c’est beau ! s’exclama-t-elle en découvrant la décoration du salon, comme d’habitude, vous avez fait des merveilles, maman.

Afin de donner l’illusion d’un arbre enneigé, Mélina avait orné un sapin de fines guirlandes imitant des fils de la Vierge et de boules délicatement argentées. À la cime était piquée une étoile en forme de cristal de neige. Une crèche et des santons de bois, que Léon Roy avait autrefois sculptés pour leurs premiers enfants, trônaient sur la cheminée. De gros bas de laine, les uns rouges, les autres verts, débordants de paquets et de cannes en sucre candi aux rayures colorées, étaient suspendus au-dessus de l’âtre, où crépitait une flambée odorante. Sur les guéridons, des bouquets de houx aux boules rouges jaillissaient des vases en pâte de verre bleu. Posées çà et là sur les meubles, des coupelles regorgeaient de bonbons, de biscuits au gingembre en forme de bonshommes et de petits gâteaux aux patates faits maison. Deux lampes à pétrole et la flamme de nombreuses bougies nouées de rubans rouges tamisaient l’éclairage de la pièce, jetant leur lueur dansante sur les rideaux de popeline verts et sur les imprimés blancs à petites roses du sofa et des fauteuils.

— Comme ça, on aura pas besoin d’user not’ électricité, se crut obligée de préciser la maîtresse des lieux avant de disparaître dans sa chambre.

À peine avait-elle enfilé la robe noire à col à revers blanc qu’elle réservait pour les grandes occasions qu’un coup de sonnette se fit entendre. Elle se précipita pour ouvrir la porte d’entrée, qui arborait une couronne de ramures de sapin garnie d’un gros nœud de rubans rouges. Sur le seuil se tenait son frère Excide : souriant de toutes ses dents, il lui tendit une énorme caisse de légumes provenant de la ferme qu’il exploitait entre Saint-Léon et Saint-Alphonse, le pays des Landry. C’était un bel homme dans la fin de la cinquantaine, à la forte charpente, aux cheveux et à la moustache noirs, au teint cuivré par les travaux des champs, et dont les grands yeux sombres roulaient comme des billes. Toujours gai et de bonne humeur, il était en quelque sorte l’alter ego masculin de Mélina.

Il était accompagné de la mère de sa défunte femme Luzina, que toute la famille appelait « mémère Major », de ses enfants, Germain, Rose-Éliane, Cléophas et Léa, dont l’âge s’échelonnait entre onze et vingt ans, ainsi que des autres frères Landry : Calixte et Zénon, eux aussi agriculteurs, et de leurs épouses, Nora Lemieux et Anna-Zéline Fortier. Les bras chargés de cadeaux grossièrement enveloppés et ficelés, tous s’étaient entassés tant bien que mal dans deux automobiles pour effectuer le trajet depuis la montagne Pembina.

Après s’être débarrassés de leurs fourrures et de leurs paquets, que Mélina déposa sous le sapin, les arrivants pénétrèrent dans le salon en poussant des cris d’admiration. De la cuisine s’échappait un délicieux fumet de viande rôtie aux fines herbes, qui leur mit aussitôt l’eau à la bouche. Excide conduisit l’aïeule jusqu’au fauteuil le plus confortable puis, au milieu des embrassades, il saisit la maîtresse de maison par la taille et la souleva dans les airs :

— T’es toujours aussi belle, grande sœur ! déclara-t-il. Tsé-tu que t’en ferais encore tourner des têtes par chez nous, toé !

— Raconte pas d’niaiseries, gloussa cette dernière en rougissant sous le compliment, laisse-moi don, tu vas froisser ma robe pis toute m’décoiffer !

Il la reposa à terre et se tourna vers Léon Roy, qui se chauffait au coin de la cheminée, dans un fauteuil en bois :

— Pis toé, Léon, comment ça va la santé astheure ?

Ce dernier hocha la tête sans répondre. Le teint grisâtre, il paraissait flotter dans son costume bleu passé de mode, au col dur à pointes tournées.

— Pis l’frère, reprit Mélina, comment ça va, toé, sur la ferme ?

— Pas pire, pas pire, sauf qu’la combine que j’avais louée l’été dernier à la coopérative agricole est tombée en panne dans l’mitan d’août et que ç’a pris ben du temps à réparer, c’t’affaire-là. A fallu que j’attelle mes chevaux à une vieille machine pis que j’continue d’même, ç’a pas d’bon sens. J’ai eu du retard ben gros dans mes moissons. Heureusement que mes gars m’ont aidé. Tiens, au fait, l’père Brugnon, de Somerset, ben y est mort y’a deux mois… soixante-deux ans… pas pire pour un qui levait plutôt l’coude, hein ? Pis tu t’rappelles d’la mère Rondeau…

Pendant qu’Excide racontait les derniers potins de sa région, bientôt relayés par Calixte, Zénon, et leurs femmes, ses enfants avaient fait cercle autour de Gabrielle. Comme cette dernière avait souvent passé l’été à la ferme des Landry, pendant que Mélina aidait son frère aux champs pour boucler ses fins de mois, les cousins avaient une foule de choses à se raconter. Ils parlaient tous à la fois et se bombardaient les uns les autres de questions avec de grands éclats de rire.

Un nouveau coup de sonnette retentit, puis Rodolphe fit son apparition, un étui à violon sous le bras.

— Salut la compagnie ! lança-t-il à la cantonade. Bien qu’il fût déjà gris, le « mauvais garçon » de la famille était en fait un jeune homme à la mise soignée. Ses yeux bruns en amande, vifs et rieurs, et ses traits fins lui conféraient une aura de séduction. Pendant que Gabrielle sautait au cou de son frère, ce dernier lui glissa un billet de banque dans la main.

— Tiens, achète-toi quelque chose qui te fera plaisir, chuchota-t-il. J’sais pas, moi, un chapeau, une nouvelle robe, c’que tu voudras… mais pas encore des livres !

— Oh, merci, Rado, tu es si gentil ! Mais… tu as retrouvé du travail alors ?

— T’en fais pas pour moi, tite sœur, je m’débrouille. J’fais le télégraphiste pis j’donne de temps en temps un coup d’main à la gare, mais plus comme chef.

Les derniers invités s’annonçaient : Anna, l’ancienne institutrice, qui fit sensation dans sa robe « serpent » noire et décolletée, embellie d’un collier en sautoir, son mari, Albert, grand, maigre et voûté, et leurs trois adolescents, Fernand, Gilles et Paul ; enfin, Rosalie, une autre sœur Landry, qui arriva à pied avec ses filles, Blanche et Imelda, âgées d’une vingtaine d’années. Séparée de longue date d’un mari alcoolique et violent, cette grande et belle femme énergique, aux cheveux blonds frisés, avait élevé seule ses enfants tout en effectuant des ménages et des travaux de couture à Saint-Boniface.

Les conversations emplissaient bruyamment la pièce. Mélina dut frapper dans ses mains pour obtenir le silence :

— J’sais que m’sieur l’curé d’Saint-Boniface serait pas ben, ben content qu’on soupe avant la messe de minuit, commença-t-elle, mais puisqu’y en a parmi vous aut’ qui doivent repartir demain dans l’avant-midi, on a pas l’choix cette fois-citte… alors à table !

On passa dans la salle à manger attenante au salon. Avec l’aide de Clémence, la ménagère avait remisé le mobilier ordinaire pour monter de la cave une longue table et des chaises anciennes, auxquelles la cire avait redonné un certain lustre. Sur une nappe d’une blancheur immaculée, recouverte d’une grande pièce de dentelle, elle avait disposé son plus beau service en pâte de verre transparent, des couverts en étain, ainsi que des carafes d’eau fraîche et des pots de bière. En guise de centre de table, elle avait placé des branches de sapin saupoudrées de blanc et parsemées de petits cônes de pin. Des bougies et des cônes de pin d’une plus grande taille, piqués de tiges de houx aux petites boules rouges, les encadraient. Tout le monde prit place en s’extasiant de nouveau sur le décor. Mélina était aux anges.

À tour de rôle, la maîtresse de maison et Clémence apportèrent les plats : une soupe à l’orge et au bœuf, des tourtières, des rôtis de dinde farcis, assaisonnés d’herbes aromatiques et accompagnés de pommes de terre et de navets, et d’énormes gâteaux des Fêtes aux fruits et à la crème. Tous les convives firent honneur au repas, qui se déroula dans une ambiance bon enfant, ponctuée d’anecdotes drôles, de souvenirs heureux et de rires. Mélina servit ensuite le café au salon, pendant que les hommes fumaient la pipe et que les femmes grignotaient des biscuits.

Puis ce fut le temps d’ouvrir les cadeaux et pendant un long moment on n’entendit plus que des froissements de papiers, suivis d’exclamations de surprise et de gros baisers. Un nombre impressionnant de tuques, d’écharpes, de mitaines et de bas tricotés jonchaient le plancher parmi des nécessaires à couture, des outils, de menus objets, et même de petits anges en dentelle dorée et amidonnée qu’on accrocherait aux sapins, le Noël prochain.

En découvrant le présent que lui avait offert sa mère, Gabrielle explosa de joie :

— L’œuvre complète de Keats, le poète romantique anglais ! Mais cela a dû vous coûter une fortune, maman !

— Mais non, mais non, c’t’un ouvrage de seconde main, pis comme ça, j’t’entendrai pus t’plaindre d’ devoir aller sans cesse le consulter à la bibliothèque.

Lorsque le calme fut revenu, Léa, la grande fille d’Excide, réclama de la musique :

— Gabrielle, joue-nous quelque chose au piano !

— Oh oui ! Gabrielle, au piano ! Gabrielle, au piano ! scandèrent les jeunes Landry en chœur.

Après s’être fait tirer l’oreille, la jeune fille, toute rougissante, s’installa devant l’instrument et ouvrit ses partitions. Elle entama l’accompagnement d’un des Chants canadiens d’Antoine Dessane, un compositeur québécois du XIXe siècle, qui arracha des larmes d’émotion à Mélina. Encouragée par le tonnerre d’applaudissements qui salua son interprétation, Gabrielle joua encore quelques airs tandis que les anciens chantaient à l’unisson, communiant dans la nostalgie de leur jeunesse passée dans la mère-patrie.

Puis Rodolphe, mis en gaieté par un excès de bière, empoigna à son tour son violon et se lança dans un reel endiablé. Il n’en fallut pas plus à Excide pour sentir des fourmis lui chatouiller les jambes. Attrapant Mélina par les hanches, il esquissa quelques pas de danse malgré les cris et les protestations de cette dernière :

— Arrête, grand niaiseux, mais arrête don ! C’est pus d’mon âge, des affaires de même !

— Mais si, mais si, ça t’rappellera l’bon temps, ma belle !

Et il l’entraîna à travers toute la pièce. Les autres ne tardèrent pas à leur emboîter le pas après avoir roulé le tapis de laine et repoussé les meubles contre les murs. Les gigues, les rondes, les quadrilles, les mazurkas, les marches, les galops et les valses papillon se succédèrent. Ragaillardi, Léon Roy, qui avait repris place près de la cheminée, battait la mesure du pied. Même mémère Major tapait des mains en cadence, un sourire illuminant son visage brun et ridé comme une pomme cuite. Pendant près de deux heures, on dansa, on rit, on cria, on sauta à en faire trembler le plancher et les murs, et on se bouscula à qui mieux mieux quand venait le temps de changer de partenaire.

Ce fut Mélina qui, épuisée et toute en sueur, cria grâce la première, en rappelant qu’il était temps de se préparer pour la messe de minuit.

— Pis on ira ni à pied ni en auto, annonça-t-elle d’un ton mystérieux, regardez, y’a une surprise dehors !

On se précipita pour écarter les rideaux de la fenêtre. Deux grands traîneaux attelés à des chevaux attendaient avec leur conducteur devant la maison. Durant la période des fêtes, ces pittoresques « taxis » à l’ancienne sillonnaient jour et nuit les rues de Saint-Boniface et de la capitale. Tout le monde poussa des « oh ! » et des « ah ! » émerveillés.

— C’est tout d’même plus romantique, ajouta Mélina, dont le regard semblait avoir rajeuni de plusieurs décennies.

Emmitouflés jusqu’aux yeux, tous les membres de la famille, excepté Léon Roy et mémère Major, qui avaient préféré monter se coucher, grimpèrent en riant dans les véhicules. Les conducteurs effleurèrent de leur fouet le dos de leurs bêtes, qui partirent au trot sous une fine neige. Sur la haute nuit étoilée, le gel ciselait avec une précision d’orfèvre les contours des maisons et des bâtiments de Saint-Boniface. De chaque côté de la chaussée, d’immenses bancs de neige étaient figés au garde-à-vous, pareils à des soldats en uniformes blancs. Seuls le tintement des grelots des chevaux et le crissement des patins des traîneaux sur le verglas troublaient le silence.

Une fois parvenus sur le boulevard Provencher, les réveillonneurs croisèrent d’autres attelages, quelques automobiles et des fêtards munis de lanternes ou de bougies à collerette de carton, qui leur lancèrent des « Joyeux Noël ! ». Puis la lumière des réverbères éclaira des groupes de paroissiens qui grossissaient à mesure qu’on approchait de l’église. Les chevaux tournèrent sur l’avenue Taché, le long de la rivière Rouge, et s’arrêtèrent enfin devant la cathédrale, d’où s’échappaient la rumeur de grandes orgues et les premiers chants d’une chorale. Mélina et ses hôtes traversèrent le cimetière et pénétrèrent dans le lieu saint, en même temps qu’une foule dense qui s’agenouilla avec piété.

La messe, à la fois solennelle et empreinte d’une grâce naïve, fut célébrée par l’archevêque de Saint-Boniface, monseigneur Arthur Béliveau, dont la mitre et le manteau de soie fileté d’or s’harmonisaient avec la splendeur des vitraux. Il était secondé par plusieurs prêtres et de nombreux enfants de chœur, eux aussi parés de leurs plus beaux atours de cérémonie. Une ferveur inhabituelle régnait sous les voûtes sonores, accentuée par la fumée des encensoirs et l’odeur de centaines de cierges. Leur lueur vacillante révélait dans le clair-obscur le visage recueilli des statues de la Vierge, des saints et des personnages de la crèche. Sous le regard attendri d’un cénacle d’anges, un petit Jésus aux joues roses, nimbé de son auréole et de ses cheveux blonds frisés, semblait s’être endormi, le sourire aux lèvres.

Alors que les jeunes gens commençaient, pour leur part, à lutter contre le sommeil, Excide et Mélina chantaient à pleins poumons les cantiques et les hosannas, qui faisaient remonter en eux de poignantes réminiscences de leur enfance : Adeste Fideles !, Nouvelle agréable !, Minuit chrétien !, Dans cette étable !, Les anges dans nos campagnes ! À la sortie de la cathédrale, les veilleux reprirent leurs taxis-traîneaux, tandis que les cloches sonnaient à toute volée dans le ciel glacial.

À leur retour les attendait encore une montagne de croquignoles dorées et croustillantes, saupoudrées de sucre. Ils s’en régalèrent jusqu’à satiété. Enfin, une partie d’entre eux prit congé après avoir remercié et félicité la maîtresse de maison pour sa réception exceptionnelle. Les autres gagnèrent leurs chambres en étouffant des rires et des bâillements.

Lorsqu’un silence complet eut recouvert la rue Deschambault, Gabrielle alluma une bougie et s’assit au pupitre de son petit grenier. Un rayon de lune s’inscrivait dans le halo de givre de la lucarne. Puis, ne voulant rien perdre de cette délicieuse soirée, elle ouvrit son journal intime. Dans la nuit brillaient les yeux noirs constellés d’étoiles de Mélina.