AU CENTRE D’UN PETIT MONDE

Ce qui se passe au juste là-dehors, Cosimo l’ignore. Il est à l’âge où l’on cherche les réponses dans le regard des parents ou, dans son cas, du grand-père. Sauf que le vieux a toujours cette expression de machinerie éteinte. Ni les nouvelles des triomphes au front, ni celles des replis tactiques de plus en plus fréquents ne sont jamais parvenues à allumer en lui la moindre petite lumière, comme du reste les bombes sur la ville et le chaos qui s’est ensuivi : le fascisme est tombé et la guerre est sur le point de se terminer, ou plutôt non, pardon, le fascisme est de retour et la guerre se poursuit. Journées étranges, indéchiffrables. Ils étaient nombreux à se réjouir dans les rues, et tout autant à se terrer par crainte des représailles. Puis, soudain, ils ont échangé leur place : les joyeux à la maison et les peureux de nouveau dehors à faire la grosse voix. À la fin, personne n’y comprenait plus rien et ils sont presque tous restés cloîtrés. Comme le vieux, mais avec trois ans de retard.

Si la guerre continue, pour Cosimo ce n’est pas un problème. Au contraire. Il a neuf ans et demi et l’intelligence impertinente des enfants qui ont poussé sans trop d’attentions. De sa vie en temps de paix, il garde peu de souvenirs, hormis les gémissements de sa mère malade, des gémissements affreux, pires que toutes les alarmes antiaériennes, tous les couvre-feux et tous les rationnements réunis. Le problème, c’est plutôt le manque d’espace. En quelques mois, les frontières de son monde sont passées progressivement de « va où ça te chante du moment que tu ne fais pas de bêtises » à « ne sors pas de la cour ! », puis, à partir du 8 septembre et de l’arrivée des Allemands en ville, elles se sont carrément réduites à « reste dans ta chambre et fiche-nous la paix ». Un cauchemar. Le seul jeu toléré était la cabane de draps et d’oreillers. Pendant deux semaines, avec son petit frère de six ans, Sebastiano dit Pissedessous II, il a affronté ouragans et tempêtes de neige, abattu et reconstruit le refuge avec une foi inébranlable en l’unique but que l’enfance et certaines formes de démence ont en commun, à savoir la victoire finale.

Après s’être couvert de gloire du pôle à l’équateur, Cosimo a commencé à passer ses journées à la fenêtre. Il regardait la cour déserte. Il y en aurait eu des choses à faire là en bas avec Italo, Riccardo et Vanda.

Italo est son ami depuis le cours préparatoire ; les deux autres, eux, ont été choisis parmi les clients occasionnels, ceux qui se faufilaient tous les jours, attirés par les cris et les bagarres de la cour.

Riccardo s’était présenté pendant une partie de billes, avec discrétion. Planté derrière Cosimo et Italo, il suivait attentivement leurs lancers, muet, soulignant d’un signe de tête ceux qui étaient bien réussis et ceux qui partaient de travers, jusqu’au moment où on l’avait invité à faire une partie, histoire d’éviter son ombre sur le terrain de jeu.

Vanda, elle, s’était montrée plus expéditive. Elle avait osé interrompre les trois amis engagés dans une bataille de campagne : « Je peux faire l’infirmière qui soigne les blessés ? » Proposition pertinente, honnête, qui, par amour du réalisme – les jeunes guerriers en avaient assez de ressusciter miraculeusement après chaque fusillade –, avait été immédiatement acceptée. Un choix inspiré. Vanda était compétente, elle les bandait avec ses rubans colorés et les renvoyait au front, au-devant d’une nouvelle balle ennemie, sans jamais faire de chichis. À l’époque, ils ignoraient que c’était une enfant de l’orphelinat et se limitaient à s’interroger, amusés, sur ses fuites précipitées.

Heureusement, les adultes s’habituent à tout, même aux nazis en ville, et quelques semaines seulement après leur arrivée, la cour s’était progressivement repeuplée. Manque de chance pour Cosimo, le grand-père faisait toujours exception. Italo et Vanda avaient été parmi les premiers à réapparaître, mais en le voyant à la fenêtre, ils lui avaient mimé deux solutions – « tire-lui dessus, à ce vieux schnock », « pends-le » – avant de repartir. Quelques jours plus tard, c’était au tour de Riccardo, mais lui, non, il n’était pas reparti. Sous la porte de l’appartement, il lui avait fait passer une feuille sur laquelle il avait traduit le code Morse. C’est tout lui, d’avoir ce genre d’idées. Ce n’est pas le plus malin, pas le plus fort ni le plus sympathique, mais il a la tête farcie de pensées qui se trouvent en général dans celle des grands. Ils restaient assis des heures devant la porte à s’échanger des messages secrets, en tapotant avec les doigts une lettre à la fois. Mais ça, désormais, ce sont des choses qui se passaient il y a un siècle.

Aujourd’hui c’est la plus belle journée de ma vie, se dit Cosimo dès que le grand-père émet le signal tant attendu : lui aussi peut retourner jouer dans la cour. Air, soleil, espace. Il dévale l’escalier, salue la signora Menardi, lui demande si elle a besoin d’aide pour monter avec un regard implorant qui convainc la dame de donner la bonne réponse : non, mon chéri, merci mille fois. Il se précipite dans l’entrée puis dehors, vers un rayon de soleil engageant qui éclaire le pavé. Il se fige un instant avant d’être assailli par la lumière. Un pas de plus et il finissait sous la fenêtre surveillée par le grand-père, qui a été clair sur la question : tu peux aller en bas, mais sans courir ! Sinon tu vas trouer tes chaussures, ou ton pantalon, ou bien les manches de ta veste. En somme, la seule chose qui ne servira pas à son frère Sebastiano quand il sera plus grand, et que Cosimo peut donc trouer en paix, ce sont ses propres genoux. Fatigué de ces réprimandes, il fait son entrée dans la cour en marchant à pas mesurés, presque sans entrain, tel un noble héritier se promenant dans son domaine.

Il a les cheveux roux de sa mère, de ce roux qui s’enflamme sous les rayons du soleil, et des yeux noirs qui s’ouvrent comme des gouffres sur sa peau laiteuse, avides de vie et du monde. Un pas après l’autre, il reprend possession de ce carré de terre tant attendu, s’arrête là où les deux allées de gravier se croisent, définissant avec précision le centre de son royaume. Il tourne le regard vers les quatre quartiers de jardin avec leurs arbrisseaux chétifs et les buissons qui implorent une taille, vers les gamins occupés à leurs jeux sans but, vers les immeubles de cinq étages qui l’entourent comme un mur d’enceinte.

« Les gens du deuxième, ils ont une nouvelle radio et doivent le faire savoir à tout le monde.

— Personne n’achète plus rien, qui sait comment ils l’ont trouvé, l’argent. »

Les bougonnements proviennent de deux vieilles qui passent des journées entières à tricoter et chercher des prétextes à s’indigner sur leurs chaises disposées de part et d’autre de l’entrée, là où dans les immeubles des gens riches on trouverait deux belles statues de lions rampants. Mais Cosimo est trop occupé à avancer et à attendre l’arrivée de ses amis pour réfléchir aux injustices sociales. Il scrute la fenêtre du coin de l’œil. Le grand-père n’y est plus. Il peut donner des coups de pied dans le gravier si ça lui chante. Il ne s’en prive pas, et comment, avec rage. Maintenant que je peux enfin sortir, Italo, Riccardo et Vanda ne se montrent pas ! Et puis cette maudite radio à plein volume. Et ces maudites vieilles râleuses. Et cette maudite cour, sans personne avec qui jouer. Le jour le plus nul de ma vie !

Il suffit toutefois de l’écho de pas précipités dans l’entrée de l’immeuble pour rendre à cette journée la primauté qui lui revient. Italo et Vanda déboulent, en uniforme tous les deux. Tenue de balilla avec chemise noire, pantalon gris-vert et foulard bleu autour du cou pour lui ; d’orpheline avec petite robe bleu clair, nœud dans les cheveux et collants blancs pour elle. Cosimo exulte et se précipite en courant dans la direction opposée, les mettant au défi de l’attraper. Un jeu qui reprend tout naturellement là où il avait été interrompu des semaines auparavant, sans perdre de temps avec les politesses.

« Comment t’as fait pour t’échapper ? Ils avaient pas mis le grillage ? » demande-t-il à Vanda en affrontant le deuxième tour de la cour.

Et elle, tout essoufflée :

« Les Allemands. Ils l’ont repris. Ils en avaient besoin. »

Elle n’avait jamais eu de difficultés à s’esquiver de l’orphelinat, mais depuis qu’une partie du mur d’enceinte s’était écroulée, elle réussissait même à venir dans la cour deux fois par jour.

« Elle est pas comme toi, se moque Italo. Sans la permission de ton grand-père, tu sors même pas du lit. »

Cosimo se laisse attraper. Il va se cacher avec les amis sous le buisson d’aubépine, leur quartier général. Il a une envie folle de savoir tout ce qu’il a raté pendant la réclusion.

« Comment va ton frère ? demande-t-il à Italo.

— Bien, le docteur dit que d’ici quelques semaines il pourra retourner au front.

— Tu l’as vue, la blessure ?

— Évidemment que je l’ai vue.

— Elle est grande ? »

Italo pose un doigt sur sa cuisse, dessine un cercle, trois fois, de plus en plus large.

« Grosse comme ça. Ou plutôt comme ça. Même un peu plus.

— Il a pleuré ? lui demande Vanda.

— Vittorio ? Bien sûr que non ! Tu crois qu’ils donnent des médailles à ceux qui pleurent ?

— Quel courage. Moi j’aurais pleuré comme une Madeleine.

— Ils vont l’envoyer où, quand il sera guéri ?

— Aucune idée. Là où on a besoin de héros avec une médaille. »

Ça doit être génial d’avoir un frère héroïque blessé et décoré, songe Cosimo. Lui aussi irait se pavaner comme le fait Italo, sans une once de style.

« Et Riccardo ? » demande Vanda.

Ils se tournent vers la porte d’entrée, comme toujours quand on parle de lui. Parce que Riccardo n’est pas le plus malin, pas le plus fort ni le plus sympathique, mais du jour au lendemain ils se sont mis à l’attendre pour commencer à jouer.

« Il arrivera quand on s’y attend le moins, comme d’habitude, déclare Italo. Pendant ce temps, on va voir les avions ? »

Monter en cachette sur la terrasse. Guetter le passage d’un avion. Se demander où il va. Et puis hurler « c’est un appareil ennemi ! », le pointer du doigt et tirer comme des fous pour l’abattre. Regarde, rêve et détruis tout, voilà ce qu’ils sont en train d’apprendre.