CETTE ÉTRANGE DÉTERMINATION

Le lendemain, juchés sur un tas de gravats à quelques pas du mur d’enceinte du cimetière, Italo, Cosimo et Vanda scrutent les rails de façon professionnelle. À leurs côtés, Pissedessous II s’acharne avec un caillou sur une colonne de fourmis, méthodique et possédé, comme s’il la sacrifiait à l’une de ses divinités personnelles. Les autres n’y prêtent pas attention, il leur a fallu plus longtemps que prévu pour rejoindre la voie ferrée et ils disposent de très peu de temps. L’endroit est désert, protégé, idéal pour démarrer la mission, juge Italo.

« On partira d’ici au coucher du soleil, annonce-t-il d’une voix inspirée. On marchera toute la nuit…

— Et on dort quand ? l’interrompt Cosimo.

— On marchera toute la nuit ! Pour être à l’extérieur de la ville avant qu’il fasse jour ! On dormira une fois arrivés au camp ! »

La nervosité d’Italo a toujours le même effet sur Cosimo : il lui vient une furieuse envie de l’enquiquiner.

« Comment tu sais que c’est celle-là, la bonne direction ?

— Je suis pas un planqué comme toi, je vais aux camps d’entraînement, moi. Ici c’est l’est, là c’est l’ouest, donc le nord… est au milieu. Vers là-bas.

— Tout à l’heure t’as dit qu’il était par là.

— Quel rapport, on était encore au milieu des immeubles et on y voyait que dalle ! »

Vanda soupire, s’interpose :

« Pensons aux choses sérieuses. On devra prendre de quoi manger avec nous, dit-elle à Italo.

— Bien entendu, et tout ce qu’il faut pour survivre à l’extérieur pendant quelques jours. »

Cosimo remarque une étrange détermination dans leurs paroles et leurs regards. Une détermination qui dure plus longtemps que d’habitude et commence à l’inquiéter. Le jour où il fallait aller tirer sur les canards, ils ne parlaient pas sur ce ton et n’avaient pas cet air-là.

« Mais vous êtes sérieux ? Vous voulez vraiment fuguer deux jours pour aller dire aux Allemands qu’ils se sont trompés et doivent vous rendre Riccardo ?

— Évidemment, pourquoi ?

— Comment pourquoi ? Quand vous reviendrez, on vous battra jusqu’au sang, vous pourrez plus sortir pendant des mois ! »

Italo s’éloigne, l’air dégoûté.

« Je m’en fiche. On fugue pas, nous, on part pour une mission, donc deux jours, trois jours ou une semaine, c’est du pareil au même. On reviendra en héros. On reçoit des médailles pour ce genre de chose ! »

Cosimo se tourne vers Vanda, implorant :

« Quand il met cet uniforme, il arrête de réfléchir. Dis-lui, toi aussi, que c’est de la folie », lui chuchote-t-il.

Mais la petite fille, les yeux fixés sur les rails, se contente de soupirer. Cosimo lance un regard méprisant à ses amis, prend Pissedessous II par la main et se dirige vers la maison. Peu importe que cet exalté avec sa chemise noire se mette à hurler et à le traiter de lâche. Il s’y attend, et il est prêt à lui répondre comme il le mérite. Mais c’est Vanda qui prend la parole :

« Riccardo l’aurait fait pour nous. »

Cosimo poursuit son chemin, même si désormais il ne peut s’empêcher de repenser aux missions du Maremmano. Aux messages codés, aux surprises risquées en soirée, aux gifles administrées par ses parents, à sa présence assidue dans les moments difficiles, à la saucisse. Je finirai de toute façon au pain et à l’eau dans la cave, rumine-t-il. Si c’est pas aujourd’hui, demain. Si c’est pas pour la mission de sauvetage, pour une autre bêtise comme la terrasse. Il se représente la tête de Riccardo quand il le verra débarquer, l’imagine en remodelant sur le visage de son ami le bonheur étourdissant qu’il avait ressenti lui-même dans la cave. L’instant suivant, tout le reste est oublié. Seules comptent les paroles de Vanda.

« C’est bon, j’en suis ! » crie-t-il à ses amis.

Les trois se remettent en chemin.

« Malgré les forces ennemies écrasantes », murmure Italo.

« Propre, et courageuse en plus », murmure Vanda.

« Ça va barder. Mais vraiment », murmure Cosimo.