LE SECOND DÉPART
Cosimo et ses amis jouent à cache-cache dans la cour. Ils rient aux éclats pour un rien, font résonner leurs pas, redoublent d’euphorie. Ce n’est qu’une mascarade. Dès que le grand-père a disparu de la fenêtre, ils se précipitent vers le buisson, prennent leurs sacs et quittent la cour en silence. Sauf Pissedessous II qui, derrière un arbre, exige qu’on le trouve avant de mettre fin au jeu. Ils devront le faire sortir de là à grand renfort de coups de pied, et ce n’est que le début. À cause de lui, la marche héroïque et furtive imaginée toute la nuit par Italo devient un calvaire de pleurnichements. Au bout de cinq minutes, il se plaint d’avoir mal aux pieds, cinq minutes plus tard il veut rentrer.
Cosimo est exaspéré.
« Bon, on reporte à demain. Je dois le ramener à la maison.
— On reporte rien du tout, vitupère Italo.
— Mais je peux pas le laisser rentrer seul.
— Sebastiano est un petit homme maintenant, il n’a pas besoin de son frère pour rentrer chez lui, dit Italo en faisant un clin d’œil au gamin. C’est un grand explorateur, Sebastiano.
— Exactement, confirme l’enfant.
— D’ailleurs, je suis sûr que s’il se met à courir tout de suite, il arrive à la maison en un éclair. On parie ?
— Bien sûr que oui. »
Cosimo s’agenouille devant son frère.
« Sebastiano, tu dois courir sans t’arrêter. Et quand tu es dans la cour, tu joues comme d’habitude. Tu massacres toutes les fourmis et tu racontes rien au grand-père, compris ? S’il te pose la question, tu sais pas où je suis.
— Pourquoi ? demande son frère avec un regard de morveux patenté.
— Parce qu’on est une équipe et que personne moucharde ici. Jure que tu diras rien. »
Sebastiano hésite.
« Tu m’offres les billes ?
— Bien sûr, elles sont à toi. Maintenant jure.
— Je le jure. »
Son ton ne convainc pas Italo, qui se met à fouiller dans ses poches pour en extraire quelque chose. Un paquet de cartes postales.
« Jure-le comme il faut. Jure sur le Duce à cheval. Ou plutôt non, sur ce Duce ici qui vaut beaucoup plus… jure-le sur le Duce qui fauche le blé !
— Je le jure. »
Regards torves, quelques menaces supplémentaires et finalement ils le laissent partir en le suivant du regard jusqu’à ce que le garçon disparaisse au coin d’un immeuble.
« On peut avoir confiance ? demande Italo à son ami.
— Non.
— Alors dépêchons-nous. »
Ils arrivent à la voie ferrée une demi-heure avant le crépuscule, comme prévu. À l’abri derrière un tas de gravats, ils attendent le coucher du soleil.
Vanda renifle sa manche de manteau. Elle sent encore le chou. La fillette sort de sa poche une poignée de pétales de roses ramassés dans le jardin de l’orphelinat avant de s’échapper et les frotte sur le tissu.
Italo prend quelques cigarettes dans son sac à dos, en offre une à Cosimo. Ils les allument en gardant la fumée entre les joues et en la soufflant avec une expression méditative.
« Elles sont allemandes, déclare Italo.
— Ça se sent. »
Vanda semble rassurée. Apparemment, ils en savent des choses, ces garçons plus petits qu’elle.
« D’après vous, Riccardo est heureux dans ce camp ? demande-t-elle.
— L’officier allemand disait que là-bas on travaille. Donc c’est probablement comme être à la maison. Les hommes sortent le matin, et les femmes et les enfants les attendent quelque part.
— Où ? Dans leurs petites maisons ?
— Mais quelles petites maisons, s’ils appellent ça un camp, ça veut dire qu’ils vivent certainement tous dans des tentes.
— Dans ce cas, il sera pas trop mal, affirme Cosimo, c’est amusant d’habiter dans une tente. »
Au moment où le soleil s’estompe à l’horizon, les trois amis mettent leur sac sur le dos. Cosimo a pensé toute la journée à cette marche nocturne et chaque fois il se l’est imaginée comme dans les contes, au clair de lune, dans des paysages sombres mais nets et reconnaissables. Or il fait vraiment nuit. Vraiment noir. Et maintenant il se sent stupide.
Les autres, qui évidemment se l’étaient correctement représentée, cette marche, ne disent rien.
Ça fait peur de quitter sa maison et pourtant, au fil des pas, Cosimo se détache de ce trouble, fort d’une nouvelle prise de conscience. Il ne trouve pas les mots justes comme le ferait Riccardo, mais c’est comme s’il n’y avait pas besoin de murs, de portes et de fenêtres. Trois amis ensemble, c’est aussi une maison.