LE SAUT DANS LE VIDE

Agenouillés l’un à côté de l’autre, ils sont restés hypnotisés par les rails qui défilaient sous leurs yeux, lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Lorsque le train a atteint sa pleine vitesse et que la ligne de chemin de fer s’est mise à ressembler à un ruban déchaîné, une pensée s’est immiscée dans leur esprit.

« Comment on va faire pour descendre ? » a demandé Cosimo en se tournant vers Italo qui se tenait debout, la poitrine à l’extérieur, fendant l’air avec bravade.

« Je te dirai plus tard », a répondu le garçon de façon lapidaire.

Au départ, le convoi avançait par à-coups, c’était encourageant. Ils avaient eu au moins trois bonnes occasions de sauter à terre en s’en tirant dans le pire des cas avec une égratignure aux genoux, mais électrisés par cette expérience nouvelle, ils s’étaient amusés. « On va voir qui réussit à rester debout le plus longtemps ! », « On va voir qui y arrive sur une jambe ! ».

À présent, l’amusement est fini et la nuit semble interminable. Italo a cessé depuis un moment déjà de fendre l’air, la poitrine tournée vers leur objectif, il s’est accroupi transi de froid à côté de Cosimo et Vanda. Il ne sent plus ses oreilles, ses mains ne lui donnent plus que de rares signes de vie, rien qu’un fourmillement de temps à autre. Mais le pire, c’est qu’il devra bientôt admettre qu’il ne sait absolument pas comment on fait pour descendre d’un train en marche.

« Il faut sauter maintenant, dit-il en claquant des dents.

— Ça va trop vite ! lui crie Cosimo.

— On saute dans l’herbe. C’est moelleux. »

Ils se mettent debout, peinant à garder leur équilibre. Main dans la main, ils comptent jusqu’à trois. Puis jusqu’à dix, car Vanda fait remarquer que trois, c’est peu. À dix, personne ne bouge d’un muscle. Ils se rassoient.

« C’est moi qui vais vous protéger du froid », dit Italo.

Il se colle contre le dos de Vanda, s’efforçant autant que possible de servir de bouclier. Elle, à son tour, serre Cosimo dans ses bras, lequel disparaît presque complètement. Vittorio saurait trouver une solution pour sauver ses hommes, songe le balilla. C’est un sauveteur professionnel, lui. Malgré les forces écrasantes de la nature, il parviendrait à les protéger, ou à les encourager à sauter en donnant l’exemple le premier. Il ne faudra jamais que le père découvre qu’ils sont restés bloqués dans ce train car son fils ne savait pas quoi faire. En attendant, il sent Vanda frissonner, Cosimo trembler et pleurnicher.

Au moment où une lueur triste commence à décolorer la ligne d’horizon, le train hésite à nouveau. Un sifflement prolongé de la locomotive précède un grincement lointain et une série de soubresauts qui se transmettent en cascade au dernier wagon et le font cahoter.

« Il ralentit ! Prêts à sauter ! dit Italo.

— Attendons qu’il s’arrête.

— Non ! S’il recommence à foncer, on va mourir congelés et on aura la honte ! »

S’il regarde sur les côtés, le train ne semble pas aller si vite, s’il regarde les rails, il risque de perdre la maîtrise de sa vessie. Mais il n’a aucun doute.

« Suivez-moi ! » hurle-t-il à ses amis.

Ces derniers n’ont pas le temps de dire un mot qu’Italo se lance du wagon, les genoux contre la poitrine. Il saute dans l’herbe en faisant une bombe. Les autres le voient atterrir, puis rouler trois quatre fois comme un pantin désarticulé, bras et jambes écartés, avant de s’arrêter, dos contre le sol.

« Tu veux y aller toi, en deuxième ? » demande Cosimo.

Italo se relève en tanguant d’un pied sur l’autre. Du sang coule de son nez et de ses genoux, mais il est rayonnant. Il a réussi, a donné le bon exemple. Il cherche ses camarades autour de lui, élargissant le rayon à chaque coup d’œil. Ils sont encore dans le wagon, ces ramollis.

La locomotive siffle à nouveau. Le convoi chuinte et grince en ralentissant de plus en plus. Italo note que son ami, ce froussard, ne trouve le courage de sauter qu’une fois que le train roule au pas, mais encore un peu trop vite pour cette mauviette de Vanda qui daigne enfin descendre lorsqu’il est à l’arrêt, sans se presser, en s’allongeant et glissant sur le ventre, exposant sa culotte qui brille dans le noir. Il attend que les deux le rejoignent.

« Bande de lâches, dit-il.

— C’est la faute de Vanda.

— Je me suis écorché un genou », proteste-t-elle en montrant un bout de peau décollé à Italo, qui saigne fièrement.

Les premiers rayons du soleil sont réconfortants, ils mettent fin aux tremblements occasionnés par le froid, illuminent de gloire le début du second chapitre de leur entreprise, et surtout lèvent le rideau sur un spectacle inimaginable. La cour la plus grande du monde, s’émerveille Cosimo face à la campagne qui s’étend à perte de vue.

Des bourdonnements soudains et des battement d’ailes alarmés accompagnent leurs pas. Il semble que la nature soit en train de les étudier. Ce n’est pas comme se balader en ville, pense Cosimo. Murs, murets, portes, portails et grilles définissent les propriétés, les espaces accessibles, circonscrivent des parcours obligés ; dans la campagne règne un ordre différent, religieux, fait d’espace, d’air, de lumière. On a envie de hurler à pleins poumons. Cosimo n’a même pas le temps de se demander si ses amis partagent cette sensation qu’Italo se met à brailler.

« Camarades allemands ! Je suis le balilla Italo Barocci, fils du commendator Carlo Alberto Barocci et frère du héros de guerre Vittorio Barocci ! Je voudrais conférer avec votre chef pour une petite chose très urgente ! Traduis, Vanda.

Conférer ?

— Mon père dit toujours comme ça.

— Moi je sais pas comment on dit conférer en allemand. Parler ça va aussi, non ?

— Non, ça va pas, les morveux parlent, les grands confèrent ! Est-ce qu’on veut être immédiatement reconnus ? » vocifère-t-il en s’éloignant sous le regard médusé de ses amis.

Ils marchent en rang hiérarchique, garçon en uniforme, garçon tout court, fille qui suit derrière, jouant à garder l’équilibre sur les rails. Ils chantent. Hurlent. Jettent des cailloux en se mettant au défi de les lancer le plus loin possible. C’est Vanda qui gagne, vingt-cinq traverses contre les dix-neuf du balilla ; elle se voit cependant disqualifiée pour une infraction non précisée à un règlement dont seul Italo a connaissance. Pendant ce temps, Cosimo s’est hasardé à regarder derrière lui. De la capitale de l’empire il n’y a plus trace, elle a disparu de sa vue sans qu’il s’en aperçoive, peut-être déjà pendant la nuit, lorsqu’ils étaient dans le train. Il a les jambes qui tremblent rien que d’y penser, alors il se remet à fixer la route devant lui. Comme le professeur d’éducation physique lui disait de faire sur la perche. « Regardez devant vous ! Il n’y a que les pédérastes qui se regardent les fesses ! »

« On a fait combien de kilomètres, à ton avis ? demande-t-il à Italo.

— Une centaine à pied… puis le train. D’après moi, au moins mille. »

Cosimo acquiesce. L’estimation lui paraît raisonnable.

« Il allait à quelle vitesse, le train ? ajoute Vanda, l’air sceptique.

— Très vite, les trains italiens sont les plus puissants du monde, lui répond Italo. On arrivera au camp d’ici peu. »

Un arbre chargé de fruits, de petites pommes très savoureuses, les encourage à s’accorder un déjeuner copieux. Vanda joue à pique-niquer, grignotant avec un manque d’entrain feint, parlant à tort et à travers d’obligations mondaines et de tracas de bonne ménagère. Italo et Cosimo jouent à manger la tambouille des troupes au front, attaquant le repas avec un regard torve et répondant par des grognements. Assis sous un ciel favorable, ils engloutissent la moitié des petits pains, toutes les carottes et toutes les amandes.

« Nous vivrons des fruits de la terre et de la chasse », déclare Italo la bouche pleine, recueillant l’assentiment général.

Ils prennent une dizaine de pommes sur l’arbre en guise de provisions pour le voyage ou de dons éventuels pour amadouer les camarades allemands.

« Inutile d’alourdir les sacs, fait remarquer Italo, des arbres comme celui-ci, on en trouvera des centaines. »

La fatigue commence à se faire sentir, mais le désir d’arriver au camp avant la nuit les pousse à reprendre la route et les concours d’adresse, jusqu’au moment où le chef d’expédition lève le bras pour arrêter les troupes. Il y a un imprévu.

« Et maintenant ? demande Vanda. Sur ta carte, il n’y en avait qu’une. »

Devant eux, la voie ferrée s’ouvre en V et se scinde en deux. Comme dans un affreux mirage.

« De quel côté on va ? » s’inquiète Cosimo.

Italo sait qu’un condottiere ne peut pas se permettre d’hésiter.

« On doit aller tout droit. Donc par là », répond-il.

Malgré son ton résolu, une discussion s’engage pour savoir quelle est la voie qui va tout droit. Pour Italo, c’est évidemment celle de gauche, pour Vanda et Cosimo, « tu es aveugle ? », c’est celle de droite. Ils se chamaillent. S’insultent. Cosimo demande à voter, Italo hurle à la mutinerie. Ils vont s’asseoir à distance l’un de l’autre. Se tournent le dos. Les bras croisés. Ils ne se parlent pas, ils crient.

« On aurait besoin de sœur Agnese ! s’exclame Vanda.

— Qu’est-ce qu’elle en sait, une sœur, de la façon dont fonctionne la voie ferrée ? hurle Italo.

— Elle sait tout. Parce qu’elle prie correctement et que Dieu lui répond. »

Italo lève les yeux au ciel.

« On doit tirer au sort.

— Non, on doit prier correctement et attendre la réponse du Seigneur ! »

Le balilla accorde la permission. Depuis l’incident au moment du départ, il ne veut pas saper son autorité avec une nouvelle erreur. Que Dieu prenne la responsabilité, cette fois. Le pacte est de prier ensemble, puis de se reposer une heure, pas une minute de plus, en attendant la réponse. Ils s’agenouillent sur une traverse.

« Priez bien, suggère Vanda, qui serre un petit pain entre ses mains. Et si les genoux vous font mal, ne bougez pas, la douleur fait arriver les questions plus vite. D’abord un Notre Père, puis un Ave Maria, comme ça aucun des deux ne se vexe. »

L’attente après les prières est éprouvante. Chaque bruissement, chaque son d’animal, chaque souffle de vent les fait sursauter. Vingt minutes avant l’échéance convenue entre eux, Italo n’en peut déjà plus.

« Vous avez entendu quelque chose ?

— Le Seigneur ne répond pas par la voix, explique Vanda.

— Et comment alors ?

— Il nous indiquera les rails qu’il faut suivre par un signe qu’on n’oubliera plus. »

Ils regardent autour d’eux, scrutent le ciel. Italo prend les jumelles, fait la mise au point sur une voie, puis sur l’autre.

« Là-bas il y a un chien mort. Vous dites que c’est un signe ? »

Ils ramassent les sacs, s’approchent de l’animal avec circonspection.

« Il est éventré, dit Cosimo.

— C’est le signe, déclare Vanda.

— Le Seigneur nous a indiqué la voie avec un chien éventré ? »

La fillette acquiesce, fait un signe de croix.

« Il a pas pu s’éventrer tout seul. C’est le Seigneur qui l’a fait pour nous indiquer les bons rails, ceux sur lesquels passent les trains. »

Italo remet son sac sur le dos en ronchonnant.

« Si c’est le Seigneur qui dit que ce sont les bons rails, ça va, mais si c’est moi… »