AUBE GLORIEUSE
Lorsqu’en rouvrant les yeux Cosimo ne voit pas son biplan en bois ni le lustre de travers au-dessus de lui, il s’apprête à les refermer et à réessayer. Mais Italo est déjà réveillé. Il est assis devant la tente, les genoux contre la poitrine et le regard fixé sur le soleil levant.
« On a réussi », lui dit-il en se retournant.
Cosimo, hébété, ne comprend pas. Il s’assoit en tailleur à côté de son ami, réveille Vanda en lui secouant un pied. Sans protester, la petite se frotte les yeux et les rejoint en rampant.
« On a passé notre première nuit en dehors de la maison, poursuit Italo en soupirant.
— C’est la deuxième, précise Cosimo.
— Mais c’est la première fois qu’on a dormi. Ça vaut plus.
— On a été courageux », confirme Vanda en se pelotonnant dans son manteau.
Ils rendent hommage à la deuxième aube de leur vie avec le silence réservé, à l’église, à la lecture des psaumes. Combien d’heures ils ont passées à reproduire l’unique soleil qu’ils connaissaient, cet astre jaune et resplendissant, à le dessiner en haut des feuilles ! Désormais, ils ne représenteront plus que le soleil levant, s’efforceront de dépeindre les nuages teintés de ce rouge étrange, la résurrection du vert de l’herbe, la première tiédeur. Et le premier cadeau de ce jour nouveau qui vient juste d’apparaître sous leurs yeux.
« Le dernier arrivé à la fontaine est un nigaud ! » hurle Cosimo.
Ils s’abreuvent chacun leur tour, frémissant durant l’attente. Cette eau est la meilleure qu’ils aient jamais bue, glacée, infinie. L’inconnu est magnifique, s’émerveille Cosimo en la laissant couler dans sa bouche et sur sa tête. Un baptême par lequel il se consacre fils du monde, un fils désormais avide de nuits à la belle étoile et autres aventures.
Pourquoi marcher sans effort le long de la voie lorsqu’on peut avancer péniblement en se frayant un passage héroïque dans les broussailles ? Italo porte des coups avec son canif, fait un massacre de ronces et d’orties, s’imagine entouré de lianes et de plantes carnivores.
« Acier italien », marmonne-t-il après le dernier coup.
Cosimo suit le chef en attendant patiemment qu’il se fatigue. Lui aussi, il veut jouer à l’explorateur avec la machette. Vanda regarde autour d’elle, ravie. L’automne est encore doux et nuance le feuillage avec une force délicate, persuasive, qui laisse la place à toutes les couleurs. Et puis ce silence.
« Qui sait, on est peut-être les premiers à marcher sur cette terre, dit-elle à ses amis.
— Depuis toujours ? Depuis que le monde existe ? lui demande Italo.
— Oui. Les premiers depuis toujours.
— Je crois pas. Ça doit être plein de paysans, ici. Eux, ou alors leurs parents ou leurs grands-parents, tu voudrais qu’ils n’y aient jamais mis les pieds ? »
Vanda reste en équilibre sur une jambe, agite les bras comme un oiseau.
« Peut-être plus loin là-bas, mais pas où je suis en ce moment. Si ça se trouve, personne n’a jamais marché sur ce petit bout de terre, alors je peux dire que c’est moi qui l’ai découvert. Que c’est à moi.
— Et qu’est-ce que tu veux y faire ?
— Je construis un mur, comme ça personne peut entrer. À part vous. »
Cosimo observe les alentours, fait la grimace.
« On pouvait aussi bien rester à la maison, dans ce cas. Et puis on n’a pas vu de murs depuis qu’on est partis, je crois que le Duce les a interdits à la campagne.
— Pourquoi ? »
Cosimo hausse les épaules.
« C’est le Duce, pas besoin de raison. »
La fillette soupire, acquiesce mais continue tout de même à avancer en sautant d’une motte de terre à l’autre, privilégiant celles où l’herbe est la plus touffue et n’a pas l’air tondue. Et à chaque saut, elle se sent maîtresse des lieux.
« On dirait pas une fille, Vanda, chuchote Italo à son ami. Elle est forte, elle se plaint jamais.
— Elle est orpheline.
— Et alors ?
— Si t’as pas de maman ni de papa, à quoi ça sert de te plaindre ? »
Italo y réfléchit.
« J’aime bien les filles orphelines.
— T’aimes bien Vanda ?
— Le dernier arrivé à cet arbre est un défaitiste ! » crie le balilla, et il part en courant.
Maintenant, c’est au tour de Cosimo de donner des coups de canif. Le maquis est clairsemé, mais il y a toujours le piège des herbes hautes. Un serpent à sonnette ou un python pourrait subitement les assaillir s’il ne les fauche pas correctement. Et tout en fauchant, il élabore des stratégies.
« Quand on parlera avec le monsieur allemand qui commande le camp, on pourrait lui raconter que Riccardo n’est pas juif. Qu’il venait toujours à la messe avec nous, de toute façon qu’est-ce qu’il en sait.
— Et s’il nous croit pas ? demande Vanda.
— On est trois à le dire. C’est nous qui gagnons. »
Italo se tourne vers son ami avec un air de reproche.
« Belle idée de raconter des mensonges comme des enfants. À un allié, en plus. Je donnerai ma parole que Riccardo deviendra un bon balilla, et affaire conclue. »
Quelques instants plus tard, Italo se place en tête, puis arrête la colonne et s’agenouille. Il prend les jumelles et communique aux amis ce qu’il voit : une petite gare aux murs lézardés et aux fenêtres cassées, un robinet, cinq soldats allemands vautrés sur leurs sacs à dos.
« Qu’est-ce qu’on fait ? lui demande Cosimo.
— Je vais leur parler.
— On avait dit de rester loin des gares.
— Oui, Pissedessous Ier, mais celles qui sont en service, pas les vieilles ! Et puis c’est probablement les soldats italiens qui nous cherchent, pas les Allemands. Je veux savoir combien de route il nous reste jusqu’au camp.
— Alors prends Vanda avec toi, suggère Cosimo en regardant son amie, qui fait tout de suite non du doigt.
— C’est un travail d’hommes. Avec la carte, je réussirai très bien à me faire comprendre. »
Il enlève son manteau, serre la bande noire autour de sa taille, arrange le foulard bleu sur ses épaules. Enfin, il coiffe le fez et se met à défiler sur place.
« Qu’est-ce que vous en dites ?
— Tu es parfait, commente Vanda.
— Ça je le sais, je suis aryen.
— Ça veut dire quoi ? »
Italo la regarde, l’air abattu. Orpheline, et en plus ignorante.
« Les Aryens sont la race parfaite, donc si tu es aryen tu es forcément parfait. Ce que je voulais savoir, c’est si j’y vais en marchant ou en défilant.
— En marchant », suggère immédiatement Cosimo.
Italo prend congé en faisant le salut romain. Après quelques mètres, il se retourne vers ses amis.
« Regardez ce pas.
— Non, défile pas. Ils vont penser que tu te moques d’eux ! » lui chuchote Cosimo.
Trop tard. Italo traverse la voie ferrée, et à peine arrivé sur la route, il continue au pas de l’oie.
« Maintenant ils vont lui tirer dessus », dit Cosimo en prenant les jumelles.
C’est seulement lorsqu’il se trouve à quelques dizaines de mètres que les soldats allemands remarquent cet enfant qui avance en bombant le torse et en bougeant les bras et les jambes de façon saccadée.
« Qu’est-ce qu’ils font ? demande Vanda.
— Ils le regardent. L’un d’eux s’est mis debout. Il le montre aux autres.
— Oh mon Dieu. Il s’est vexé ?
— Non, il rit.
— Il rit ?
— Oui, ils rigolent tous. Il y en a même un qui s’étrangle. »
Italo se met au garde-à-vous. Bras tendu pour rendre hommage aux valeureux alliés de l’Axe. Tandis qu’il sort la carte de sa poche, plusieurs soldats se mettent à tourner autour de lui en faisant des grimaces. Ils touchent son uniforme, jouent avec le pompon de son fez. Pas vraiment ce à quoi il s’attendait. Il avait imaginé des saluts fraternels, une discussion entre hommes, voire qu’ils lui proposent de l’emmener jusqu’au camp. Mais ils ne le traitent pas d’égal à égal, alors Italo, déçu, décide de revenir à ce qui lui réussit le mieux : il fait un sourire de brave garçon, la tête penchée sur le côté, comme avec son père lorsque celui-ci est d’humeur noire. Les yeux baissés, il tend la feuille aux soldats en balançant une jambe d’avant en arrière. L’un d’entre eux la prend et, l’air dubitatif, la montre aux autres, qui répondent par un haussement d’épaules et retournent s’allonger sur leurs sacs. La main d’Italo tremble lorsqu’il remet la carte dans sa poche. Il se retourne et se remet à défiler avec un Allemand à côté de lui qui singe son pas. Le soldat n’a pas plus tôt fait demi-tour que le garçon s’enfuit en courant, traverse les rails et disparaît dans les broussailles pour rejoindre ses amis. Vanda fait semblant de dormir. Cosimo a déjà reposé en toute hâte les jumelles.
« Comment ça s’est passé ?
— Malheureusement, ils savent rien mais ça s’est bien passé. On a même défilé ensemble. Vous avez vu ?
— Non non, s’empresse de dire Vanda, encore allongée, les yeux fermés.
— Mais ça devait être amusant, l’encourage Cosimo.
— Oui, très amusant », répond Italo.
Et pendant un bon moment, il ne dit plus un mot.