LES ÉTRANGES DONS DU SEIGNEUR

À dix ans, l’instant est éternel. La deuxième nuit est passée depuis peu, mais il ne reste plus trace d’elle ni de son poids d’inquiétude. Évanouie. Ce sera éternellement le jour, ils marcheront éternellement sous un soleil tiède, joueront éternellement à se courir après. Italo continue à défier Vanda qui est plus forte, plus rapide mais maladroite, et en fin de matinée le balilla réussit à remporter la première victoire, il est arrivé en haut d’un arbre alors qu’elle est restée suspendue à la branche la plus basse, les jambes dans le vide. Cosimo, resté à l’écart, les regarde avec le détachement d’un jeune monarque confronté pour la première fois à un sentiment d’omnipotence aux dimensions inconnues.

« Après nous être entraînés avec cette mission, on pourrait en faire tout de suite une autre, suggère-t-il à Italo lorsqu’ils reprennent leur chemin le long des rails.

— Bien sûr. Pour sauver qui ? »

Cosimo donne un coup de pied dans un caillou, met les mains dans ses poches.

« On pourrait aller sauver mon père. Ça fait trois ans qu’il est parti. Trois ans, c’est assez pour quelqu’un qui est juste un emmerdeur, non ?

— Évidemment, répond Italo en saisissant le défi au vol. Et puis quand on rentrera, ce sera plus seulement un emmerdeur, ce sera le père d’un héros. Il y a des choses qui comptent. Ils nous le rendront sans faire d’histoires, et même ils lui demanderont pardon. »

C’est urgent, songe Cosimo. Auparavant, quand il imaginait son père dans son petit village perdu, il le voyait triste, mais d’une tristesse indéfinie, générique. Maintenant c’est différent. Et la faute, il ne sait comment ni pourquoi, en incombe à ces journées en pleine nature. C’est elle qui, depuis le début, l’a incité à observer tout de près, à découvrir que chaque chose est constituée d’une multitude d’éléments plus petits, et maintenant la découverte des détails des toiles d’araignées, des fleurs et des insectes ne lui suffit plus ; étonnamment, il ne parvient plus à s’arrêter.

« Là-haut dans les lavoirs, il y a un garçon juif.

— Quels lavoirs ?

— Ceux de mon immeuble. Ça fait très longtemps qu’il est enfermé dedans. Mon grand-père et une autre dame lui apportent à manger en cachette.

— Tu devrais le dire à la police. »

Cosimo rentre la tête dans les épaules.

« Je l’ai jamais vu, je connais même pas son nom. Un jour j’ai essayé de lui parler avec le code Morse parce que je pensais qu’il devait être triste, là-haut tout seul, mais quand j’ai frappé à la porte j’ai entendu qu’il se jetait dans la cuve d’eau. »

Bien fait pour lui, ricane Italo, satisfait, tandis que Cosimo reste absorbé dans ses pensées.

« Non seulement il était triste, mais il était mort de peur s’il a décidé de se jeter dans cette eau si froide », murmure-t-il.

Italo regarde son ami. Il voit ses yeux écarquillés, mais manque trop d’expérience pour arriver au-delà, à ce cerveau préoccupé, puis, plus bas, à cette langue qui vibre de mots non dits, et plus bas encore à ce cœur qui bat sous le poids du monde. Il soupire, lui met un bras autour des épaules.

« Notre problème, à nous les Italiens, c’est qu’on est trop bons. C’est ça la vérité. »

À midi, ils s’arrêtent à côté du tronc d’un vieil arbre abattu par le vent et dévorent les quelques pommes qui leur restent. Italo est persuadé qu’ils arriveront bientôt au camp des Allemands, mais ses amis sont tenaillés par la faim. Cosimo prend les jumelles pour chercher à repérer un autre arbre fruitier, ou un arbuste sur lequel auraient poussé des baies comestibles.

« Là il y a quelque chose, dit-il d’une voix enragée par le désespoir.

— Où ?

— Dans cette petite maison là-bas. J’ai vu une femme avec une chose ronde et blanche dans la main. C’était du fromage, je parie.

— Je me porte volontaire pour la mission Fromage, propose Italo.

— Pas de mission Fromage. On a de l’argent pour l’acheter.

— Ah, c’est vrai. Alors c’est Vanda qui se porte volontaire. »

Dès le retour de leur amie, ils commencent à manger voracement en se disputant la bouche pleine. La dame a exigé tout leur pécule en échange d’un morceau de fromage qui, partagé équitablement, disparaît en un clin d’œil sans les rassasier. Cosimo et Italo mettent en doute la capacité de Vanda à marchander et jouer la petite fille indigente. « Je voudrais vraiment savoir comment fait une orpheline affamée pour ne pas arriver à jouer le rôle de l’orpheline affamée ! », « Bon sang, mais qu’est-ce qu’ils vous apprennent à l’orphelinat ? » lui reprochent-ils.

Vanda sait qu’on l’a escroquée, mais elle n’a jamais eu d’argent et ignore à quel point les yeux des adultes peuvent se dilater et devenir indéchiffrables face à une main pleine de pièces de monnaie.

Ils reprennent la route de méchante humeur, goûtent de temps à autre une baie alléchante qu’ils doivent ensuite recracher tant elle est amère, se laissent tenter par de minuscules cocons blancs qui ressemblent à de la barbe à papa mais n’ont aucun goût. Vanda se met à psalmodier une prière après l’autre, indifférente à l’exaspération de ses compagnons de voyage.

« Arrête un peu. Avec la chance qu’on a, le Seigneur va nous envoyer un deuxième chien éventré ! » crie Cosimo.

Au lieu de quoi un volatile couleur fauve affublé d’une crête et d’une caroncule rouge, effrayé par son cri, surgit d’un buisson. « Une poule ! » exultent les enfants en montrant l’animal qui trottine çà et là sans idée précise.

« Encerclement », ordonne Italo et, les bras écartés, il indique à Vanda et à Cosimo dans quelle direction aller. Une fois la proie cernée, ils convergent lentement vers elle en lui lançant des appels affectueux. La poule cherche un passage, revient sur ses pas, se met à tourner sur elle-même. S’accroupit.

« Attrapée ! crie le balilla en la soulevant triomphalement. On n’échappe pas à une manœuvre d’encerclement.

— Elle s’est rendue, fait remarquer Cosimo.

— Oui, mais parce qu’elle a vu la manœuvre.

— Elle doit être apprivoisée, dit Vanda. Elle est sûrement à la dame du fromage, on devrait la rapporter chez elle.

— Chez cette voleuse ? Jamais ! C’est nous qui l’avons attrapée, maintenant on va se la manger. »

La poule sous le bras, Italo entreprend de ramasser des brindilles tout en donnant de petits coups de pied dans des feuilles mortes. Il prend les allumettes. « Il faut peut-être d’abord la tuer et la plumer, suggèrent ses amis, et puis aussi lui enlever les choses molles du ventre.

— Ça suffit pas de la mettre sur le feu ? »

Non, lui répondent-ils en s’asseyant. Ils ont besoin de réfléchir. Italo prend le canif et le met sur la gorge de la poule, mais sans une once d’adrénaline dans le corps – si au moins elle avait essayé de s’échapper ! – il ne réussit pas à enfoncer la lame. Un infarctus, voilà qui pourrait être une solution. Ils la caressent, de plus en plus lentement, jusqu’à ce qu’elle ferme les yeux puis, au signal convenu, crient ensemble le plus fort possible. La poule sursaute, regarde autour d’elle, éructe des questions dans sa langue et referme les yeux.

« Quelle idée géniale de chercher à effrayer un animal sans oreilles », bougonne Italo.

La faim aiguise l’esprit, surtout celui de Cosimo et Vanda qui n’en mangent plus depuis des années, du poulet, ils ne se souviennent même plus du goût, mais de la peau croquante, ça oui, et des os à dépecer, et des doigts graisseux qu’on suce un par un. La solution est là-bas, sur cette petite colline à quelques dizaines de mètres ! « En haut de cette falaise ! » Il suffit d’un petit coup de pied, et le reste sera un tragique accident. Ils montent sur la crête, positionnent la poule sur le bord, la caressent pour lui transmettre leur gratitude la plus sincère. Italo se porte volontaire pour l’exécution, vise, frappe de l’intérieur du pied et l’animal, après avoir agité inutilement ses ailes, tombe dans le vide.

« Elle est morte ? demande Vanda.

— Pas encore. Elle dégringole.

— Et maintenant ?

— Elle dégringole toujours. »

La poule n’est plus visible. Ils redescendent de la colline en espérant qu’elle n’ait pas trop souffert, pauvre bestiole, elle était si mignonne.

« Elle a dû perdre toutes ses plumes avec cette chute », remarque Vanda dans un soupir de compassion.

Pensez-vous. Le volatile est en train de picorer des insectes, insouciant, comme si de rien n’était. Une plume, une seule, tournoie encore quelques instants dans l’air avant de se poser. Maintenant oui, il y a de l’adrénaline, des litres même, sans compter la faim et la rage. Cosimo et Vanda prennent chacun un caillou.

« Arrêtez ! dit Italo. J’ai décidé qu’on allait la prendre avec nous. C’est la meilleure chose à faire, avec un peu de patience on mangera des œufs tous les jours. »

Ils lâchent les cailloux et s’assoient, désespérés, mais aucun des deux ne pipe mot lorsque le balilla met la poule dans son sac à dos. Précautionneusement. En lui laissant même une fente pour qu’elle puisse sortir la tête et profiter du paysage.