SŒUR AGNESE ET VITTORIO
Le regard de Sœur Agnese est tourné vers le coucher de soleil, muet comme celui d’un enfant capricieux. Implorant, furibond, de nouveau implorant, puis méchant. Elle doit gagner du terrain sur les petits et peu lui importe que Vittorio n’arrive pas à tenir le rythme. « C’est moi qui ai le plus à perdre ! Vous risquez de perdre une orpheline, moi un frère ! » Voilà ce qu’il lui a crié un peu plus tôt, en lui ordonnant de s’arrêter pour se reposer. Il est bouleversé, a pensé Agnese, c’est un garçon avec une instruction militaire et une famille qui ressemble probablement plus à une extension du ministère de la Guerre, il ne peut pas être aussi mesquin.
Vittorio regarde également le coucher de soleil. Si les enfants résistent aussi longtemps, c’est grâce à Italo, songe-t-il dans un élan de fierté. Il a sous-évalué cette teigne et, contrairement à ce qu’affirme la sœur, c’est une chance que son frère ait reçu un entraînement. Il se révèle un combattant, un vrai Barocci. Le meilleur d’entre eux. Vittorio ne l’a jamais dit à personne, mais il n’est pas certain d’avoir mérité sa médaille d’honneur. En temps de guerre, on le sait, toute patrie est avide de héros, et lui a porté secours à ce soldat blessé uniquement parce que après avoir croisé son regard implorant, il a senti qu’il n’avait pas le choix. Est-ce de l’héroïsme ? Et si cet homme en proie au délire avait tourné les yeux ailleurs ? Il ne sait pas. En revanche, sur Italo il n’a aucun doute. Son frère a réfléchi, planifié et choisi. Le Barocci le plus courageux, c’est lui.
Les cris soudains et stridents d’un oiseau nocturne font sursauter Agnese, qui serre les bras contre sa poitrine pour faire croire à un frisson. Vittorio se retient de faire une remarque sarcastique – vu le mauvais caractère de la sœur, ce n’est pas le moment de créer de nouvelles tensions.
« À l’heure qu’il est, les enfants doivent avoir compris qu’ils ne peuvent pas rejoindre leur ami à pied, dit-il sur un ton conciliant. Ils sont probablement déjà sur le chemin du retour, mais si on marche de nuit, ils pourraient ne pas nous reconnaître et filer Dieu sait où sans qu’on les remarque. »
Agnese est exténuée. Elle a exagéré. Toute une journée de route en se contentant d’un bout de pain, il faut être raisonnable, elle ne peut pas tomber malade. Cela dit, les heures de lumière sont si courtes, ils devraient prévoir au moins quelques kilomètres de marche nocturne. Et que personne ne vienne lui dire que Vanda ne serait pas capable de la reconnaître même dans l’obscurité. Elle remet son voile pour éviter tout malentendu, mais n’a aucun doute : en dix ans, il n’est jamais arrivé que Vanda ne se retourne pas lorsque Agnese la regardait à la dérobée, ou qu’elle n’ouvre pas les yeux lorsqu’elle l’observait dans son sommeil. Elle a une sensibilité hors du commun, cette petite.
Des hurlements leur parviennent du bois environnant. Les voilà de nouveau, pense sœur Agnese, et ils sont beaucoup plus proches que les précédents. Ce sont des chiens, n’est-ce pas ? voudrait-elle demander, mais elle s’est promis de ne plus adresser la parole à Vittorio et elle ne reviendra pas sur sa décision. Le Seigneur est son gardien. Voilà, à la limite elle est disposée à ralentir un peu le pas, de façon imperceptible, pour permettre à cet homme sans cœur de la rejoindre. Mais rien de plus.
« Ce sont des chiens, dit Vittorio en ricanant.
— Je sais ! »