ITALO ET RICCARDO

Assis à son bureau, un vieux meuble de famille usé par l’ennui des enfants, avec deux creux à l’endroit où les coudes insistent et des tiroirs cassés par des générations de mains impatientes, Italo a les yeux posés sur son livre d’histoire, mais il marmonne tout autre chose.

« Malgré les forces ennemies écrasantes, il tenait la position… et avec une froide détermination, il n’hésitait pas à mettre en danger sa propre intégrité physique pour secourir un soldat blessé. »

Ces mots, il les connaît par cœur. Non qu’il ait lu le parchemin reçu par son frère en même temps que la médaille d’argent, mais parce que son père ne cessait de les répéter. « Les forces ennemies écrasantes », murmurait celui-ci du bout des lèvres, totalement absorbé ; « il n’hésitait pas à mettre en danger sa propre intégrité physique », divaguait-il, le regard tourné vers le haut, très haut, vers les dieux de l’Olympe. Un regard ample, reconnaissant, qu’il n’a jamais adressé une seule fois à Italo en dix ans.

Le garçon parcourt une page du livre, se résigne à lire les exploits des autres, ces hommes devenus des héros parce qu’ils n’ont jamais été brisés dans leur élan par les punitions des parents. L’année dernière, son père est passé pour un idiot à cause du bulletin scolaire de son fils, qui, avec un seul Très bien, en travaux féminins et manuels de surcroît, n’était pas à la hauteur du frère héroïque et du nom qu’il porte. Il ne manquait plus que cette crapule de grand-père de Cosimo qui est venu raconter l’histoire de la terrasse, très dangereuse depuis qu’ils ont bombardé la ville ! Comme toujours ces derniers temps, la punition est arrivée par téléphone, car son père est dans le Nord, avec sa mère et les autres membres du parti. Il appelle Vittorio presque chaque jour pour savoir comment il va, si sa jambe lui fait encore mal, si tout se passe bien en ville, et quand arrive son tour à lui, il y a toujours une réunion urgente. Ça fait une semaine qu’Italo meurt d’envie de lui raconter qu’au camp d’entraînement, il a fait le parcours de guerre en moins d’une minute, mais pas moyen. En revanche, pour lui coller deux jours de punition enfermé dans sa chambre à travailler, son père l’a trouvé, le temps, ça oui.

« Qu’est-ce qu’il veut cet idiot, maintenant », bougonne-t-il, agacé.

Il fait semblant d’avoir perdu quelque chose et se réfugie sous la table pour essuyer ses larmes. C’est le frère d’un héros de guerre, il ne peut pas être vu dans cet état par Riccardo. Ce fouineur a de nouveau grimpé à l’arbre devant sa fenêtre. C’est ce qu’il fait toujours quand il apprend que son ami est puni. Italo le salue à la hâte, feint d’être occupé à étudier. L’autre reste là à le fixer et il le sait bien, il continuera jusqu’à ce qu’Italo se décide à lui adresser un sourire. Il est étrange Riccardo, comme tous ceux de sa race. Le père le dit toujours, « ceux-là, ils ne sont pas comme nous », et il a raison. Qu’est-ce que ça peut bien lui faire, qu’Italo soit heureux ou pas ? Mais inutile d’y penser, mieux vaut lui sourire, comme ça il est content. Et puis, Riccardo joue les grands amis mais ça ne colle pas, il ne vient lui rendre visite que lorsqu’il est puni, alors qu’il passe voir Vanda tous les jours. Parce qu’elle est orpheline, il dit, et qu’elle a besoin d’une double ration d’amitié, la deuxième chose la plus importante après la famille, mais pour Italo, la vérité c’est que Vanda lui plaît. Vanda la Grosse, Vanda la Grasse, Vanda le Gros Cul. Elle dit qu’elle le sait, parce qu’il lui lance des regards. Comme s’il y avait de quoi se vanter d’être regardée par quelqu’un comme Riccardo. Mais elle ne le comprend pas, ce supplément d’attention lui suffit. Vanda Double Ration.

Voilà. Maintenant qu’il l’a vu sourire, Riccardo est content. Il est comme ça, il faut être patient. Cosimo et Vanda l’appellent le Maremmano, comme le chien de berger, ils disent que les choses étranges qu’il fait servent à garder le groupe uni. Et moi alors ? songe Italo, moi je suis le plus âgé, à part Vanda qui a un mois de plus mais c’est une fille, donc ça ne compte pas. C’est moi qui choisis les jeux, et c’est moi qui étais toujours en tête quand on explorait le quartier. S’il y a un Maremmano, c’est moi !

« Tu t’en vas déjà ? » demande-t-il en se levant brusquement de sa chaise.

Puis il retourne immédiatement s’asseoir, la tête basse. Il s’est mépris sur les intentions de son ami, qui ne voulait pas descendre de sa branche mais seulement prendre un petit livre dans la poche de son pantalon. Par bonheur, Riccardo ne l’a pas entendu, il s’est mis à lire. Il veut étudier avec moi, même si l’école n’a pas encore commencé, même si lui n’est pas puni, même si les branches de l’arbre sont inconfortables et donnent des fourmis dans les fesses, pense Italo. Et il se sent bien. Riccardo, le Maremmano, a besoin de sa compagnie.