LE RETOUR DE CACADESSOUS
Le matin, Lina a pris son envol, les ailes déployées et le cou tendu. Pour quelques mètres seulement, grâce à l’accélération donnée par le coup de pied d’Italo. « Il fallait que ça tombe sur nous, une poule avec les fesses bouchées ! » La nature, qui au début du voyage semblait une mère prodigue de cadeaux, se révèle une vieille radine. Ils ne croisent que des arbres dépouillés, des buissons saccagés et, pour la première fois, la pensée qu’ils adressent au Maremmano est troublée par la rancœur. Il fait sûrement au moins deux repas par jour, lui.
La végétation est devenue si dense qu’elle rend la marche de plus en plus lente et irrégulière, quoique finalement moins pénible. La visibilité, réduite à quelques dizaines de mètres, estompe les distances, alimentant l’espoir de voir surgir l’entrée du camp d’un instant à l’autre. En attendant, c’est la silhouette lointaine d’un passage à niveau qui émerge dans l’enchevêtrement des branches. Italo l’étudie attentivement. Il y a un soldat italien de garde.
« Je vais lui parler.
— Toi tu vas nulle part. Peut-être qu’il est justement en train de nous attendre, celui-là », dit Cosimo.
Italo approuve, magnanime.
« Tu as raison, camarade. Ça pourrait être un des soldats envoyés par mon père. »
Les enfants se regardent, l’air grave. Ce sont des personnes recherchées, pas de quelconques marmots, et leur mission est en péril. Italo prend la dernière cigarette. Il l’allume, aspire et souffle la fumée, puis la passe à Vanda, lui accordant la permission de participer au rite, elle est grande désormais. Vanda la garde un instant entre les doigts, en grande dame, avant de la tendre à Cosimo. Elle se sent bien dans la peau de la fugitive. Depuis leur départ, elle ne se voit plus comme une orpheline. Une écervelée, une héroïne, une aventurière, une dame en danger, mais orpheline non, jamais. Et elle n’a plus hâte d’arriver.
« On va faire un détour, ordonne Italo.
— Mais c’est dommage. Ce soldat pourrait nous donner des bonbons. Parfois ils le font », proteste Vanda, qui salive d’avance.
Les amis acquiescent avec détachement. Dans leurs têtes, une orgie de sucre et de concentré d’orange.
« Au fond, ils cherchent trois enfants, lâche Cosimo. Donc si tu y allais juste toi, Vanda, il ne soupçonnerait rien.
— Moi ? Et s’il me manque de respect ? »
Italo et Cosimo échangent un regard.
« C’est-à-dire ? »
Vanda n’en croit pas ses oreilles. Deux morveux !
« Il pourrait essayer de m’embrasser ! Et même tomber amoureux, et là les ennuis commencent. Avec l’amour naissent les enfants ! »
Les garçons se regardent à nouveau.
« T’inquiète pas, répond Italo.
— Et puis pour faire un enfant, il devrait t’embrasser sur un lit », ajoute Cosimo.
C’est vrai, il faut toujours un lit, elle le savait, bon sang ! Mais pas question d’admettre son erreur.
« Allez me prendre la boîte à bijoux, froussards ! » Et, devant la mine abasourdie de ses amis : « Le sachet avec les rubans ! »
Elle les étale un à un sur sa main. Les bleus ou les dorés ? La question donne lieu à une conversation animée : « Tu vas pas à un bal, tu vas demander à manger », « Tu dois avoir l’air d’une orpheline affamée, et rentre un peu ce ventre, sinon comment tu veux qu’on te croie ! », « Je refuse de faire la morte de faim, et puis si c’est moi qui dois y aller, c’est moi qui décide, je sais comment on attire l’attention des hommes, je l’ai vu faire ! ». La discussion est close. Propre, soignée, les cheveux ramassés sur les côtés par deux rubans dorés – jaunes en réalité –, Vanda sort à découvert à l’endroit indiqué par Italo, à mi-chemin, l’emplacement idéal pour sonder les intentions de ce soldat. Il est jeune, lui sourit, et elle fait ce qu’elle a appris.
« Tu trouves qu’elle a l’air d’une orpheline affamée ? marmonne Italo.
— Non, on dirait une petite grosse qui se dandine. »
Pourtant ça marche. Dès qu’ils voient le soldat lui dire bonjour, puis lui tendre quelque chose, les deux amis accourent en s’abritant derrière les buissons, se chamaillent car « un balilla ne passe pas devant un camarade sans faire le salut ». Ils la rejoignent, gesticulent, mais elle rien, elle avance imperturbable le long de la voie ferrée avec cette démarche ridicule et le petit paquet qu’elle tient à la main, comme le font certaines femmes avec leur sac. Elle se dit que ce serait bien d’épouser un soldat, et peut-être d’avoir des enfants à qui elle dirait : « Vous vous êtes de nouveau échappés, ça ne se fait pas, ça ne se fait pas ! », et elle ne s’aperçoit de la présence de ses amis qu’en les entendant chuchoter.
« Il me regarde ? demande-t-elle à mi-voix.
— Non.
— Vous êtes sûrs ?
— Oui, Vanda ! » murmurent-ils, exaspérés.
Ce ne sont pas des bonbons, mais la déception d’Italo – risquer de faire un bébé pour trois biscuits ! – est de courte durée. Ils sont rances, insipides, et pourtant bons à mourir. Les enfants mangent en fixant avec des yeux exorbités leur ration, qui s’amenuise à chaque bouchée. Et puis la chasse aux miettes, ramassées sur les vêtements, et même par terre avec la langue. Traumatisés par ce misérable hors-d’œuvre, ils se remettent en route sans un mot. Qu’est-ce que je donnerais pour trouver un arbre à pastèques, songe Cosimo.
Après plusieurs heures de marche, ils abandonnent la voie ferrée pour s’accorder un peu de repos. Avant toute chose, Italo fait sortir Lina du sac à dos et fouille dedans. Caca à volonté, mais pas le moindre œuf. Vanda est exaspérée, des poules qui ne produisent pas d’œufs, des hommes incapables de se procurer de la nourriture, personne ne fait son devoir ici ! Elle arrache le sac des mains d’Italo avec un air de ménagère revêche.
« Donnez-moi aussi vos vêtements, je vais faire un peu de lessive. »
On n’avait jamais parlé de laver les vêtements, mais aucun des deux n’est prêt à la contredire.
« Espérons juste qu’on n’arrivera pas aujourd’hui parce que moi, chez les Allemands, j’y vais pas parfumé comme une femme », proteste Italo.
Étendus au soleil, ils regardent Vanda s’approcher d’un abreuvoir pour animaux, le baluchon à la main, puis se mettre à frotter le linge dans l’eau. Et à fredonner. Jusqu’au moment où cette mélodie finit par adoucir leurs pensées, les rendre inoffensives et faire trembler leurs paupières.
« Tiens, ils sont secs. »
Cosimo rouvre péniblement les yeux en bâillant. Il prend le maillot et la chemise que Vanda lui présente. Ils sont encore un peu humides mais chauds, et ils sentent le soleil. Italo se réveille à son tour, s’étire et tend une main vers son amie, qui le regarde d’un air surpris.
« Qu’est-ce que tu veux ?
— Comment ça, qu’est-ce que je veux ? Mes habits.
— Tu les as pas déjà pris ? »
Échange de regards. Italo se lève. Sur les buissons derrière lui ne sèchent que des chaussettes.
« Si c’est une plaisanterie, ça me plaît pas du tout. Où est ma chemise noire ? » hurle-t-il.
Ce n’est pas une plaisanterie, les amis le jurent et le rejurent, une main sur le cœur et l’autre sur le Duce à cheval. Sur le buisson où Vanda répète l’avoir étendue, un peu plus loin, il n’y a rien. On l’a volée. Italo, en slip et maillot de corps, se met à courir dans tous les sens tandis que Vanda l’implore :
« Il y a des voleurs ici, c’est dangereux. Enfile les autres vêtements et allons-y. »
Italo se fige, se met à trembler. Il se retourne, les larmes aux yeux.
« Mais qu’est-ce qu’on fabrique ? On est fous ! Trois enfants ne peuvent pas se promener tout seuls jour et nuit ! Et puis ici on n’y comprend rien, ils sont tous nerveux, ils nous volent l’argent, les vêtements… tôt ou tard ils vont nous tuer ! On doit tout de suite rentrer chez nous ! Pissedessous Ier, Vanda le Gros Cul et Cacadessous ! Mais où on croyait aller !
— Cacadessous ? Alors il le savait…, murmure Cosimo.
— Vanda le Gros Cul ? » marmonne la fillette en lançant un regard furieux à son ami.
Si elle n’ajoute rien de plus, c’est parce qu’il y a une autre urgence : ils doivent calmer le balilla. Il est hystérique, impossible de le raisonner. Les enfants, désemparés, assistent à des hurlements et des pleurnichements jusqu’à ce que leur camarade, épuisé, se recroqueville sous un arbre en suçant son pouce.
« Si on retrouve pas la chemise noire, adieu la mission héroïque », dit Cosimo.
Assis sur la branche d’un arbre, ils scrutent les alentours avec les jumelles. D’abord Cosimo, qui cherche des traces du voleur, puis Vanda, qui fait la mise au point sur une maison de paysans.
« On voit pas le voleur, mais là-bas il y a quelque chose qui pourrait marcher pour calmer Italo. »
Cosimo prend les jumelles et les pointe vers l’endroit indiqué par Vanda, à savoir un étendoir sur lequel sèchent des vêtements et des draps.
« Qu’est-ce qui pourrait marcher ?
— Cette robe noire qui pend juste au centre.
— C’est une robe de veuve.
— Elle est noire, c’est tout ce dont on a besoin. Toi, arrange-toi pour la récupérer, moi je vais chercher une aiguille et du fil. »
Plus jamais de mission avec un fou et une fille, plus jamais, jure Cosimo avant de la suivre.
Ils arrivent en catimini près de l’entrée de la maison. À l’arrière, une femme travaille la terre dans un potager. Le bruit rythmé de la pioche leur permet d’avancer tranquillement, sans craindre d’être surpris. Cosimo arrache la robe et s’enfuit en courant. Vanda ouvre doucement la porte. Il n’y a pas de carrelage sur le sol. Les meubles se résument à une table, un lit gigantesque et un coffre qui attire immédiatement son attention. Elle l’ouvre, fouille à l’intérieur, ne voit que des tas de haillons et de vieux ustensiles. Le bruit de la pioche l’encourage à poursuivre ses recherches. Elle remarque une petite boîte en métal sur le rebord de la fenêtre, l’ouvre et y trouve tout le nécessaire. Implorant le pardon de la Vierge Marie, elle prend le strict minimum, une aiguille, quelques mètres de fil noir qu’elle enroule autour de sa main. Sur le poêle, elle aperçoit un bol en bois rempli de noisettes. En demandant à nouveau pardon, elle grappille deux poignées. La voix de la femme la fait tressaillir. Depuis la fenêtre, elle voit des têtes enfantines se relever, il y en a des tas. Sa première pensée : c’est une maîtresse d’école ? Les petits courent vers la dame, lui montrent les cailloux qu’ils ont ramassés en pleurnichant, « Maman, Maman ! », pour attirer son attention. Vanda regarde ses mains pleines de noisettes, toutes ces bouches à nourrir, puis les met dans sa poche et s’enfuit.
Vous avez déjà une mère, pourquoi vous voulez en plus des noisettes ?
Elle travaille sur la robe avec une rapidité et une habileté qui laissent Cosimo sans voix. Prier et coudre, coudre et prier, à l’orphelinat on fait tout pour donner aux petites filles un avenir de bonnes épouses chrétiennes. Elle coupe la jupe avec le canif d’Italo, faufile l’ourlet en se servant de son camarade comme modèle et avec le reste de tissu, elle fabrique la bande à enrouler autour de la taille.
« Regarde ça, annonce-t-elle à Italo après avoir arraché le dernier morceau de fil avec ses dents.
— Ma chemise ! Vous l’avez trouvée où ? »
Il bondit sur ses pieds, l’arrache des mains de Vanda.
« C’est pas la mienne. Le col est bizarre. Et les boutons… on dirait des billes.
— C’est une dame qui habite ici tout près qui nous l’a prêtée. Elle est à son fils. Ici, elles sont comme ça.
— Et le pantalon ?
— Fais pas de manières. Mets celui que tu as dans ton sac », dit Cosimo.
Italo essaie la chemise. Il la lisse avec les mains, mais pas moyen de faire coller le tissu contre la peau.
« Pourquoi elle est molle, là-devant ?
— Le poids des médailles… la dame nous a dit qu’il en avait gagné plein », explique Cosimo.
Italo bombe le torse. Vanda tente de l’arranger en serrant la bande autour de sa taille.
« Comment elle me va ? » demande le balilla en posant, bien droit.
Cosimo, par honnêteté, s’abstient de répondre.
« Très bien. Beaucoup mieux que l’autre », déclare Vanda.
Les jambes écartées et les mains sur les hanches, Italo hoche la tête, satisfait, et coiffe son fez.
« À cause de ce voleur de chemises noires, on a perdu beaucoup de temps. Allez, courage ! » exhorte-t-il ses amis, et il se remet en route.
Cosimo et Vanda observent un instant leur chef, incrédules. Avec le fez, le foulard bleu et la nouvelle chemise noire fièrement portée sur ses jambes pâles.
« Italo, le pantalon », finit par dire Cosimo.