SŒUR AGNESE ET VITTORIO

Agnese voudrait hurler mais ne peut pas, ce n’est pas convenable. Une course libératrice, c’est une chose ; se comporter comme une sauvage, c’en est une autre. Vittorio hésite. Sa jambe lui fait mal quand il court, au fond un cri ou deux seraient justifiés. Mais oui.

Quelques minutes plus tôt, ils ont grimpé sur un petit promontoire, espérant apercevoir les enfants. Au lieu de quoi, ils se sont retrouvés face au chef-d’œuvre d’un dieu jardinier, l’œuvre d’un chef suprême. Toute cette beauté ne pouvait être un hasard. Elle se trouvait là pour eux.

« On court ? » a proposé Agnese tout bas, sans détacher le regard de cette étendue.

Ils sont partis à grandes foulées en déclarant que oui, c’était une bonne idée pour gagner du terrain sur les enfants. Puis, après avoir attendu que l’autre saute le pas, tout à coup ils ont décidé de passer outre, poussés par le même souffle de vent.

Coquelicots, gentianes, minuscules marguerites blanches et renoncules jaunes défilent sous leurs yeux. Plus aucune trace, en revanche, des orties qui infestaient le chemin le long de la voie ferrée, elles ont fait preuve de retenue. Agnese se demande quand elle a ressenti pour la dernière fois une telle envie de courir. Pas ces petites courses pour faire plaisir aux fillettes, ni celles pour rejoindre l’abri antiaérien, la gorge serrée. Un vide. Un vide continu tandis qu’elle voit sa vie défiler à rebours et s’arrêter sur une image de sa mère et elle s’enfuyant en courant de la maison, sa mère coupable d’avoir donné à son mari une progéniture inutile, quatre filles, les aînées à marier au premier inconnu capable de réunir une misérable contrepartie et la cadette à marier gratuitement, au Christ.

Ce pré, Vittorio l’aurait traversé d’une traite il y a six mois. Il en a fait des courses, lui, des milliers. D’abord dans les camps d’entraînement et à la caserne, à toute vitesse vers l’ennemi et la victoire, puis sur les champs de bataille, souvent dans la direction opposée. Et maintenant, après moins d’une centaine de mètres il met la main sur sa jambe et commence à ralentir. Sœur Agnese, qui l’a laissé devant pour pouvoir soulever sa robe, est contrainte de l’imiter. Ses jambes tremblent de fatigue, elles semblent émettre une prière à très haute fréquence, la plus intense jamais adressée à la Création. Ils finissent par s’asseoir, puis, vainquant leur dernière pudeur, s’allongent, bras et jambes écartés.

Ils savourent cette merveille quelques minutes, avidement, avant de commencer à ruminer une sensation limpide et douloureuse. Ils se demandaient pourquoi les enfants ne rentraient pas. Ils viennent d’avoir un début de réponse : elle est là, ils sont allongés dessus.