LA BONNE CHRÉTIENNE

Une fontaine leur a donné un peu de réconfort. L’idée d’Italo, se remplir l’estomac avec de l’eau, a marché pendant près d’une heure, avant de laisser place aux regrets.

Le garçon repense à cette omelette bien fondante, baveuse, préparée par sa mère. Il ne l’avait pas mangée en raison d’un caprice dont il ne se souvient même plus.

Vanda s’en veut pour tous les trognons de pommes abandonnés sous l’arbre, la mère supérieure disait toujours qu’éplucher les pommes et laisser les trognons était un péché mortel et maintenant, en tant que pécheresse, il ne lui reste plus qu’à se préparer à mourir de faim.

Cosimo donnerait un bras pour voir apparaître devant lui une de ces belles assiettes de soupe à l’eau et au sel. Pour la troisième fois en une minute, il met la main dans sa poche, fouille désespérément entre les débris de coquilles, mais le verdict reste le même : sa ration de noisettes volées chez la veuve est terminée, rien dans les coins, rien dans la couture, elle est bel et bien épuisée ! Le regard dans le vide, il prend une poignée de coquilles et les porte à sa bouche, dans l’espoir qu’en les gardant entre la langue et le palais elles finissent par se ramollir.

À la fin de la journée, ils avancent par inertie, par manque d’alternative. Lorsque Italo lève le bras et se met à genoux, ses amis l’imitent à contrecœur.

« Il y a quelqu’un sur la route. »

C’est une femme. Elle marche vite, un panier à la main. Rempli de vivres, à coup sûr. Les enfants obligent Italo à mettre son manteau et à cacher le fez dans sa poche. Ils laissent Lina picorer par terre. Vanda se place en tête du groupe, espérant apitoyer la femme, mais en les apercevant, celle-ci accélère le pas. Les campagnes regorgent d’enfants pauvres et elle ne peut pas nourrir tout le monde. Ils viennent tous la voir !

« Vous avez quelque chose à manger ? »

On vivait si bien avant que ces mendiants n’arrivent, désormais on ne peut plus mettre le nez dehors sans tomber sur eux. Et puis ceux-là viennent certainement d’un autre village, alors qu’est-ce qu’ils attendent d’elle ?

« Un morceau de pain nous suffit. »

C’est une bonne chrétienne, elle va à la messe tous les dimanches, mais elle ne roule pas sur l’or au point de pouvoir se permettre d’entretenir des petites filles comme celle-ci, qui n’est pas vraiment maigrichonne ! Une tape sur la main de Vanda qui s’est posée sur le panier et, les traits tendus :

« Allez-vous-en. Je n’ai rien.

— Si, justement ! Il y a beaucoup de pain là-dedans ! » rétorque Italo.

La femme replace le tissu sur le panier pour en couvrir le contenu.

« Ce n’est pas à moi. Je ne peux pas vous le donner.

— Un tout petit bout…, l’implore Cosimo.

— Filez ! »

Elle presse encore le pas, court presque, mais le bruit sourd d’un piétinement lui coupe le souffle. Elle a juste le temps de ralentir et de baisser les yeux que surgit de derrière le virage un peloton de soldats allemands. On ne les avait jamais vus sur cette route et si elle ne les a pas entendus arriver, c’est à cause de ces mendiants pouilleux. Mais c’est trop tard maintenant. Elle ne peut pas s’enfuir.

« Venez ici, les enfants ! » dit-elle sur le ton d’une mère inquiète.

Italo, Cosimo et Vanda ne se le font pas dire deux fois. C’est un rôle à jouer, ils le comprennent tout de suite. Ils la rejoignent, marchent à ses côtés. Elle prend Vanda par la main et la fillette oublie tout sur-le-champ, la faim, la guerre, les soldats allemands, et serre à son tour la main de la dame, l’air paralysée. Alors c’est comme ça, de marcher main dans la main avec sa mère, songe-t-elle. Ça donne la chair de poule, la respiration se bloque dans la poitrine, le sang brûle les oreilles.

« Maman, j’ai tellement faim, supplie Italo au moment où ils croisent le peloton. Donne-moi un morceau de pain.

— Bien sûr, à la maison.

— Non, tout de suite », lui chuchote Cosimo d’un air menaçant.

Il n’y a pas un soldat qui n’ait les yeux fixés sur elle. La femme le sait, même sans lever le regard. Elle caresse la tête de Cosimo comme la plus affectueuse des mères. Elle en a entendu, des histoires de viols et, pire, de vols de nourriture. Tout en continuant à marcher, elle tend un petit bout de pain à chacun.

« Faites-le durer, car c’est tout ce qu’il y a. Terminé. »

Les enfants mordent dans le pain, sous son regard halluciné. Le peloton est désormais dans leur dos. Et à peine le dernier soldat disparu derrière le tournant :

« Rendez-le-moi, malheureux ! »

Italo se dégage et s’enfuit en courant, suivi par Cosimo.

« Échappe-toi, Vanda ! »

La femme serre la main de la petite pour l’empêcher de fuir, mais c’est une précaution inutile. Vanda ne songe même pas à lâcher la prise. Et lorsque cette brave chrétienne part à la poursuite des garçons, elle se laisse traîner derrière.

« Échappe-toi ! » lui crie à nouveau Italo en se précipitant pour attraper Lina.

Vanda ne réagit pas, elle en est incapable. Puis elle repense à la main de sœur Agnese, une personne gentille qui s’arrachait le pain de la bouche pour nourrir les nécessiteux, pas comme cette dame. Alors elle plante ses jambes robustes dans le sol de façon si soudaine et résolue qu’elle parvient à résister à la force de la femme et la fait tomber d’un coup sur le derrière. La fillette se met à courir, rejoint en un instant ses amis et les dépasse. Pas question qu’ils la voient encore une fois avec les larmes aux yeux.