LA DÉESSE ÉDENTÉE
Aucun des trois enfants ne se plaint plus. Même un geste de désespoir demanderait une énergie qu’ils ont épuisée depuis un bon moment. Autour d’eux, des collines.
Italo n’a d’yeux que pour le sentier, il cherche des passages, des raccourcis, n’importe quoi pour épargner un mètre de chemin, voire un demi. Cosimo et Vanda, muets, ne songent qu’à mettre un pied devant l’autre. Des douilles éparpillées par terre les raniment à peine. Ils en voient des dizaines. Il y a quelques jours encore, ils se seraient bagarrés pour en ramasser une, désormais ils se limitent à les montrer et poursuivent leur chemin. Le soleil va se coucher, ils fermeront bientôt les yeux sur cette journée.
« La vieille là-bas nous appelle », dit Cosimo, les yeux tournés vers une paysanne qui agite un bras sur le seuil de son taudis.
« Elle nous donnera peut-être quelque chose à manger », murmure Vanda, la voix cassée, comme si elle se préoccupait déjà d’attendrir la femme.
Ils la rejoignent en file indienne et s’arrêtent à quelques pas de sa maison, l’un à côté de l’autre, tel un peloton prêt à se rendre. La vieille ne parle pas, elle les invite à entrer en ouvrant grand la porte. Avec ces rides et ce foulard noir sur la tête, elle ressemble plus à une sorcière qu’à une bonne grand-mère. Cosimo et Vanda ne bougent que lorsque Italo s’est enfin décidé. Ils récoltent chacun une caresse sur la tête ainsi qu’un sourire dévoilant de petits crocs en ivoire qui pointent çà et là sur les gencives. Quand la femme montre le volatile que le balilla porte dans son sac à dos, les enfants échangent un regard.
« Elle veut Lina ? » demande Vanda, alarmée.
Sans y penser, Italo enlève son sac, défait les sangles, prend la poule.
« Pourquoi elle la veut ?
— Donne-lui », dit Cosimo.
Au centre de la maisonnette, un poêle dégage une chaleur merveilleuse, c’est l’étoile hôte qui assure la survie de ce microcosme de pierres, de bois et de bricoles en tout genre. Ils entrent dans son orbite, s’assoient devant, presque hypnotisés. La chaleur dénoue instantanément les muscles du cou, faisant dodeliner les têtes. Et elle détend les paupières, qui tombent sur les yeux.
La main de la vieille secoue Vanda. Le sourire que la fillette aperçoit au-dessus d’elle lui donne un frisson qui réveille également Cosimo et Italo, endormis, la tête posée sur ses épaules. Lorsque la femme indique la table, ils se lèvent d’un bond. Il n’y a que deux chaises. Italo et Cosimo en partagent une, Vanda n’a pas d’autre choix que de s’asseoir sur les genoux de la paysanne. Devant eux, quatre bols en terre cuite remplis de bouillon fumant, avec les fanes d’un légume qu’ils ne connaissent pas et des morceaux de viande familiers. Vanda remue avec la cuiller jusqu’à faire flotter une cuisse de l’animal, une larme coule dans le bol.
« C’est Lina ? »
Italo croise le regard plein d’espoir de son amie, il n’a pas le cœur à la blesser :
« Arrête de touiller la soupe, c’est sûrement une des siennes, dit-il en faisant un signe vers la vieille. Les cuisses de Lina étaient plus grosses. »
Il mord dans son morceau, donnant le coup d’envoi à une attaque sauvage, sans mauvaise conscience. Passé les premières bouchées avalées avec frénésie, ils commencent à apprécier la consistance de la viande sous les dents, la chaleur du bouillon qui caresse les joues par vagues, le goût des légumes, délicieux également, qu’ils avalent sans avoir besoin de les mâcher. Puis, enfin, ils lèvent les yeux, se revoient heureux, et cela aussi les rassasie.
La vieille serre le bol vide entre ses mains, l’air reconnaissant, sourit à ses petits invités et reçoit en retour des sourires embarrassés. Elle soupire, les enfants lui font écho, tête baissée, en échangeant des regards. Ne sachant trop quoi faire d’autre, Italo sort la carte. La femme l’approche de ses yeux en la scrutant dans les moindres détails, leur fait comprendre par des gestes que cet endroit, elle ne l’a jamais vu. Peu de temps après, elle se met à bâiller, appuie la tête sur la table et s’endort avec une expression sur le visage que ses rides rendent indéchiffrable. Elle semble heureuse, et méchante. Comme si elle venait de remporter un défi et qu’elle s’amusait à se moquer de son adversaire. Même si elle fait un peu peur, ils voudraient l’embrasser et la cajoler. Ils la couvrent avec un châle tout déchiré, l’arrangeant chacun à son tour avec soin, de manière à ce qu’il couvre bien les épaules et le cou, et aussi un peu les oreilles. Italo fait signe de partir.
« Et Lina ? demande Vanda.
— Elle sera mieux ici. »
Ils sortent en refermant la porte derrière eux.
« On va pas lui dire au revoir ?
— Ce serait un trop grand malheur pour elle. Les poules ont le cœur sensible. »