SŒUR AGNESE ET VITTORIO

Il a raconté à la sœur qu’ils gardaient un très bon rythme, mais c’est faux, Vittorio le sait bien. Ils dorment mal, ne mangent que lorsqu’ils parviennent à acheter des restes chez les paysans sur le chemin, et leurs pas, surtout le sien, se font de plus en plus courts. La blessure est à nouveau rouge et gonflée, on dirait la joue d’un enfant après une crise de larmes. Tandis que la sœur attend avec impatience de se remettre en route, il s’abrite derrière un buisson, affûte son canif sur une pierre.

« Laissez-moi faire », dit Agnese en surgissant dans son dos.

Elle sait comment s’y prendre, nettoie la cicatrice, puis la lame, et le fait s’allonger. Pendant qu’elle se prépare à inciser, elle lui dit de détourner son attention, de penser à autre chose. Mais lui ne sent même pas la pointe qui entre dans la chair. Il est déjà ailleurs, erre d’une pièce à l’autre dans sa maison : pour la première fois, il s’est rappelé qu’il n’y avait pas de photographie d’Italo. Un beau portrait de famille, ça oui, mais pas de cadre réservé à son frère. Sa mère en a deux, lui aussi, trois même : il y a aussi une photo de lui sur la table du bureau.

Du sang et une pourriture épaisse jaillissent de la blessure. Agnese entreprend de la tamponner, puis de la bander, la main légèrement tremblante. Ça ne va pas du tout, il faudrait un médecin, songe-t-elle. Dieu seul sait comment il a réussi à marcher autant ces derniers jours. Elle croise le regard de Vittorio. Il est troublé, absent.

« Courage, il est encore temps de guérir la blessure », lui dit-elle.

Vittorio, toujours perdu dans sa maison, acquiesce.

« Oui », répond-il, les yeux dans le vide.

À la tombée de la nuit, c’est Agnese qui demande à s’arrêter. Elle explique qu’elle est fatiguée. Qu’ils ont assez marché. Qu’il est essentiel d’économiser ses forces. Ce qu’elle ne dit pas, c’est qu’à ce stade on pourrait légitimement s’attendre à un peu d’aide, que si quelqu’un là-haut voulait bien alléger la douleur à la jambe de Vittorio, au moins le temps de rejoindre les enfants, elle saurait s’en acquitter, à genoux, au sanctuaire du Divin Amour.

En s’asseyant dans l’herbe, elle se repent déjà de cet épanchement silencieux, mais se sent tout de même mieux. Ils n’ont plus rien à manger et il faudra bien chercher à se sustenter. L’instant d’après, le monde est sens dessus dessous et elle se retrouve allongée par terre, la main de Vittorio pressée sur sa bouche. Elle est trop choquée pour pouvoir interpréter le regard sombre du jeune homme dirigé vers les fourrés. Des bruissements sinistres se rapprochent. Puis des chuchotements, qui arrivent par vagues.

« Tu t’es trompé, dit une voix.

— L’odeur des crapules, je la sens à un kilomètre », répond une autre, grave et sombre.

Agnese remercie pour la présence de ce jeune et valeureux soldat. Elle a un jour lancé un regard noir à une jeune fille qui s’était laissée embrasser par un militaire à l’abri d’une porte cochère. Elle se promet de ne plus jamais le faire. Dans cette étreinte, elle ne se sent pas seulement protégée, mais solide à son tour, et il ne peut rien y avoir de mal à offrir le même réconfort que la prière, mais de façon si fulgurante. Trop inexpérimentée pour déterminer la distance qui les sépare des bruits ou le degré de risque, Agnese ferme les yeux, cherchant des indices dans la respiration de Vittorio, qu’elle sent aller et venir dans ses cheveux. Elle pense à la peur de Vanda dans pareille situation, tente d’imaginer la réaction de ces chasseurs d’hommes face à trois créatures sans défense, jusqu’au moment où le souffle de Vittorio devient progressivement plus régulier.

« Ils sont partis », chuchote-t-il au bout de quelques minutes en se détachant de la sœur avec des mouvements lents, veillant à ne pas faire de bruit.

Agnese serre instinctivement les mains contre sa poitrine : elle ne sait pas pourquoi, mais elle s’est sentie nue.

« Qui c’était ? Qu’est-ce qu’ils cherchaient ?

— Difficile à dire. Par les temps qui courent, n’importe qui peut être une crapule. »