LES SEIGNEURS DE LA GUERRE 1

Lorsque Italo, Cosimo et Vanda passent la tête entre la bâche souple, le soleil est déjà haut dans le ciel. Ils n’ont pas eu la force de monter la tente et se sont glissés dedans, s’endormant avec les chaussures aux pieds. La recharge d’énergie à laquelle ils s’attendaient après le premier repas copieux avalé depuis leur départ n’est jamais arrivée. Ils sont tellement éreintés qu’ils se demandent si ce bouillon de poule n’était pas un rêve.

« On décide qu’aujourd’hui c’est le dernier jour ? murmure Vanda les yeux baissés. Si au coucher du soleil on n’est pas encore arrivés au camp, on prend un train qui va vers la maison. D’accord ? »

La cave à perpétuité, le mépris du père et les vœux de nonne cloîtrée apparaissent, pour la première fois, comme des solutions alléchantes. Italo regarde ses amis. Vanda a les yeux cernés et les lèvres gercées, Cosimo ressemble à un enfant du sanatorium. Italo lui pose une main sur son épaule, il la sent toute frêle, pointue.

« Va avec elle, ramène-la. »

Ce n’est pas une de ses crâneries habituelles pour se donner un genre, Cosimo le comprend immédiatement. Dissimulé derrière ce ton encourageant et affectueux par lequel Italo cherche à masquer son inquiétude, il y a un point culminant. Quelque chose qui ne s’était jamais manifesté. Cosimo est bouleversé.

« Faisons une dernière tentative, dit-il à son ami en montrant une petite maison au pied d’une colline.

— Trop de route, ça vaut pas la peine. Et puis on dirait une bergerie.

— Encore mieux, si c’est une bergerie il y aura des bergers. Ils sont tout le temps en vadrouille, pas comme les vieilles, et si le camp est proche, ils le sauront forcément, insiste Cosimo.

— Trop de route », répète le balilla.

Cette fois, le ton péremptoire du chef d’expédition ne suffit pas à discipliner son ami, qui se met à courir, ignorant même les menaces. « C’est une mutinerie ! » « La cour martiale ! » « Je vais le dire à mon père ! »

Vraiment trop de route, se dit Cosimo en arrivant devant la porte, épuisé. Des clous qui ressemblent à des bulles de rouille, du bois brûlé, il ne sait même pas s’il doit frapper. Il a peur que la maison ne s’effondre au premier coup. Il jette un œil par une fenêtre. Ce n’est pas une bergerie. Malgré l’extérieur si primitif, c’est une petite maison, pauvre certes, mais où il ne manque rien. Une table, des chaises, un meuble avec des assiettes et des verres, un fauteuil déglingué avec deux napperons sur les accoudoirs, beaucoup de toiles d’araignées, beaucoup de poussière. Cosimo pousse la porte d’un doigt, les charnières grincent, une bouffée d’odeur fétide l’assaille. Il prend une bonne inspiration avant d’entrer. Sur la table, une assiette sale couverte de mouches affairées, quelques miettes sur une planche à pain. Il fouille sur les étagères, trouve deux gousses d’ail. Mieux que rien. Il voit un rideau qui va du plafond jusqu’au sol, l’écarte, découvre une autre pièce. Et tout à coup, un frisson lui fait bredouiller la première chose qui lui vient à l’esprit :

« Enchanté, Cosimo. »

Il n’arrive pas à détacher les yeux de la jeune fille qui le fixe, désorientée, depuis sa chaise à côté du lit. Un lit défait, jauni, nauséabond. Elle ne pose pas de questions, n’est pas fâchée. Très maigre, les yeux enfoncés et vides, elle semble exténuée. Elle lève un bras, indique un panier auprès d’elle. Cosimo avance un peu. Dans le panier se trouve un nouveau-né. Est-ce qu’elle le veut ? Il est à côté d’elle, pourquoi ne le prend-elle pas toute seule ? Il fait quelques pas, hésitant. La femme tend alors ses bras frêles. Oui, elle le veut. Cosimo prend le bébé mais le repose immédiatement. Elle bouge, cette chose. Il essaie à nouveau avec une prise ferme mais délicate, l’approche de la jeune fille, qui le pose sur sa poitrine. Avec des mouvements si lents qu’ils semblent involontaires, elle déboutonne sa veste, sort quelque chose qui devrait être un sein mais non, impossible. Cosimo se retourne, il veut s’enfuir immédiatement de là. Il est dans un état second, sait seulement qu’il doit laisser les miettes et l’ail et s’en aller. Sur le chemin du retour, son cerveau s’agite dans tous les sens : mais quoi, elle est seule ? elle est malade ? elle est en train de mourir ? mais c’était un téton, ça ? et personne ne fait rien ? et moi je ne fais rien ?

Il a l’impression que ses pieds s’enfoncent à chaque pas, et il va mettre près d’une heure à rejoindre ses amis.

« Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Rien.

— Il y avait quelqu’un ?

— Une femme.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Rien.

— Tu pleures ?

— Les moucherons. »

Cosimo ramasse son sac à dos pour se mettre en route et s’éloigner le plus vite possible. En entendant le vrombissement d’un moteur, ils se retournent tous dans la même direction. À une centaine de mètres, un camion militaire avance en zigzag en cherchant un abri entre les fourrés. Les enfants s’accroupissent derrière un tronc, Italo prend les jumelles. Il voit descendre du véhicule six soldats allemands qui s’étirent, et coiffe immédiatement son fez.

« Autant leur demander à eux aussi.

— N’y pense même pas, lui répond sévèrement Cosimo. On reste ici et on regarde ce qu’ils font avant de prendre une décision. »

Les soldats ne font pas grand-chose, si ce n’est parler et décharger un sac de toile d’où tombent des boîtes de conserve. « Ils ont un sac plein de nourriture ! » Les Allemands s’approchent d’un puits un peu plus loin, ôtent leur uniforme, se versent des seaux d’eau froide sur la tête en hurlant et en frissonnant. Ils n’ont pas l’air méchants, ils font ce que ferait n’importe quel gamin : ils s’éclaboussent, se bousculent. Rien qui parvienne à distraire les enfants, hypnotisés par le scintillement de ces magnifiques boîtes qui sortent de ce beau sac abandonné par terre à côté du camion.

« Je peux essayer de prendre quelques conserves en cachette, suggère Italo.

— Je viens avec toi. À deux, on en prendra plus », lui dit Cosimo.

Le visage sérieux de son ami convainc Italo d’accepter, non sans avoir souligné que, vu qu’il n’a pas reçu de formation, Cosimo devra le suivre et l’imiter sans broncher.

Le balilla enlève son manteau et son fez, prend de la terre et la frotte consciencieusement sur sa figure. Cosimo l’imite. La terre est sèche et retombe, laissant leur visage exactement à l’identique, mais lorsqu’ils se tournent vers Vanda, celle-ci acquiesce avec conviction. Elle a trop faim pour les décourager.

La fillette se poste avec les jumelles. Elle voit les petits pillards ramper au milieu des fourrés, rester coincés, donner des coups de canif et, finalement, une fois venus à bout des ronces, arriver sur le bord de la route. Quelques minutes plus tard, les voilà embusqués derrière le camion. Ils se penchent, saluent triomphalement Vanda, qui se jette immédiatement à terre en implorant la Madone. Lorsqu’elle trouve le courage de pointer à nouveau son nez, ses amis ont disparu : les Allemands se sont mis à discuter l’un à côté de l’autre en cachant la vue. L’attente est angoissante, une demi-heure s’écoule avant qu’ils ne décident de s’asseoir. Tous sauf un. Vanda le regarde se diriger vers le sac de provisions.

« Adieu le repas », murmure-t-elle, l’estomac qui crie famine.

Mais un instant plus tard, elle doit retenir un hurlement de joie : Cosimo a surgi d’un buisson avec des gestes d’allégresse et lui fait signe de le suivre. Vanda court après son héros en se frayant un chemin à travers les ronces sans se plaindre. Lorsqu’elle le rattrape, ils restent tous les deux bouche bée, Vanda devant les conserves, Cosimo devant ce qu’il voit en bandoulière sur l’épaule d’Italo, qui vient de les rejoindre.

« On avait dit pas le fusil ! Uniquement les conserves !

— C’est toi qui l’avais dit, pas moi.

— Va tout de suite le rapporter !

— C’est moi le chef ! Et de toute façon ils en ont plein, un de plus, un de moins, quelle différence ? Tu verras qu’ils s’en apercevront même pas ! »

Ils s’enfoncent dans les buissons de l’autre côté de la voie ferrée. Dès qu’ils jugent la distance suffisante, ils ouvrent une boîte à l’aide du couteau et d’une pierre, et entament cette étrange bouillie marron en y plongeant les doigts chacun son tour. Sans même se demander ce que c’est, ils engloutissent une bouchée après l’autre, en apnée. Ils nettoient les bords de la boîte du bout des doigts, se font mal aux poignets pour récupérer les restes au fond.

« Au fait, tout à l’heure… je voulais pas vraiment rentrer », dit Vanda la bouche pleine.

Ils s’étendent en se tenant par la main, échangeant des regards qui valent davantage qu’un serment par le sang. Italo range les conserves dans son sac, à l’abri des tentations. Cosimo s’apprête à lui passer les deux qu’il a dans la poche, mais son attention se porte vers la maisonnette qui ressemble à une bergerie. Vers un rayon du soleil qui perce à travers les nuages.

« Mais où tu vas ? lui demande Italo. Dès que les Allemands repartent, on doit se remettre en route. »

Il ne se retourne même pas.

« Allez-y. Je vous rejoins. »