SŒUR AGNESE ET VITTORIO

Ils avancent comme des bêtes sous le joug, sans joie ni désespoir. Les empreintes de petits pieds dans la boue – trois paires, ils sont encore tous vivants – ne les ragaillardissent pas, le soleil qui s’apprête de nouveau à se coucher sur la voie ferrée déserte ne les décourage pas.

« Allons demander à cette femme là-bas », suggère Agnese en apercevant une vieille paysanne qui rapporte un fagot de petit bois dans sa chaumière. La sœur précède Vittorio pour ne pas l’effrayer. Elle a l’air si pauvre, si fragile, qui sait ce qu’elle a dû traverser.

« Loué soit Jésus-Christ. »

La femme l’accueille avec un sourire édenté et un bonheur incrédule en la serrant dans ses bras. C’est le deuxième automne qu’elle affronte seule, depuis que son fils a été enrôlé de force et qu’elle n’a même pas eu le temps de lui préparer un ballot de vêtements. Un camion rempli d’hommes est passé dans les champs et lui, tremblant comme jamais, a dit à sa mère qu’il ne comprenait pas exactement ce qu’ils voulaient, mais qu’il devait partir. « Je crois qu’ils m’emmènent à la guerre, je vais rentrer tard », a-t-il balbutié, et depuis lors, son assiette de pain et de fromage est restée dans le garde-manger, enveloppée dans une serviette blanche, momifiée comme une relique.

Montrant la porte, elle invite les deux voyageurs à entrer. Sœur Agnese lui prend les mains.

« Madame, est-ce que vous auriez vu trois enfants qui marchaient le long de la voie ferrée ? Deux garçons et une fille ? »

La femme acquiesce et convainc sœur Agnese et Vittorio de la suivre à l’intérieur de la maison.

« Quand ? »

Elle décrit un arc dans l’air avec un doigt.

« Il y a un jour ? Hier soir ou… »

La vieille hoche la tête avant même que sœur Agnese ait terminé sa phrase.

« Ça y est, dit Vittorio. Demain avant le coucher du soleil, on les aura retrouvés ! »

La paysanne indique les chaises, prend trois bols en terre cuite.

« On les rattrapera plus vite l’estomac plein », suggère Vittorio à Agnese, déjà prête à refuser l’invitation.

La sœur prend place. La galanterie de Vittorio, qui l’a attendue avant de s’asseoir, lui arrache un sourire gêné. Il l’a traitée comme une femme.

La vieille verse dans leurs bols un bouillon où flottent des légumes et des os de poulet déchiquetés. Puis elle s’en remplit un et va s’asseoir sur les genoux d’Agnese, en s’excusant avec une caresse sur la joue. Elle pèse moins que Vanda, se dit la sœur.

« Ils allaient bien ? » lui demande-t-elle.

L’autre opine de la tête. Elle montre les os dans l’assiette.

« Ils ont mangé ici ? Que Dieu vous récompense pour votre générosité. »

En apprenant que Vanda a pu, elle aussi, se régaler d’un plat chaud, elle se sent moins coupable et les cuillers, malgré la faim, entament le bouillon avec délicatesse, comme à un dîner de la haute bourgeoisie. Agnese est fatiguée, elle porte la nourriture à sa bouche d’une main tremblante, comme Vittorio, comme cette femme. Un banquet d’existences à bout.

« Du bouillon de poule. On en avait vraiment besoin, dit Vittorio.

— C’est du coq », répond sœur Agnese en prenant dans son bol la crête du volatile.

Avec un soupir de béatitude, la vieille femme se met à sucer les petits os un par un, et un par un les laisse retomber dans le bol. Ils serviront encore, qui sait pour combien d’autres bouillons. Vittorio, qui en a déjà mastiqué quelques-uns, sent une vague de dégoût lui retourner l’estomac.

« Vous vivez seule ? » demande sœur Agnese.

La femme montre les photos d’un homme mûr en uniforme, la moustache recourbée vers le haut comme un crochet, et d’un jeune homme d’une trentaine d’années aux joues si rondes qu’elles réduisent à néant la virilité de la pose. Puis elle pointe le doigt vers le ciel. Vittorio intervient, la bouche pleine :

« La patrie vous est reconnaissante pour votre sacrifice. »

Ils sont ainsi, tous les mêmes, songe Agnese, très doués pour enflammer le cœur des jeunes, mais lorsqu’il s’agit de parler à celui d’une veuve ou d’une mère accablée, on constate la faillite de leurs idéaux.

La vieille femme a une pensée plus expéditive : elle met un doigt devant sa bouche puis, du même doigt, désigne le bol.

« Tais-toi et mange, traduit Agnese.

— J’avais compris », bougonne Vittorio.

À la fin du repas, la sœur prie, en compagnie de leur hôtesse, devant les photos des défunts et, après avoir repris son sac en toile, s’adresse en chuchotant à son compagnon de voyage :

« Vous auriez de l’argent à lui laisser ? »

Sans hésiter, Vittorio tend un billet, qui reste toutefois entre ses doigts, ignoré par la veuve, comme si la nature et l’utilité de ce bout de papier lui échappaient. À la différence des mains d’Agnese, qu’elle prend dans les siennes et serre contre son cœur.

« Je prierai encore pour vous et vos proches », la rassure la sœur tout en se faisant remettre l’argent.

La vieille le refuse de nouveau avec fermeté et, retrouvant subitement sa douceur, montre une image pieuse qui dépasse du bréviaire.

« Vous le voulez ? C’est San Girolamo, le protecteur des orphelins. »

La femme approche l’image de ses yeux, les mains tremblantes d’émotion. Je suis orpheline de fils et de mari, personne ne saura me protéger mieux que lui, songe-t-elle avec une gratitude si enfantine dans le regard qu’elle va droit au cœur de Vittorio et d’Agnese. La sœur ouvre le bréviaire, en quête d’autres images. Santa Chiara, San Rocco et sa préférée, Sant’Agnese. Avant que la vieille puisse l’arrêter, elle arrache les deux seules illustrations du livre, l’une montrant un Dieu tout-puissant dans les nuages et une autre, richement détaillée, de la Vierge victorieuse.

« Vous auriez pu lui laisser le bréviaire, au lieu de le mettre en charpie, lui chuchote Vittorio en repartant.

— Je l’aurais fait, mais outre qu’elle est muette, elle est analphabète.

— Comment le savez-vous ?

— Et je devrais m’en remettre à vous pour suivre les traces… »

Vittorio soupire. Aussitôt la vieille rentrée dans sa maison, il revient sur ses pas. Devant la porte, il laisse une pierre avec le billet dessous. Sœur Agnese lève les yeux vers le ciel.

« Il a fait une bonne action. Merci, Vierge du Bon Conseil. »