UN POUR MOI ET UN POUR TOI

Italo s’en est remis au sommeil avec l’expression confiante de celui qui s’abandonne aux soins d’un vieux médecin. Il lui est déjà arrivé plusieurs fois de tomber malade de cette façon, et il a toujours suffi d’une bonne nuit dans son lit au chaud pour le remettre sur pied. Sauf que la tente est tout sauf chaude, et qu’il serait trop risqué de faire du feu. Ils se sont réveillés en pleine nuit, ont mis tous leurs vêtements et attendu l’aube serrés les uns contre les autres avec Vanda au milieu qui, péché mortel ou pas, s’est laissée étreindre.

Ils ne réussissent à se lever qu’en milieu de matinée et doivent se livrer à des réparations d’urgence avant de repartir. Une des chaussures de Cosimo perd sa semelle, celles de Vanda sont usées jusqu’à la corde, éculées comme de vieilles pantoufles. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est les maintenir en les fixant aux pieds avec les coupons d’étoffe noire. Lorsqu’ils se remettent en route, ils ressemblent à des combattants se traînant péniblement sur le chemin du retour après avoir battu en retraite.

Italo repense aux histoires que lui racontaient son père et son frère avant de dormir, autre chose que les princes en justaucorps de sa mère. Les héros, c’étaient les Arditi et les glorieux soldats de la Dixième Flottille. Personne ne parvenait à les arrêter. Et Dieu sait où ils trouvaient les forces, quand ils sentaient leurs jambes aussi flasques. Frissons et bouffées de chaleur soudaines le persécutent. Dès qu’il tousse, c’est un coup de poignard dans le thorax. Son père devra en tenir compte, sa mission de sauvetage n’aura pas non plus été une promenade de santé.

« Vous croyez qu’à l’heure qu’il est, l’Allemand aura fait caca ? demande-t-il d’une voix rauque.

— Je pense que oui, s’il est pas comme Vanda.

— Et ça ira ?

— Il aura mal au ventre. Mais il l’a cherché.

— Tu nous as sauvé la vie, ajoute Vanda.

— Il vous aurait juste donné un coup au derrière.

— Sur le derrière, il y a le sacrum. Tu peux mourir si un coup te le brise.

— Vraiment ?

— Bien sûr. On l’appelle sacrum justement pour ça, on ne doit pas y toucher.

— Tu le diras à mon père ? Pour avoir les médailles, il faut des témoins. »

Une médaille pour avoir sauvé le sacrum de mes amis et une autre pour avoir ramené le futur balilla injustement enlevé, donc une de plus que mon frère, songe Italo. L’espace de quelques instants, il perd le contrôle de ses pensées. À présent, il est debout à côté de Vittorio et sourit comme un homme du monde à un invité important tandis que le père fait les présentations : « Voici mes enfants, Italo… et Vittorio. » Une nouvelle attaque de toux vient le séparer du regard orgueilleux de son père et le ramener, désorienté, en rase campagne. Il prend les jumelles dans son sac. Il a besoin d’un médecin. Si seulement il y avait un village dans les environs. Mais devant lui, il ne voit que la campagne, la campagne et encore la campagne. Puis enfin quelque chose au loin, derrière une colline. Une tache sombre.

« Regarde plutôt toi, Cosimo. J’ai les yeux qui me brûlent. »

Il lui cède les jumelles, indique le point.

« On dirait un toit », dit Cosimo.

Le garçon demande qu’on lui passe la carte, observe le dessin, reprend les jumelles.

« C’est le camp ! »

Vanda aussi veut regarder. Elle aperçoit un bout de toit marron foncé, qui a la même forme que la tour centrale du dessin.

« On est arrivés ! » confirme-t-elle. Tandis qu’Italo et Cosimo hurlent et se prennent dans les bras, elle se penche sur son sac, prend son peigne et se met à arranger ses cheveux. Puis, avec un peu de salive, elle humidifie un coin de son mouchoir pour enlever une tache sur sa robe. Elle frotte avec insistance, de plus en plus vite, au rythme des pensées qui l’assaillent : la mission est terminée, on retourne à l’orphelinat, ils vont se battre pour adopter la fillette héroïque et soignée, dans une vraie maison, peut-être très loin, et dans ce cas adieu la cour, adieu Cosimo, Italo et Riccardo. La robe se troue.

« Qu’est-ce que tu fais ? » demande Cosimo.

Vanda remet le mouchoir dans sa poche. Lentement. Sans lever les yeux.

« On n’est pas pressés. Il faudra un jour entier pour y arriver. »

Derrière eux, Italo s’effondre. Ils s’allongent à côté de lui, croyant à un jeu. Cosimo parle des aventures qu’ils vont raconter à Riccardo, Vanda se donne du courage en évoquant le long voyage de retour qu’ils feront tous les quatre. Le balilla ne dit rien.

« Il s’est endormi », dit Vanda.

Cosimo le couvre avec son manteau. Il est blanc comme le marbre et, en guise de respiration, un râle de vieillard catarrheux sort de sa bouche. Si tu ne manges pas, tu ne guériras jamais, le sermonnait toujours son grand-père lorsqu’il avait de la fièvre, se souvient Cosimo.

« Je vais chercher quelque chose à manger », annonce-t-il en partant d’un pas décidé, mais à peine hors de portée du regard de son amie, il se sent perdu. Cela fait des jours qu’ils ne trouvent pas de nourriture, comment va-t-il faire à présent ? Il sait comment prendre le pain chez le boulanger, c’est facile, on donne la carte et on reçoit la ration de petits pains en échange, et il peut reconnaître un pommier s’il en voit un. Mais dans les environs il n’y a rien, ni fours ni arbres. Même pas une maison à voler. Courage, se dit-il, en route.

Le temps passe plus vite quand on joue, alors il décide de marcher les yeux fermés, en les ouvrant quelques secondes tous les cinquante pas. Comme les sous-marins dans les films : ils avancent à l’aveugle, mais lorsqu’ils sortent le périscope, ils repèrent toujours un navire à couler. Un, deux, trois, quatre pas. Étranges, les choses qui viennent à l’esprit quand on a les yeux fermés et qu’on pense à une personne qui n’est plus là. Les derniers temps, Riccardo avait commencé à se ronger les ongles. Il les mordait jusqu’au sang, le regard vitreux, et s’ils l’appelaient il sursautait, souriait et recommençait à jouer comme un forcené. Tout à coup, Cosimo se rend compte qu’il ne lui a jamais demandé pourquoi. Quarante-huit, quarante-neuf, cinquante pas.

« Sortez le périscope ! » hurle-t-il en rouvrant les yeux.

De retour vers la voie ferrée, il aperçoit Vanda agenouillée à côté d’Italo, dont la tête est entourée d’un ruban blanc qui maintient un mouchoir humide sur son front. La fillette remonte le manteau jusque sous son menton et lui parle sur un ton mielleux : « Maintenant ça va passer, tu verras, tout va passer. » On dirait qu’elle joue à la poupée.

« Tu as trouvé quelque chose ? » demande-t-elle à Cosimo en l’apercevant.

Le garçon lui sourit. Il brandit deux grappes de raisin flétri qui ont échappé aux vendanges.

« Il est moche mais sucré. »

Vanda prend Italo sous les bras, le soulève pour l’asseoir.

« Allez, il est temps de se lever. Le repas est prêt. »

La tête d’Italo dodeline. Même lorsqu’il ouvre les yeux, on dirait qu’il dort encore. Il regarde autour de lui.

« On est arrivés au camp ?

— On y sera demain. En attendant mange, ça te fera du bien. »

Italo prend la grappe de la main de son amie. Il la regarde, n’a aucune idée de ce qu’il doit en faire. Vanda cueille un grain et le met lentement dans sa bouche, comme pour lui montrer la procédure à suivre, puis en détache un autre pour lui.

« Un pour moi et un pour toi », lui dit-elle.

Cosimo sourit. Il sait comment ça va se terminer. Lorsqu’on lui racontera qu’à un moment il n’arrivait plus à manger tout seul, Italo niera tout, dira que ses amis sont des défaitistes.

Le garçon a du mal à avaler, mais il mange un grain après l’autre. Cosimo observe la mystérieuse béatitude qui éclaire le regard de Vanda tandis qu’elle nourrit leur ami. Il en veut un peu, lui aussi, de cette chose qui la rend si heureuse.

« Un pour moi et un pour toi », répète-t-elle en tendant un grain à Italo.