SŒUR AGNESE

Toute la nuit, sœur Agnese s’est efforcée de marcher en direction du toit que lui avait indiqué Vittorio. Cela paraissait facile, il suffisait de ne pas perdre de vue les rails, mais la petite route qui les longeait s’en est détachée traîtreusement à la faveur de l’obscurité. Ce n’est qu’à l’aube, en avançant dans la brume, agitée comme un fantôme, qu’elle a réussi à les retrouver. Vierge Miraculeuse, fais que ces soldats soient fatigués de tuer et qu’ils laissent ce brave garçon retourner auprès de moi. La foi est solide, les difficultés la renforcent, mais je ne sais pas comment l’expliquer à mes jambes. À deux on marchera mieux, avec quatre yeux on ne ratera plus la route.

Le toit est de nouveau en vue, mais ce n’est plus son objectif. Il n’a pas beaucoup plu pendant la nuit et même si les enfants s’étaient réfugiés là-bas, ils se seraient déjà remis en chemin. En essayant de presser le pas, ses genoux cèdent. Tout devient noir, puis blanc, et dans le blanc réapparaissent le jaune des feuilles et le vert de l’herbe, flous. Avec ce qu’il lui reste de forces, Agnese ramasse son bréviaire. La couverture s’est détachée. Elle rassemble les deux morceaux, embrasse le livre comme elle le ferait avec la main blessée d’une de ses orphelines. Un bruit de pas la fait tressaillir. Elle sent une odeur de pain qui la trouble et doit se concentrer pour avoir la certitude que non, elle n’est pas en train de rêver, elle est bel et bien réveillée. Derrière elle, il y a un garçon qui s’immobilise, retire respectueusement son béret et, tout en restant à distance, lui montre une miche de pain en l’agitant comme on le fait pour attirer un chien méfiant. Sœur Agnese se relève, attend qu’il parle. Mais le garçon ne pipe mot, il la rejoint lentement et lui tend le pain, tel un ange revigorant, un garçon de quinze ans tout au plus, sale mais bien élevé.

« Que Dieu te bénisse. »

Le pain est tiède, moelleux, il a un goût de feu de bois. Avant même d’avoir avalé la première bouchée, Agnese se sent mieux. Consolée, aimée.

« Est-ce que par hasard tu aurais vu trois enfants marcher le long de la voie ferrée ? »

Le garçon secoue la tête, se gratte la tempe.

« Ma grand-mère va mourir. Vous viendriez donner une bénédiction ? lui demande-t-il en dialecte ombrien, en montrant un point dans la campagne au milieu des arbres.

— Je ne peux pas, ce sont les prêtres qui donnent les bénédictions.

— Vous pouvez pas la donner même aux femmes ?

— Non, je suis désolée.

— L’année dernière, une sœur nous a béni les cochons. »

Agnese hoche la tête. Elle grignote un autre bout de pain, se rendant vulnérable au regard du garçon.

« C’est bon, pas vrai ? C’est ma grand-mère qui nous a appris à le faire. Pauvre petite vieille, ça fait des jours qu’elle appelle le prêtre. Elle a jamais rien demandé à personne, elle voudrait juste mourir avec la grâce de Dieu. »

Entre l’aller et le retour, je vais perdre près d’une heure, pense Agnese. Mais c’est une épreuve du Seigneur, j’en suis certaine. Il sait que je suis à bout de forces, que je ferais n’importe quoi pour retrouver Vanda, c’est pourquoi Il veut mettre à l’épreuve ma foi et ma charité chrétienne. C’est le Seigneur, sans aucun doute. Très masculin, de raisonner de cette façon.

La grande ferme n’a plus qu’une pièce habitable. Dans ce qui devait être à l’origine la cuisine s’entassent armoires, lits et grabats en tout genre. Sur le lit le plus large, placé à côté de la cheminée, gît une grand-mère veillée par trois femmes qui ont hérité du même visage et commencent également à se répartir ses rides.

L’arrivée de la religieuse est accueillie comme un miracle. Un rayon du soleil inattendu qui les laisse bouche bée. L’aînée des sœurs se lève, prend un œuf dur dans une casserole, l’enveloppe dans un mouchoir et le tend à la sœur. Ce sont des personnes humbles, habituées à payer même les miracles. Agnese le prend, il est chaud, elle le tient dans ses mains en résistant à l’envie de le manger. Elle doit le garder pour les enfants.

« Il vaut mieux faire vite avec ce sacrement, dit la femme en indiquant la vieille d’un signe de tête.

— Il faudrait un prêtre, vous le savez ?

— Et aussi de l’huile bénite », lui répond l’autre en lui tendant un flacon contenant un liquide trouble, jaunâtre, trop fluide. Elles se tournent toutes les deux vers la vieille qui murmure quelque chose, les yeux hallucinés.

« C’est de la soupe à l’ortie, chuchote la femme. Mais on est des pauvres gens, on s’en contente. »