LA FUGUE DES INDOMPTABLES
Ciel dégagé, bleu résolu, nuages inoffensifs, température bienveillante : la journée idéale pour s’échapper. Mais à quoi ça sert de tout planifier dans les moindres détails si ensuite elle n’en fait qu’à sa tête ? se désole Cosimo, caché derrière un pilier. Il a beau lui lancer un regard noir et frapper du pied comme on fait pour décourager un chien agaçant, ses efforts se révèlent inutiles, Vanda le rejoint à petits pas rapides.
« Reste à distance. Là on attire trop l’attention, rouspète-t-il.
— J’ai peur de me perdre, c’est la pagaille ici. »
Le pilier ressemble à une grande pendule à coucou d’où leurs têtes pointent et se retirent. Aucune personne suspecte par ici, aucune par là, on peut y aller, se rassurent-ils en se remettant en route.
« Je n’y comprends rien, c’est celui-là, le train ? On devrait peut-être demander à quelqu’un. »
Comme toujours quand il est tendu, Cosimo se limite à des bulletins d’information succincts.
« Non. Le quai suivant. Et reste à distance. »
Ils se fraient un passage parmi des dizaines de voyageurs, avancent à contre-courant, bravent les coups de coude et les protestations, pour arriver enfin au bon quai. Postés derrière un autre pilier, ils étudient la situation.
« On court. Quand je dis trois », chuchote Cosimo en montrant la portière ouverte du dernier wagon.
Au « trois » il part, grimpe les marches d’une traite et disparaît dans le wagon. Vanda prend son temps. Elle monte une marche après l’autre sous le regard exaspéré de son ami.
« Détends-toi, maintenant c’est bon !
— C’est bon quand moi je le dis ! Ils sont de plus en plus malins, ceux-là ! »
Quelques passagers se retournent, s’amusent de cette prise de bec tout en s’affairant à ranger les bagages. Cosimo passe d’un wagon à l’autre, se courbe en passant devant les fenêtres pour échapper aux regards qui pourraient le reconnaître de l’extérieur ; Vanda se penche un tantinet pour lui faire plaisir, quelques secondes seulement quand il se retourne. Le risque est réel que quelqu’un puisse déjà avoir remarqué leur absence, elle en a conscience, mais elle sait aussi que Cosimo aime bien entretenir la tension, exagérer les dangers. Autrement il ne s’amuse pas.
Ils prennent place. Vanda, côté couloir, arrange sa coiffure, lisse sa robe de la paume de sa main. Maintenant oui, tout est en ordre, elle est prête à partir. Cosimo, en revanche, est à nouveau agité. Il gesticule, glisse de son siège et, indifférent aux regards des voyageurs, s’agenouille, les yeux au ras de la fenêtre, pour scruter le quai. Vanda se baisse avec indolence en s’appuyant avec le coude sur le siège laissé libre par Cosimo.
« Ce sont eux ? lui demande-t-elle, histoire de lui montrer qu’elle participe.
— J’ai l’impression. Regarde à deux heures. »
Vanda lève à peine la tête au-dessus de la fenêtre.
« De l’autre côté ! dit Cosimo.
— Alors dis-moi à droite ! »
Elle lorgne à nouveau, remarque deux inconnus qui arpentent le quai en regardant à chaque fenêtre. Ils cherchent certainement quelqu’un, mais pas eux. Fausse alerte, pour changer. Tandis que les portes du train se ferment, elle arrange une nouvelle fois ses cheveux et sa robe, puis s’adresse à son ami, toujours agenouillé :
« Tu vas faire tout le trajet comme ça ? »
En s’agrippant au rebord de la fenêtre, Cosimo se relève juste assez pour atteindre le siège puis, avec une décompression de vieux piston, se laisse tomber sous le regard amusé de Vanda.
« Fais un peu la maligne. Huit pilules par jour pour toi, quatre seulement pour moi. Je suis un jeune homme par rapport à toi.
— Sept pilules, pas huit. Le diurétique, je l’ai arrêté hier, sinon je faisais tout le voyage aux toilettes. »
Le train qui glisse à toute vitesse sur les rails est un accélérateur de souvenirs. Aucun des deux ne dit rien, ça n’aurait pas de sens de demander toutes les deux minutes « tu te souviens ? ». Évidemment que Cosimo se souvient, évidemment que Vanda se souvient. De tout, dans les moindres détails. C’est un passé qu’il est impossible d’archiver, il les accompagne partout comme un fardeau sans poids, évanescent, chaotique, et redevient présent et solide au premier stimulus, réordonnant en un instant les milliers d’images, d’odeurs et de sons éparpillés. C’est de là qu’on est partis, songe Vanda en se rappelant sur-le-champ l’odeur repoussante des cigarettes allemandes, le bruit de ses pas amplifié par la nuit, la silhouette du train de marchandises qui ressemblait à un gigantesque animal tapi dans l’obscurité. C’est de là qu’on est partis, songe Cosimo en sentant l’odeur d’eau de Cologne d’Italo. Il s’était rasé avant de partir, « comme ça je suis tranquille pour tout le voyage », avait-il expliqué en se massant le menton. Et la voix de Vanda qui, après à peine vingt minutes de marche, voulait savoir quand ils prendraient le petit déjeuner. Puis les phares d’un camion qui les avait éclairés comme un flash pendant un instant, imprimant dans son album de souvenirs l’image d’Italo marchant le torse bombé et de Vanda sursautant, effrayée. Hébété par les souvenirs, Cosimo sourit, le regard perdu dans le vide, ou du moins c’est ce qu’il croit jusqu’au moment où il se retrouve les yeux dans les yeux avec une jeune fille qui vient d’entrer dans le wagon. Il se penche immédiatement en avant pour être dissimulé par le dossier.
« Ta petite-fille ! chuchote-t-il à Vanda.
— Cecilia ? demande-t-elle en cherchant refuge auprès de lui.
— Très grande, cheveux roses au carré, anneau dans le nez.
— Doux Jésus, c’est elle. Elle nous a vus ?
— Je ne sais pas, elle regardait par ici mais maintenant elle s’est assise. »
Cosimo se penche juste assez pour étudier les mouvements de l’intruse.
« Elle a pris son portable ! Va lui dire quelque chose, sinon à la prochaine gare on se retrouve avec la police et toute la famille dans le train ! »
Vanda jette un coup d’œil discret.
« Mais non, elle a mis ses oreillettes. Elle écoute de la musique, regarde. »
En effet, la jeune fille bouge la tête en rythme en fredonnant du bout des lèvres.
« On ne peut pas faire tout le voyage recroquevillés. Espérons qu’elle descende à la prochaine gare.
— Elle a seize ans, tu penses qu’elle va à Florence toute seule ?
— Alors elle n’est pas là par hasard. Elle t’a suivie.
— Évidemment, elle veut sûrement venir avec nous. La pauvre, quand ses parents vont découvrir qu’elle s’est encore enfuie. Et pauvre de moi. »
Ils prennent leurs portables. Vanda a reçu dix-huit appels, Cosimo sept. Il a perdu, ce sera à lui de régler la note au wagon restaurant.
« Elle veut découvrir où on va ?
— Oh non, elle le sait très bien. »
Cosimo observe à nouveau la jeune fille. Cette soumission trompeuse, cette grâce inattendue chez une adolescente de seize ans aux chevilles et aux poignets aussi massifs, le regard qui semble toujours dire : j’ai peur, mais je le fais quand même.
« Elle te ressemble.
— Tu peux le dire tout haut. »
Si elle pense à sa fille, et surtout à sa petite-fille, Vanda se sent infinie. Destinée à durer beaucoup plus que ce corps qui ne veut rien entendre et qui, malgré l’avis contraire de sa propriétaire, se prépare lentement à capituler. Une grande chance, et ça n’a pas été la seule. Comme elle en rêvait, elle est devenue infirmière, s’est mariée, a pu s’acheter une maison toute pour elle. Un petit prodige, pour quelqu’un qui avait cessé de jouer à dix ans à peine. À l’époque, elle regardait les autres orphelines aux prises avec leurs poupées, toujours affectées des maladies les plus diverses, et ne pensait qu’à une chose : les enfants malades ne se comportent pas de cette manière, eh non, idiote, la fièvre ne passera pas uniquement parce que tu prends cette voix mielleuse. L’envie de jouer lui est revenue à l’âge de vingt-neuf ans, lorsque sa fille est née après dix heures de travail – le premier miracle de tous les enfants, ils viennent au monde et remettent tout de suite au monde les parents –, puis peu avant ses soixante-dix ans, en devenant grand-mère.
Pour Cosimo, les choses se sont passées autrement. Il n’est pas devenu postier, n’a pas fait le tour du monde et l’envie de jouer n’est plus jamais revenue, même à la naissance des enfants de Sebastiano. L’oncle sérieux, ils l’appelaient, mais c’était leur préféré quand même, car il leur apprenait à allumer le feu, à s’orienter de nuit, à distinguer les plantes comestibles des vénéneuses et, où qu’ils aillent, à retrouver le chemin de la maison. « Pourquoi ? » lui avaient-ils demandé un jour, étonnés par son dévouement extraordinaire. « On ne sait jamais, ça pourrait vous être utile », avait-il répondu.
Quant à Agnese et Vittorio, ils n’ont plus de leurs nouvelles depuis des années et sont donc autorisés à penser qu’à plus de cent ans, ils sont encore bien vivants. La sœur est partie vivre en Afrique après le mariage de son orpheline préférée. « Tu vois ce que tu as fait ? Maintenant je vais devoir courir le monde pour en trouver une autre comme toi », lui a-t-elle dit lors de la fête d’adieu. Vittorio, lui, s’est embarqué dès la fin de la guerre sur son unique jambe pour chercher fortune en Argentine. Il doit l’avoir trouvée, puisqu’il n’est plus jamais revenu.
De l’autre côté de la fenêtre, les immeubles se succèdent, de plus en plus hétéroclites et gris, avec pour seule uniformité les centaines d’appendices blancs tournés vers l’est. Jadis, il fallait connaître le mouvement de la Terre ainsi que les étoiles pour s’orienter, désormais il suffit de regarder les paraboles. Il se passe des millions de choses là-bas dehors, et l’on ne sait jamais lesquelles on remarquera. Cosimo aperçoit une fillette qui regarde passer le train de l’autre côté d’une clôture rouillée. Il y a encore de l’espoir, songe-t-il sans trop savoir pourquoi. Un instant et c’est fini, la petite fille n’est plus visible, et qui sait s’il lui restera quelque souvenir d’elle dans une minute, un mois, une année. Son esprit est un filet aux mailles de plus en plus larges, mais de temps à autre il s’ingénie à retenir des déchets sans importance. Le coup d’épaule de ce garçon, quelques jours plus tôt, sur le trottoir… Pourquoi ? Est-ce qu’il avançait trop lentement, marchait trop au milieu ? Il y pense encore.
Le deuxième prénom de son père, en revanche, s’est enfui, il a échappé aux mailles. Il avait pourtant de l’importance, c’était celui de l’arrière-grand-père, un pan d’histoire familiale dont il attend obstinément le retour, jour après jour. Il a un instant d’égarement, ça lui arrive parfois, sans raison. Le regard toujours fixé sur le paysage, il cherche la main de Vanda, la serre. Elle est en train de le regarder, il le sait, il sent ses yeux et elle sourit, il en est certain car lui aussi, il ne peut s’empêcher de sourire. Les doigts s’emboîtent, se serrent, se murmurent des choses. Comme la fois où ils se tenaient debout dans le train de marchandises, comme celle où ils ont sauté depuis la berge, comme les mille autres fois où il n’y avait rien de plus important ni de plus juste à faire. La main de Vanda. Quelle chance de l’avoir encore là. Je ne peux vraiment pas me plaindre, doit-il admettre.
Il a quatre-vingt-quatre ans sonnés et s’il repense au travail, au mariage, aux jours heureux, effrayants ou insignifiants, il trouve miraculeux d’avoir mené une vie semblable en apparence à celle de n’importe quelle autre personne. Il ne s’y attendait pas. Pour le reste… que devrait-il faire ? Il n’a pas d’autre choix, n’en connaît pas et s’en contente. Il affronte ce qui lui reste à vivre sans tergiversations, avec le dos droit et ce sourire fort et gentil, indéchiffrable pour la plupart des gens. Le patrimoine commun de ceux qui savaient quelle était la bonne voie et n’ont pas eu peur de l’emprunter.
En cet automne de 1943, il a marché un peu plus de deux cents kilomètres avec ses amis. Rien comparé à la distance qui le séparait d’Auschwitz, mais suffisamment pour souder son existence autour d’un point ferme : le 16 octobre, on va au cimetière rendre visite à Italo et définir en sa présence les détails du plan. Puis, le jour convenu, on échappe à la surveillance de la famille et on file le long de la voie ferrée avec Vanda. Pour mener à bien la mission.
Il n’a jamais manqué une année. Riccardo aurait fait pareil pour lui.