LES EXPLICATIONS DE VITTORIO
Italo est retourné chez lui en courant parce que les discours des grands, malgré la rigidité du protocole familial, il n’en a jamais raté un seul. Quelques mois plus tôt, un officier allemand était venu dîner et le père, euphorique comme toujours dans de pareilles occasions, les avait expédiés au lit avant l’heure, lui et sa mère, car il voulait rester seul avec ce héros de guerre et hôte de marque. La dame avait bien essayé de se donner de la crédibilité de toutes les manières possibles afin de participer à ces discussions vespérales, allant même jusqu’à étudier un manuel de tactique militaire, mais ses sorties paraissaient toujours inopportunes, lacunaires, et finalement, vaincue par les remontrances de son mari, elle avait renoncé. Italo non. Ce n’est pas son genre. Il se postait derrière la porte du salon et restait à écouter pendant des heures. Tout ce qu’il sait sur la guerre, sur les femmes et donc sur la vie, il le doit à ces incursions secrètes.
Le soir du dîner avec l’officier, il avait assisté aux présentations dans un frisson. « Voici mon fils, Vittorio. Et voilà mon épouse et Italo, qui se retirent. » Sa mère avait dû le pousser, car il restait hébété à l’idée du jour – était-ce une question d’âge ou de mérite, il ne savait pas trop – où il entendrait son prénom prononcé à côté de celui de son frère, sans pause ni baisse d’intensité. Après avoir fait semblant de se mettre au lit, il avait rampé jusqu’à la porte du salon, mais avait eu plus de mal que d’habitude à comprendre de quoi il retournait. L’hôte parlait dans un italien approximatif, il rapiéçait les phrases avec toutes sortes de mots étrangers.
De cette conversation, Italo se rappelle clairement deux points seulement : que l’officier avait longuement parlé d’un voyage d’affaires dans un endroit, un camp modèle comme il l’appelait, où l’on emmenait les prisonniers, et que pour suppléer à ses carences linguistiques il avait demandé des feuilles afin de dessiner des choses que d’abord son frère et son père, puis lui en cachette, avaient examinées avec le plus grand intérêt. S’il s’est enfui de la cour à toutes jambes, c’est précisément pour aller chercher ces papiers, sauf que dans le bureau du père il y a maintenant Vittorio, les yeux posés sur un article de journal, l’air peu coopératif.
Italo entre, s’assoit à côté de lui. Comme ça, histoire de tromper l’ennui, veut-il lui faire comprendre. Il y a une belle différence entre eux deux, on le saisit au premier coup d’œil, et pas uniquement à cause des vingt ans qui les séparent. Vittorio est né parce que les parents, alors tout jeunes, s’aimaient, et il en est résulté un grand garçon robuste au teint cuivré ; Italo, lui, n’a vu le jour que pour faire plaisir au Duce, qui voulait des familles nombreuses, et il est moins réussi, trapu et pâle. De modeste facture.
« Tu ne l’enlèves vraiment jamais, hein ? » dit Vittorio en jetant un coup d’œil à l’uniforme de balilla.
Il lui arrange son foulard bleu autour du col de chemise sans remarquer l’expression de son frère, regard fixe et bouche entrouverte, typique des enfants qui s’apprêtent à tenter une de leurs stratégies ingénues. En attendant de pouvoir fouiller dans le bureau, il y a deux choses qu’Italo cherche à savoir. Mais il va falloir ruser.
« Quand les Allemands attrapent un ennemi et le mettent dans un train, le train va par où ensuite ?
— C’est quoi, cette question ? Les trains suivent toujours des rails.
— Oui, mais lesquels exactement ? Ceux qu’on aperçoit depuis la route quand on part voir les grands-parents au cimetière ? »
Vittorio est habitué aux questions farfelues de son frère. Pourquoi, pour envahir l’Angleterre, ils ne creusent pas en secret un tunnel sous la mer ? Lequel est le plus rapide, le char italien ou le char allemand ?
« Oui, ceux-là », lui répond-il distraitement.
Avant d’aborder le deuxième sujet, Italo préfère laisser passer un peu de temps pour éviter que son frère ne puisse faire un lien entre les deux questions. Il va vers la carafe d’eau. Remplit un verre. Ne boit même pas.
« Est-ce que les enfants des ennemis sont nos ennemis, eux aussi ? Les enfants des Français et des Anglais, par exemple. Ou d’autres, ajoute-t-il, l’air de ne pas y toucher.
— Les petits, tu veux dire ? Non, eux non. Les enfants ne sont pas coupables. Ils deviennent des ennemis uniquement quand ils grandissent et prennent les armes.
— Donc les garçons qui ont plus ou moins mon âge n’en sont pas…
— Non… évidemment », répond Vittorio en baissant la voix, comme quand on vient de buter sur un scénario imprévu. Si dans la bataille il s’était retrouvé face à un enfant de l’âge d’Italo, armé, qu’aurait-il fait ? « Tout individu qui constitue une menace pour vous et vos hommes est un ennemi ! » lui avait-on expliqué un jour à l’école d’officiers, et l’ensemble de l’auditoire, lui y compris, avait acquiescé. Il n’était venu à l’idée de personne de demander comment se comporter face à un enfant avec une arme à la main. Elle était belle la guerre qu’on enseignait dans cette école. Tellement aseptisée, toujours honorable. J’aurais dû lui tirer dessus, songe-t-il.
« Dans la jambe », murmure-t-il. Puis, croisant le regard perplexe d’Italo : « J’ai mal à la jambe. Je vais me coucher. »
Italo attend que son frère sorte, feignant d’être occupé à siroter son eau. C’est bien ce qu’il pensait, Riccardo n’est pas encore un ennemi. Ses parents si, lui non. Il se dirige immédiatement vers la bibliothèque. C’est là, sur l’étagère du bas, que son père garde les vieux journaux et les papiers avec les notes dont il n’a plus besoin. Il y en a toute une pile, mais il se la rappelait plus haute. La domestique, cette imbécile, doit déjà avoir fait un massacre pour allumer le poêle et nettoyer les vitres. Il trouve des dizaines de lettres commençant par Honorable ou Excellence, toutes interrompues après quelques lignes, des brouillons de discours regorgeant de soulignages et de points d’exclamation, des journaux, encore des journaux, et puis un bout de papier avec des chiffres écrits au crayon. Italo identifie l’écriture, pointue et dénuée de ces fioritures qui plaisent tant à son père. Celle de l’officier allemand. Sur le feuillet suivant, il reconnaît un étrange schéma rempli de carrés et de lignes pointillées. En-dessous, d’autres lettres inachevées de son père – il y en a tant, suffisamment pour lui souhaiter une crampe éternelle à la main. Finalement, juste avant le dernier journal, maltraitée par le poids de tout ce papier, voilà la feuille qu’il cherchait. Et la confirmation que ses souvenirs étaient exacts.
Maintenant tout est clair. Très clair, conclut Italo.