LES EXPLICATIONS DE SŒUR AGNESE
Dans la partie la plus cachée du jardin de l’orphelinat, encadré par deux lauriers roses, se trouve un banc en marbre. Vanda l’appelle le Banc des excuses. C’est là que sœur Agnese l’emmène lorsqu’elle veut la réprimander. Pas un mot tandis qu’elle la prend par la main, ni pendant la traversée du jardin. C’est une sorte de règle du jeu, il faut qu’elles soient assises précisément là-bas, sinon ça ne compte pas. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un privilège, songe Vanda : ses camarades, la sœur les gronde n’importe où, elle non.
Sœur Agnese est grande, se tient droite et, contrairement aux autres religieuses qui ont des manières de paysannes, elle marche avec l’élégance des femmes riches. Quand elle parle, on dirait toujours qu’elle cherche à économiser son souffle, avec un ton très persuasif, presque déloyal.
« Tu t’es de nouveau échappée.
— Non, sœur Agnese.
— Dis-moi la vérité, Vanda. Tu t’es échappée ? »
Vanda, tête basse, lisse l’ourlet de sa robe.
« Je ne me suis pas échappée. »
La sœur lui caresse une joue en soulevant son visage. Comme tous les grands, elle est convaincue que les enfants ne réussissent pas à mentir quand on les regarde dans les yeux, alors que c’est juste une question d’entraînement.
« C’est la vérité, poursuit la petite avec toute l’innocence dont elle est capable. Je suis partie en marchant. Si on marche, on ne s’échappe pas ? »
Ne pas sourire, ne pas l’embrasser, s’impose sœur Agnese en serrant les dents.
« C’est une période difficile, vous êtes tellement nombreuses, et les filles plus mûres comme toi devraient nous aider à assurer la discipline. Tu me promets qu’à partir de demain tu ne t’enfuiras plus, même en marchant, pendant au moins une semaine ? »
Vanda se met à se balancer sur ses jambes. À soupirer. À jouer avec une mèche de cheveux.
« On peut dire à partir d’après-demain ? Demain j’ai rendez-vous avec Italo pour une affaire vraiment importante. Et j’ai déjà récité les dix Ave Maria et les deux Salve Regina. Pour prendre de l’avance. »
Sœur Agnese sait qu’elle devrait aimer de la même façon toutes les orphelines. Il y a des minois doux et ingénus qui arrachent des baisers, des filles éveillées et indépendantes qui ressemblent à de petites héroïnes de roman, mais Vanda est spéciale. Elle est destinée à ne jamais s’en aller. Aucun visiteur ne se laissera attendrir par ce visage rond et disgracieux, aucun n’aura envie d’étreindre ce corps aussi massif. Elle ne sera la fille de personne, Vanda, donc elle sera la mienne, pense Agnese en faisant immédiatement le signe de croix. Dieu dissimule parfois la beauté pour que rares soient les élus à en jouir.
Vanda a les jambes plus épaisses que toutes les autres, pourtant elle seule réussit à s’échapper avec autant de légèreté, comme si des ailes de colibri vibraient autour de ses chevilles. Aucune n’a dans le regard cette nuance de mélancolie si adulte. Aucune. Elle a été abandonnée devant la porte de l’orphelinat enveloppée dans une écharpe de laine, avec dans ses langes un petit mot écrit au charbon dans une langue si truffée de fautes de grammaire que la mère supérieure avait invoqué au moins trois fois la piété divine en le lisant.
Le bébé avait alors été confié à sœur Agnese, encore toute jeune, et il fut tout de suite évident que ces deux-là n’auraient jamais une relation ordinaire. Vanda, qui n’avait pas cessé de dormir, ouvrit grands les yeux à l’instant même où la religieuse la prenait dans ses bras, et l’observa longuement avec le regard émerveillé de tous les nouveau-nés. Puis, plissant les yeux, elle parut en conclure que oui, ça pouvait aller, alors elle agrippa immédiatement son sein de ses menottes déjà fortes et se mit à mordiller voracement la robe à la recherche du mamelon.
« Sœur Agnese, où vont les trains des Allemands ?
— Pourquoi tu t’intéresses aux trains des Allemands ?
— Par curiosité. »
Ce n’est pas seulement de la curiosité, Agnese le comprend sur-le-champ. La petite veut avoir des nouvelles de Riccardo. Elle sait bien qu’il y a toujours une fille qui tente d’espionner les conversations des sœurs, mais en rentrant du ghetto elle était trop bouleversée pour s’en souvenir. Les orphelines sont des âmes sensibles aux malheurs du monde, elles pensent que toutes les mauvaises choses peuvent leur arriver à elles aussi un jour ou l’autre.
« Ils vont probablement vers le nord », lui répond-elle sur un ton évasif.
Vanda hoche la tête. Mais ne lâche pas.
« Vers un endroit très loin ?
— Non, un peu loin mais pas trop, s’empresse de la rassurer Agnese. Pourquoi ces questions ?
— La mère supérieure dit que lorsque j’ai des doutes, je dois prier. C’est ce que je fais, mais je dois me tromper quelque part car les doutes restent. Et alors je préfère vous le demander.
— Tu pries très bien.
— Alors comment se fait-il que les réponses ne m’arrivent pas ?
— Dieu fait les choses comme il faut. Les réponses, Il les donne à un moment que nous n’aurions jamais imaginé, si bien que nous ne les oublierons jamais. »
Je sais de quoi je parle, ma petite, crois-moi, songe Agnese. J’ai prié toute une nuit pour que les fonds arrivent afin d’embellir cet orphelinat et le matin suivant, c’est toi qui es arrivée.