LES EXPLICATIONS DU GRAND-PÈRE

Cosimo se maudit. Il a vu Italo décamper et laissé Vanda retourner à l’orphelinat sans poser la question principale : d’accord, ils ont emmené Riccardo dans un train, mais ils nous le ramènent quand ? Il va devoir patienter jusqu’au lendemain pour la réponse, et il n’est pas doué pour ce genre de chose. Il ne réussit pas à se changer les idées, même pendant le repas, d’autant que la soupe qu’a préparée son grand-père est immangeable, elle a un goût d’eau et de sel. Inutile de se plaindre. Pissedessous II le sait bien : il avale une cuillerée après l’autre en silence, uniquement pour s’entendre féliciter. Alors Cosimo ingurgite la soupe lentement, avec un bruit de succion qui, intercalé entre celui, retentissant, du grand-père et celui, tout petit, de son frère, crée une drôle de mélodie descendante, idéale pour ne pas penser au goût.

« Grand-père, pourquoi ils volent les Juifs ? »

Le vieux lève les yeux, l’air soupçonneux, comme il le fait lorsqu’un bruit soudain et indéchiffrable vient troubler le silence vespéral.

« Ils ne les volent pas. Ils les emmènent.

— Pourquoi ?

— Parce que ce sont des emmerdeurs, comme ton père », répond-il sur un ton qui met fin à la conversation.

Une succion sonore et nerveuse, une modérée, une petite.

« Riccardo je le connais bien, il est pas comme Papa. Ses parents peut-être, mais lui non.

— Bravo, mais maintenant mange.

— Tu le sais, toi, où ils les ont emmenés ?

— Non. »

Une succion sonore, une modérée, une petite.

« Et comment on fait pour le savoir ?

— En quoi ça te regarde ? » éructe le grand-père en tapant du poing sur la table.

Une succion modérée. Un regard soumis de brave garçon.

« En rien, c’est juste qu’à mon avis les Allemands savent pas que Riccardo est gentil. Alors on pourrait aller leur parler, comme ça ils nous le rendraient peut-être. »

La guerre qu’il a faite, lui, avait un sens, songe le grand-père. Il fallait repousser les Autrichiens. Alors que celle-ci, il n’y comprend rien. Ils ont envoyé les jeunes gens en Grèce, en Afrique et en Russie, or personne ne devrait jamais combattre en dehors de son pays. Quand on fait cela, on finit par perdre tôt ou tard. Et puis tous ces nouveaux ennemis. À entendre les fascistes, il devrait dénoncer la moitié de ses camarades de tranchée et de ses collègues de travail. Mais il en a vu des choses, il sait comment va le monde. Quand un homme politique désigne un ennemi, il faut y réfléchir à deux fois avant de l’écouter. Le véritable ennemi, il est facile à reconnaître, c’est celui qui s’enrichit avec la guerre, n’importe quel type de guerre. Autre chose que l’empire et les frontières sacrées, on ne le berne plus avec ça. Pour lui, le seul empire c’est la famille, et la frontière sacrée c’est la porte de la maison.

« Ne va pas te mettre des idées bizarres en tête, dit-il en agitant sa cuiller devant le visage de son petit-fils. On n’ira parler à personne. Regarde comment ton père a terminé. Il faut penser à nous avant tout, pas comme lui. Il avait des questions de principe, ton paternel. Il s’en fichait, que son fils soit déjà orphelin de mère et qu’il ait besoin de tout sauf d’un père emmerdeur. »

Cosimo baisse la tête, comme s’il cherchait à esquiver les mots.

Une succion sonore, une petite.

« Il se fichait de moi ?

— Il se fichait de tout le monde. »

Une succion sonore, une petite.

« Et c’est mal, non ?

— Évidemment ! »

Une succion modérée, impassible.

« Donc moi je devrais pas m’en ficher, de Riccardo. »

Pour les claques, le grand-père a un talent particulier. Il réussit à en flanquer qui font valser la tête sans même avoir écarté le bras. La plupart du temps, Cosimo ne les voit pas partir. Il se masse la joue et baisse la tête pour cacher ses larmes à ce morveux de Pissedessous II qui, en tant que tel, baisse la tête lui aussi, le regarde et glousse.

« C’est inutile. T’es un emmerdeur comme ton père. Même race », bougonne le vieux.