Je suis très ému de recevoir ce prix qui porte le nom de Sophie et Hans Scholl, et j’aimerais vous expliquer pourquoi il est si important et si significatif à mes yeux.
Il y a quelques années, un Juif d’un certain âge m’a raconté l’histoire suivante : durant son adolescence, à Vilnius déjà occupée par les nazis, un jour, il jouait au football dans la cour de son école. Juifs et chrétiens jouaient ensemble, et la partie était excitante et acharnée quand, soudain, des haut-parleurs retentirent dans toute la ville et annoncèrent une « action ».
Peu après, des soldats allemands firent irruption dans la cour d’école et arrêtèrent les jeunes Juifs. Une heure plus tard, ces jeunes gens se retrouvaient dans le train qui les convoyait vers l’extermination. Ce train longea la cour d’école. Les jeunes Juifs risquèrent un œil à travers les fentes du wagon et virent leurs camarades poursuivre la partie.
Une anecdote infime, qui n’est pas particulièrement dramatique. À cette époque, comme on le sait, d’autres événements bien plus effroyables se produisaient. Néanmoins, depuis que je l’ai entendue, cette histoire ne me quitte plus. Avant tout, elle m’en dit long sur une aptitude douteuse et ô combien raffinée de l’homme : il peut décider d’ignorer ce qui se déroule sous ses yeux. Il peut décider de ne pas en prendre conscience. Simplement, fermer les yeux et poursuivre son chemin, comme si rien ne s’était passé.
Aujourd’hui, vous me décernez ce prix honorable nommé d’après des jeunes gens qui ont pris la décision la plus difficile et la plus dangereuse qui soit pour eux : ne pas fermer les yeux. Ne pas poursuivre leur chemin comme s’il ne se passait rien. Au contraire : ils ont décidé de tout voir. Ils ont poursuivi leur chemin, les yeux grands ouverts, et ont médité en leur conscience ce que leurs yeux voyaient.
Et, constatant ce qu’ils voyaient, ils ont osé appeler les choses par leur nom. Ils ont nommé le crime, crime, et le mal, mal, et la folie, folie. Ils ont refusé d’utiliser la langue et les schémas de pensée que les autorités, l’armée, la presse, le système formidable de propagande et tout « l’air du temps » leur avaient assignés. Le jour de leur procès, le président du tribunal du peuple se tourna vers eux en leur demandant d’expliquer leurs actes, et Sophie Scholl, dans sa candeur sincère et lucide, lui répondit : « Après tout, quelqu’un devait commencer. »
Ils ont donc commencé. C’était très courageux. J’ignore lequel d’entre nous, ici dans cette salle, aurait été capable d’agir comme ils ont agi. J’ignore si, moi-même, j’aurais été capable de faire ce qu’ils ont fait. Je ne sais pas si j’aurais eu le courage d’être aussi différent, aussi solitaire, aussi fidèle à moi-même au milieu d’une société tout entière – au cœur de tout un peuple – qui pensait autrement et agissait autrement. Je veux croire que oui, mais ce serait vous mentir si j’affirmais que j’en suis sûr.
J’ai écrit Voir ci-dessous : amour, un roman sur la Shoah, afin d’essayer de répondre, entre autres, à cette question précise : Comment me serais-je conduit si j’avais vécu à cette époque ? Aurais-je osé, aurais-je été capable de rester moi-même au cœur d’un tourbillon aussi violent, aussi généralisé et aussi total ? Il va de soi que je me suis d’abord demandé comment je me serais comporté en tant que Juif. Soit quelqu’un auquel tout ce qui lui était cher a été arraché et qui lui-même était promis à l’extermination ? Comment aurais-je tenté – et aurais-je eu la force – de préserver mon identité intime, mon étincelle humaine, dans une situation programmée entièrement pour m’effacer de la surface de la terre, de la conscience ?
Mais une autre question me taraudait pendant l’écriture de Voir ci-dessous : amour : Si j’avais été un Allemand en ce temps-là, aurais-je été capable de résister à la vague puissante qui submergeait et emportait presque toute la nation allemande ? Aurais-je été capable de trouver en moi-même les anticorps à la fièvre nationaliste, raciste, virulente, qui s’était emparée de tout un peuple ? Aurais-je réussi à discerner à temps les points où je commençais à collaborer avec le système et ses rouages si perfectionnés qui devaient conduire des individus normaux, équilibrés et à peu près moraux, à renoncer peu à peu à leur liberté de jugement, à leur libre arbitre et aux valeurs éthiques universelles selon lesquelles ils avaient vécu jusqu’alors ?
J’ai du mal à parler de la Shoah devant des Allemands. Presque toujours, j’ai le sentiment d’échouer à exprimer avec précision ce que je veux dire. Il y a toujours une légère distorsion, une hypersensibilité, une exagération. Parfois, au lieu de traduire ma douleur intime, je me surprends à parler comme une sorte de « représentant ». Je me soupçonne sans cesse et vérifie si je ne recours pas, à mon corps défendant, à je ne sais quelle manipulation émotionnelle là où une clarté absolue serait nécessaire. Je sais à quel point l’outrage, par exemple, est le sentiment qui domine en moi, lorsque je réfléchis à ce qui s’est passé pendant la Shoah. Ni la haine ni la soif de vengeance, mais un outrage amer parce que des êtres humains ont infligé cela à d’autres êtres humains.
Et je sais qu’il n’existe pas d’autre sentiment comme l’offense pour enfoncer un individu dans une sorte d’amertume vaincue, aigrie – humiliante, pour tout dire.
Or, voilà que le cas de Sophie et de Hans Scholl, et celui de leurs camarades du réseau de résistance allemande « La Rose blanche », me permet, et peut-être à d’autres que moi, d’évoquer ce qui est arrivé ici, à Munich, en Allemagne et en Europe, sans être l’otage de cette offense.
Sophie et Hans Scholl, avec leurs camarades, ont formé une minuscule cellule de résistance audacieuse au cœur d’une réalité où l’on préférait se taire et fermer les yeux, où l’on se laissait entraîner par la vague d’instincts nationalistes et racistes. Pour autant qu’il fût rare, leur acte formule ce simple fait – et, pourtant, si difficile à concrétiser – que, dans toute situation, ou presque, persiste une certaine dose de libre arbitre ; que, même dans un espace où règne l’arbitraire total, chaque individu dispose d’une marge pour se définir de façon différente, autonome, et, ainsi, se libérer de l’emprise absolue de ce système.
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L’arbitraire et la tyrannie, et la façon dont les humains les affrontent, sont au centre de toutes mes œuvres. Dans presque tous mes ouvrages transparait la tentative – ou l’aspiration – de créer des « cellules » quasi clandestines de libre volonté, d’individualisme et d’idiosyncrasie au cœur même d’une réalité caractérisée par l’arbitraire, la coercition et l’exclusion. Les personnages que je crée luttent, presque toujours, contre un « système » quelconque, inflexible, indifférent, obtus, que ce soit dans la situation dégradante d’une occupation militaire ou que ce soit dans la manière dont nous apprenons à nous accommoder de l’arbitraire originel qui nous est si familier, nous, êtres humains, l’arbitraire du corps et la manière dont notre âme – libre, élastique, infinie en apparence – est contrainte de s’habituer à la dimension physique bornée. À toute cette bureaucratie complexe du corps.
Dans d’autres de mes livres et, surtout, dans Une femme fuyant l’annonce, je me suis efforcé de décrire notamment les conditions réelles de l’existence dans l’Israël contemporain. Le danger de succomber aux frayeurs et à la perte d’espoir que le conflit prolongé avec les pays arabes provoque. L’effort surhumain de protéger la bulle familiale délicate, intime et vulnérable, au cœur d’une réalité brutale et violente.
Lorsqu’on considère aujourd’hui les Israéliens – et les Palestiniens –, il est loisible de repérer comment la tyrannie extrinsèque de la « situation », dans laquelle ils demeurent piégés, s’infiltre dans les cellules les plus intimes des deux peuples. Comment, depuis des décennies, ils sont asservis à un mécanisme presque pavlovien de représailles, de désespoir, suivis, aussitôt, d’une euphorie très brève ; on peut constater comment nous tous, Israéliens et Palestiniens, sommes devenus captifs d’une situation dans laquelle, de jour en jour, nous jouissons de moins en moins de liberté d’action, de liberté de pensée, de libre arbitre.
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Cela fait déjà trente ans que j’écris, et, désormais, je sais : chaque fois que j’ai traité de la lutte contre tel ou tel arbitraire, j’ai redécouvert que si je décrivais avec précision, autant que possible, la relation entre l’individu et cet arbitraire, quelque chose changeait en moi. Quelque chose se libérait en moi. Si je m’acharnais davantage sur la précision de la description, l’exactitude des sensations, sur la minutie des nuances les plus délicates de ce combat, si je me redéfinissais, avec mes propres mots, au cœur de la situation qui se figeait autour de moi, alors je progressais d’un millimètre de plus dans l’intervalle entre moi et ce qui, auparavant, m’avait paru inaccessible.
Non que j’aie trouvé une meilleure façon de vivre en paix avec les contradictions entre le corps et l’esprit. Non que j’aie encore compris comment un homme peut être capable de s’annihiler au point de faire partie de la machine d’extermination. Et non que, si je décrivais avec minutie les méfaits de l’occupation militaire, cette dernière s’abolirait d’elle-même. Mais ma position intime face à l’immuable s’est elle-même métamorphosée. Dès que j’ai commencé à écrire, je n’étais plus à la merci de l’arbitraire – quel qu’il soit – au lieu d’être pétrifié devant l’acte d’écrire. Dans des situations qui nous semblent éternelles, absolues et monolithiques – décret des cieux ou des humains –, de nouvelles nuances se révélaient à moi. Je me créais une liberté de mouvement dans mes rapports avec elles. Face à ce qui, plus tôt, me paralysait de peur et de désespoir, j’étais libre d’évoluer. Je n’étais plus une victime.
Et pour moi, en tant que Juif et Israélien, l’homme que je suis aujourd’hui, avec toutes les épreuves que j’ai traversées et avec ce que j’ai enduré ces dernières années, la sensation de ne pas être une victime, et de ne pas être contraint de subir un arbitraire quelconque, incarne ma réussite la plus réconfortante.
Le titre « Résister en dépit de toutes les violences », s’inspire du vers de Goethe, « Allen Gewalten zum Trotz sich erhalten », que le père de Hans Scholl lui répétait dans son enfance. Ce sont les mots que Hans écrivit au crayon sur le mur de son cachot, quelques minutes avant d’être mené à la guillotine.
Même si, à la fin, Sophie et Hans Scholl ont été assassinés par le système qui prévalait alors, ils n’en furent pas les victimes, dans le sens le plus profond du terme. Au cœur d’une réalité tyrannique et totalitaire, ils se sont fixé leurs propres lois, leurs propres valeurs. Dans le lieu et à l’époque où des millions d’êtres humains hurlaient tous ensemble « Nous », eux ont dit « Je ».
Y a-t-il un plus grand courage, une plus grande liberté ?
Je vous remercie de m’avoir jugé digne de recevoir ce prix qui porte leurs noms.
Traduit par Jean-Luc Allouche