3.

Combattre l’arbitraire


(Discours prononcé à l’occasion de la remise du prix de la Paix par l’Union des éditeurs allemands, Paulskirche, Foire du livre de Francfort, 10 octobre 2010.)

Mesdames et messieurs,

Quand j’ai commencé à écrire mon roman Une femme fuyant l’annonce, je savais que je voulais raconter l’histoire d’Israël, un pays qui, depuis plus de cent ans – avant même d’être un État –, ne connaît que la guerre. Et je savais que ce serait à travers l’histoire privée et intime d’une famille.

Sans doute conviendrez-vous avec moi que le drame le plus grand et le plus authentique de l’humanité est celui de la famille. Et ce drame n’épargne personne, puisque chacun d’entre nous a vu le jour au sein d’une famille. À mes yeux, les moments les plus significatifs de l’histoire de l’humanité ne se sont pas produits sur les champs de bataille, ni dans les salles de palais, ni dans les couloirs de parlements, mais, précisément, dans les cuisines, les chambres à coucher et les chambres d’enfants.

Dans mon ouvrage, je désirais montrer comment le conflit proche-oriental « irradie » sa brutalité au cœur de la fragile et délicate bulle familiale et comment – inéluctablement – il en transforme sa texture la plus intime.

Je me suis efforcé de décrire le combat que mènent les individus piégés dans ce conflit, ou tout autre conflit sanglant et prolongé, afin de préserver le tissu diaphane et complexe des rapports humains, de la tendresse, de la sensibilité, de la compassion, dans une situation tout entière forgée par l’inflexibilité et l’apathie, l’occultation de la figure individuelle. Parfois, je compare cette tentative de maintenir tout cela, alors que la guerre fait rage, à une marche, chandelle à la main, au cœur d’une tempête déchaînée.

Permettez-moi de vous guider au cœur de cette tempête, chandelle à la main.

Si vous me demandiez quel est mon vœu le plus cher quant au conflit israélo-palestinien, je vous répondrais évidemment : qu’il s’achève, qu’il soit résolu et que la paix s’établisse. Mais sans doute insisteriez-vous : « Supposons qu’il se prolonge encore longtemps, quel serait votre souhait le plus ardent jusqu’à ce moment-là ? »

Après votre question, je ressentirais sûrement un pincement au cœur et je vous répondrais : j’aimerais apprendre à m’exposer autant que possible à toutes les horreurs et à toutes les injustices, grandes ou petites, que le conflit produit chaque jour, sans me refermer devant elles, sans me protéger contre elles, sans me laisser blesser par elles.

Pour moi, être un homme – un mentsch, en yiddish – dans un conflit aussi prolongé que celui-ci signifie surtout observer, garder les yeux ouverts, tout le temps, autant que je le puis. Je ne possède pas toujours la force d’âme pour cela. Mais je sais que je dois au moins m’acharner, savoir ce qui se passe, savoir quels actes sont commis en mon nom, des actes auxquels je suis associé bien que je les désapprouve totalement. Je dois les voir, pour réagir, pour dire – à moi-même et aux autres – ce que je ressens face à eux. Je dois les nommer avec mes termes et avec mes mots, mais ne pas me laisser séduire par les formules et les mots que le gouvernement, ou l’armée, ou mes propres angoisses – ou mon ennemi aussi – s’efforcent de me dicter.

Sans oublier – ce qui est parfois le plus difficile – que celui qui se dresse devant moi, mon ennemi, qui me hait et me considère comme une menace à sa propre existence, est, lui aussi, un être humain, avec une famille et des enfants, avec sa conception de la justice et ses aspirations, avec son désespoir et ses peurs, et ses angles morts.

 

Aujourd’hui, puisque vous me décernez le prestigieux « prix de la Paix », j’aimerais parler de la paix. Il est vital de parler de la paix, de s’entêter à parler de la paix, surtout dans une réalité comme la nôtre. Il importe de pratiquer un acte de réanimation permanent et intense dans la conscience affolée et paralysée des Israéliens et des Palestiniens aux yeux desquels le mot shalom, « paix », est quasiment synonyme d’illusion, de chimère, sinon de mort.

Car, après cent ans de guerres, et des décennies d’occupation et de terrorisme, la majorité des Israéliens et des Palestiniens ne croit plus en la perspective d’une paix véritable. Ils n’osent même pas imaginer à quoi ressemblerait une situation de paix. La plupart d’entre eux se sont en secret résignés à l’existence d’une sorte de diktat du destin qui les condamne à passer leur vie enfermés dans le cercle vicieux de la violence et des massacres.

Or, celui qui a renoncé à une possibilité de paix est déjà vaincu et, en fait, s’est condamné à la fatalité d’une guerre interminable. Parfois, il convient de rappeler – et, a fortiori, du haut de cette tribune respectable – ce qui va de soi : les deux parties, Israéliens et Palestiniens, ont le droit de vivre en paix, de connaître une vie libérée de l’occupation, du terrorisme, de la haine. Les uns comme les autres ont le droit de vivre honorablement comme individus et comme peuples indépendants dans leur État souverain, et de guérir des blessures que cent ans de guerre leur ont infligées. Non seulement ils en ont le droit, mais la paix leur est nécessaire de manière véritablement existentielle.

Je suis incapable de parler des espoirs des Palestiniens au regard de la paix. Je n’ai pas le droit de rêver à leur place. Je ne peux que leur souhaiter, du plus profond du cœur, qu’ils connaissent rapidement une telle vie, de liberté et de souveraineté, après des générations de sujétion et d’occupation par les Turcs, les Anglais, les Égyptiens, les Jordaniens et les Israéliens ; qu’ils érigent leur nation et leur État en une démocratie ; qu’ils goûtent le bonheur d’élever leurs enfants sans crainte. Qu’ils jouissent véritablement d’une existence normale que l’état de paix accorde à n’importe quel être humain.

En revanche, je peux parler de mes propres espoirs et de mes aspirations en tant qu’Israélien, en tant que Juif.

À mes yeux, la « paix » ne désigne pas uniquement la fin de la guerre, avec toutes ses horreurs. Elle permet l’établissement de relations de totale confiance entre Israël et ses voisins. Une paix véritable, pour Israël, lui offrirait la chance d’avoir une place légitime dans le monde. Et l’occasion de guérir peu à peu des ravages causés par deux mille ans d’exil, de dispersion et de persécutions, d’antisémitisme et de démonisation. Et peut-être – si cette paix fragile perdure, et si Israël consolide son existence et parvient à tirer profit de son énorme potentiel humain, spirituel et culturel –, le sentiment d’extranéité, le sentiment de solitude existentielle qui ont toujours accompagné l’homme juif et le peuple juif, au sein des autres peuples, se dissiperont-ils.

Si la paix advenait, Israël aurait, enfin, des frontières. Ce n’est pas un fait anodin, et surtout pas pour un peuple qui, pendant la majeure partie de son histoire, a vécu dispersé au milieu d’autres peuples et a subi bon nombre de catastrophes en raison de ces circonstances. Imaginez : après soixante-deux ans Israël ne possède toujours pas de frontières définitives. Environ tous les dix ans, ses frontières bougent, évoluent, se distendent ou se contractent. Dans notre univers, quiconque ne dispose pas de frontières définies ressemble au résident d’une maison dont les murs bougent sans cesse, où le sol tremble en permanence sous ses pieds. À quelqu’un qui ne jouit pas d’un chez-soi véritable.

Malgré sa redoutable puissance militaire, Israël n’a pas encore réussi à offrir à chacun de ses citoyens la sensation naturelle, apaisante, de vivre en sûreté dans son foyer et dans son pays. Israël a échoué – quelle tragédie ! – à guérir l’homme juif de son amère perception fondamentale : celle de ne s’être presque jamais senti chez lui dans le monde.

Or, Israël a été créé pour donner un foyer à l’homme juif et au peuple juif. C’était la vision grandiose qui a permis la naissance de l’État d’Israël. Mais tant qu’il n’y aura pas la paix, tant qu’il n’existera pas de frontières reconnues et définitives, ni de sentiment de sécurité véritable, nous n’aurons pas, nous Israéliens, le foyer que nous méritons et dont nous avons besoin. Nous ne nous sentirons pas chez nous dans le monde.

Une pensée vous vient sans doute à l’esprit : certains des propos énoncés par un Juif, un Israélien, en Allemagne, ont une résonance à nulle autre pareille ailleurs dans le monde. Ce que j’évoque ici – les mots que j’utilise, la pulsation de la mémoire qu’ils réveillent – émane de la blessure de la Shoah et me renvoie leur écho. Que ce soit dans la sphère la plus intime, le rapport entre l’individu et lui-même, sa famille et ses amis, ou que ce soit dans la sphère publique, politique, militaire, bien des choses en Israël procèdent du dialogue avec la Shoah et de la manière dont la Shoah a forgé la conscience juive et israélienne. En m’exprimant ici, dans la Paulskirche, l’église Saint-Paul – où, en 1848, le premier parlement issu d’élections libres s’est réuni et a posé les bases de la démocratie en Allemagne –, mes propos aussi, tel le pigeon voyageur de la Shoah, retournent toujours « là-bas ».

Mais, en même temps – et sans vouloir établir des comparaisons inconvenantes avec des situations historiques totalement différentes –, je me rends compte qu’ici, en Allemagne, on peut voir comment un peuple est parvenu à se relever non seulement de la destruction physique mais encore à se transcender du lieu même où l’humanité a été réduite en miettes et où ont été transgressés toutes ses limites et ses freins, comment il s’est engagé en faveur des valeurs éthiques et démocratiques et a éduqué sa jeunesse en vue d’une conception du monde pacifique.

Revenons à notre réalité contemporaine, au Proche-Orient. Seule la paix pourra guérir Israël de l’angoisse profonde qui étreint le cœur de ses citoyens quant à l’espoir d’avoir un avenir, pour eux et leurs enfants. Il me semble qu’il n’existe pas d’autre pays au monde vivant dans une telle peur existentielle. Lorsque vous lisez dans la presse que l’Allemagne planifie des projets nationaux grandioses à l’horizon de 2030, cela vous paraît normal et logique. Mais aucun Israélien ne ferait jamais de tels projets à si longue échéance. Lorsque je songe à Israël en 2030, je sens mon cœur se serrer, comme si, en osant me permettre une si vaste « quantité » d’avenir, j’enfreignais un quelconque tabou.

Seule la paix donnera un foyer à Israël, un avenir et une continuité des générations. Et seule la paix nous permettra, à nous Israéliens, d’éprouver une situation – ou une sensation – que nous n’avons jamais ressentie : une existence stable.

Celui qui, pendant la majeure partie de son histoire, a été déraciné, exilé, errant, pourchassé, expulsé plus souvent qu’à son tour, suspendu entre la vie et l’anéantissement, celui qui a vécu ainsi pendant des millénaires, ne peut qu’aspirer à une existence stable, au sentiment que l’existence de son peuple est assurée sur sa terre. Un peuple qui plonge ses racines dans son sol, dont les frontières sont défendues et reconnues par la communauté internationale ; qui est accepté par ses voisins, lesquels nouent avec lui des liens et l’insèrent dans la trame de leur vie. Qui dispose d’un avenir devant lui. Qu’il ait enfin sa place dans le monde.

Me voici donc à parler devant vous de la paix. Comme c’est étrange : moi qui n’ai jamais connu un seul instant de paix véritable dans ma vie, je viens vous parler de la paix. Mais, compte tenu de ce que je connais de la guerre, je revendique le privilège de parler de la paix.

Cela fait de nombreuses années que mon existence, et mes livres, se déroulent sans cesse au cœur de ce mélange de guerre, de peur de la guerre et de ses conséquences, un mélange de crainte pour Israël et tous les êtres chers qui y vivent, de lutte pour le droit de mener une vie privée, intime, dénuée d’héroïsme, dans une situation où l’individu est de plus en plus « nationalisé » par la guerre. Avec pour seul secours une chandelle au cœur de la tempête.

Et plus je constate l’ampleur de la destruction et des ravages sur la vie à l’ombre de la guerre, plus augmente mon besoin d’écrire, de créer, de réclamer mon droit à l’individualité, mon droit à dire « je » et non « nous ».

La guerre, par nature, efface les nuances que crée la spécificité personnelle et intime, le prodige unique qu’incarne chaque individu. Et avec la violence, elle dénie aussi la ressemblance entre les êtres, tout ce qui les rattache, le partage de la destinée humaine.

La littérature – non seulement l’écriture de livres mais encore la lecture – est l’exact opposé de tout cela. Elle incarne l’engagement total à l’égard de l’individu, de son droit à être unique, et aussi à partager le sort du genre humain tout entier. La littérature incite à s’émerveiller devant le mystère de l’être humain, sa complexité, sa richesse, sa part secrète.

Lorsque j’écris, je m’acharne de toutes mes forces à libérer chaque personnage de l’aliénation et de la banalité, de l’emprise du stéréotype, du cliché et du préjugé. Lorsque je rédige un roman, je lutte parfois pendant des années pour essayer de comprendre toutes les facettes d’un être humain : devenir elle-même.

Il y a quelque chose de tendre, de presque maternel, dans la façon dont un écrivain se montre attentif, tous ses sens mobilisés, aux inflexions des émotions et des sentiments qui agitent le personnage qu’il crée. Une sorte de mise à nu et d’abandon de soi dans la disposition de l’écrivain à se vouer au personnage qu’il façonne et à oublier de se protéger lui-même. C’est peut-être la chose la plus extraordinaire que la littérature puisse offrir à celui qui vit au cœur de la guerre, à celui qui vit dans des conditions d’extranéité, de discrimination, de pauvreté, d’exil, avec le sentiment que son ego est sans cesse annihilé : la littérature détient le pouvoir de nous restituer notre figure humaine.

Mesdames et messieurs,

En ouverture de mon discours, je vous ai raconté comment j’ai commencé à écrire Une femme fuyant l’annonce. Vous savez peut-être qu’il s’agit de l’histoire d’un soldat israélien parti à la guerre, dont le sort angoisse sa mère qui fuit sa maison afin d’échapper à l’annonce funeste de son décès éventuel au front.

Trois ans et trois mois après que j’ai commencé à écrire ce livre, la deuxième guerre du Liban a éclaté. Elle a été déclenchée par une attaque surprise du Hezbollah contre une unité israélienne patrouillant à la frontière, sur le territoire d’Israël.

Au soir du samedi 12 août 2006, quelques heures avant la fin des hostilités, mon fils Uri a été tué avec les trois hommes d’équipage de son tank par une roquette tirée par le Hezbollah.

Je vous aurais volontiers parlé d’Uri, mais je n’en suis pas capable. Je ne dirai que ceci : imaginez un homme jeune, à l’aube de sa vie, avec toutes les espérances, l’enthousiasme, la joie de vivre, la candeur, l’humour et les aspirations d’un jeune homme. Il était ainsi, et, comme lui, des milliers et des dizaines de milliers de ses semblables, Israéliens et Palestiniens, Libanais et Syriens, Jordaniens et Égyptiens qui ont perdu – et continuent à perdre – la vie dans ce conflit.

Au lendemain des sept jours de deuil, je suis retourné à ma table de travail et à l’écriture de mon roman.

Lorsque le malheur frappe un être humain, l’une des sensations les plus violentes qu’il éprouve est celle de l’exil. Il a été coupé de tout ce en quoi il avait confiance, de tout ce qu’il croyait, de tout le récit de son existence. Brusquement, plus rien ne va de soi.

Pour moi, le retour à l’écriture après ce malheur fut une réaction instinctive : le sentiment que l’écriture serait le moyen par lequel je pourrais – en un certain sens – revenir d’exil.

J’ai repris l’écriture. Je suis retourné à mon roman qui, d’une étrange façon, demeurait l’un des rares lieux de ma vie que je pouvais comprendre. Je me suis assis à ma table de travail et j’ai commencé à recoudre les fils déchirés dans mon roman. Au bout de quelques semaines, j’ai ressenti, pour la première fois, et avec quelque stupeur, le plaisir d’écrire. Je me suis retrouvé à chercher pendant des heures le mot exactement approprié à une certaine émotion que je décrivais. J’ai vu que je n’étais pas disposé à me contenter d’un mot différent qui ne rendrait pas pleinement les nuances de ce sentiment. À certains moments, je m’étonnais de moi-même de ce que quelque chose de si infime pût, de toute façon, m’intéresser alors qu’autour de moi le monde avait sombré. Mais lorsque je trouvais le mot correct, j’éprouvais un apaisement – que j’avais cru ne plus jamais connaître –, la satisfaction de réaliser quelque chose dans les règles au cœur de cet univers chaotique. Parfois, je me sentais comme un homme après un tremblement de terre : il émerge des décombres de sa maison, regarde autour de lui, s’assoit à même le sol, puis entreprend de poser une brique sur l’autre.

J’étais sur ma chaise et j’écrivais. Peu à peu, me revenaient le plaisir de l’imagination, l’invention, la fièvre du jeu et de la découverte qui vibrent en tout acte créateur. J’ai inventé des personnages, je leur ai insufflé la vie, la chaleur, l’imagination, que je croyais ne plus trouver en moi. Je leur ai offert une réalité, une routine. J’ai découvert en moi, de nouveau, la volonté d’atteindre chaque nuance d’une sensation, d’une réalité et toutes les finesses des relations humaines. De ne plus redouter la douleur que cette approche provoque, parfois.

De nouveau, j’ai découvert que, pour moi, l’écriture est la meilleure arme pour combattre l’arbitraire – n’importe quel arbitraire – et la sensation de lui être livré comme une victime impuissante. J’ai appris que, dans certaines circonstances, l’unique liberté laissée à l’individu est celle de décrire, dans ses propres mots, la destinée qui lui a été imposée. Parfois, cela permet de sortir de cet état de victime.

Cela vaut pour l’être humain tout autant que pour les sociétés et les peuples. Je souhaite que mon pays, Israël, puisse trouver la force de réécrire son récit. Qu’il sache affronter, de manière inédite et courageuse, son histoire tragique et se récréer à partir d’elle. Que nous trouvions les ressources intérieures nécessaires afin de distinguer entre les dangers réels, qui certes nous menacent, et les échos formidables des catastrophes et des tragédies qui nous ont accablés dans le passé. Que nous ne soyons plus des victimes – ni de nos ennemis ni de nos propres frayeurs. Que nous rentrions enfin à la maison.

Traduit par Jean-Luc Allouche