Monsieur le Président, cher Joachim Gauck,
Nous ne nous connaissons que depuis quatre ans. Nous nous sommes rencontrés à Jérusalem et en Allemagne et, chaque fois, je me suis dit : Cet homme est un mentsch. Je ne le dis pas en allemand, mais en yiddish. En yiddish, ce mot désigne « quelqu’un sur lequel on peut compter, en n’importe quelle circonstance ». Et aussi, quelqu’un qui sera un « homme », même dans une réalité où il est difficile de demeurer un homme et, encore plus, de se conduire humainement.
Je souhaite vous remercier de m’avoir choisi, moi, un écrivain israélien, pour m’exprimer à l’occasion de votre anniversaire, ici, à Berlin. Ce choix n’allait pas de soi, et il revêt une signification émouvante à mes yeux ; mais, surtout, je vous remercie d’avoir demandé que je me prononce sur la notion de liberté et de m’avoir donné l’occasion de formuler des réflexions qui restaient en moi, jusqu’ici, à l’état de pensées inachevées, instinctives. Or, un individu sait – parfois inconsciemment – dans quels aspects de son existence et de son esprit il est libre et dans lesquels il est privé de liberté. Votre invitation m’a aidé à élucider ces aspects en moi de même que la situation complexe de la société dans laquelle je vis, en Israël, et au cœur du conflit proche-oriental, et pour cela aussi, je vous exprime ma gratitude.
Quand suis-je libre ?
Je suis libre quand je ne souffre pas de la faim, ni du froid, ni d’une déficience physique ou psychique. Je suis libre quand je ne suis pas la cible de discriminations, ni de sarcasmes ; je suis libre quand je suis autorisé à demeurer sans aucune entrave en compagnie des êtres qui me sont chers.
Je suis libre quand je n’éprouve aucune peur de l’arbitraire de la part d’autres êtres humains.
Je suis libre quand je sais que je peux être différent, opposé, voire dissident, dans tous les aspects de mon existence, sans avoir à en souffrir, sans être « puni » d’une façon quelconque.
Je suis libre quand je peux forger mes propres opinions, et les exprimer, quand je ne dois pas penser ce qui m’a été imposé par autrui.
Je suis libre quand j’ai la faculté d’utiliser mes propres mots pour nommer et décrire certaines situations, sans qu’autrui m’en empêche ou m’oblige à recourir à ses mots ou à ses formulations.
Chacun dans l’assistance, ici, pourrait ajouter ses propres définitions de la « liberté ». Ainsi, je n’oublie pas qu’un individu puisse être libre en son for intérieur, même quand toutes les conditions que j’ai signalées ne sont pas réunies. Et je sais aussi que je ne suis pas libre tant que je prive de chacune de ces conditions un autre être humain. Ou un autre peuple.
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Pendant que je rédigeais ces mots, naissait en moi l’intuition que la liberté, par essence, se rattache de manière indissociable à la notion d’« espoir » : comme si le mot même de « liberté » portait toujours en lui-même un verbe conjugué au futur, en un élan permanent vers l’avant, et il semble que ce mot « liberté » soit porteur d’une promesse qui n’est pas encore accomplie. Peut- être est-ce dû au fait que, même dans les États et les sociétés les plus libres et les plus avancés, il existe des sortes de liberté et des aspirations à la liberté qui n’ont pas encore été atteintes ou parachevées, et qu’il est nécessaire de continuer à lutter pour les obtenir toujours, ou peut-être est-ce parce que le développement et le progrès humain engendrent sans cesse des formes nouvelles, inattendues de restriction des libertés, voire de réel asservissement.
La liberté est liée par nature à l’espérance, tandis que l’espérance est indissociable de la puissance de l’imagination humaine, de notre capacité à créer sous nos yeux, avec une intense vitalité, une certaine situation qui transcende la réalité dans laquelle nous nous trouvons et qui nous délivre, en quelque sorte, de l’emprise de cette réalité.
Vous, monsieur le Président, vous avez excellé à décrire ce phénomène dans votre ouvrage La Liberté. Un plaidoyer, avec ces mots : « La liberté n’existait pas dans le pays où j’ai vécu [la RDA] mais dans l’espérance et les pensées. »
Par ces simples mots, vous avez décrit le rôle de l’espoir et de l’imagination au cœur du mouvement d’aspiration à la liberté ; la liberté intérieure qui réside dans la faculté d’espérer et de continuer à s’accrocher à l’espoir, même quand l’individu est écrasé par un régime de tyrannie et de terreur. Celui qui n’a pas éprouvé cela dans sa chair peut néanmoins imaginer à quel point il est difficile de préserver la capacité de mouvement intime, fluide, créatrice, alors que l’esprit se recroqueville sous l’effet de la peur et que l’individu renâcle à se mesurer à cette réalité. Il n’est pas difficile de deviner comment, dans l’esprit des victimes de la tyrannie et de la terreur, se bouchent les « canaux intérieurs » – ceux dans lesquels coule l’élixir de vie.
L’espérance et l’imagination recèlent des caractéristiques d’une qualité étrange : leur centre se situe, apparemment, en dehors de l’individu lui-même, et en dehors du temps présent : dans une certaine dimension du futur, dans une potentialité qui ne s’est pas encore réalisée. Afin que l’être humain asservi puisse se libérer de ses chaînes, il doit préserver dans sa conscience – à l’aide de son imagination – une notion vivace et active de la liberté à laquelle il aspire. En d’autres termes : l’espoir est le fruit d’un acte volontaire de l’imagination et, dans une certaine mesure, il est possible de le considérer comme un acte de création : il peint pour l’homme asservi, pour la société opprimée tout entière, le tableau d’une existence riche et dynamique, différant fondamentalement du « tableau » dans lequel l’homme et la société se sont momentanément emprisonnés.
Et il est aussi possible d’affirmer que l’espoir est une sorte d’ancre jetée du plus profond d’une existence asservie et désespérée dans une réalité qui n’existe pas encore sinon dans les souhaits de l’homme. Mais le fait même de « jeter » une ancre dans le futur, la faculté même de le faire, crée déjà un espace de liberté dans le cœur de l’homme qui ose encore espérer.
Voilà donc une démarche intéressante : des individus – ou une société tout entière – projettent au loin, au cœur de l’avenir, une vision ou un rêve et, dès lors, la vision et le rêve commencent à agir sur ceux qui les ont créés et les attirent tel un puissant aimant.
L’espoir de liberté, comme vous, monsieur le Président, le savez de par votre expérience, représente, parfois, un espoir malgré tout. Espoir contre toutes les probabilités et, souvent, contre les faits. Pendant des années, dans le cadre de vos fonctions de pasteur, vous avez maintenu en vie vos espérances et celles de vos ouailles. Vous qui savez que, même quand l’espoir n’a, en apparence, aucune chance de se réaliser, et aussi quand l’asservissement est omniprésent sous ses mille formes et manifestations, l’espoir n’est pas une vaine illusion. Car c’est précisément dans une atmosphère de découragement, alors que la force de volonté de la majorité faiblit, que ceux qui persistent à espérer, et œuvrent de manière concrète à la réalisation de leur espérance, affirment, ce faisant, qu’il reste en eux-mêmes un espace que nul ne peut opprimer, ni dérober, ni souiller et que, grâce à cette enclave de liberté intérieure, ils savent à quoi doit – et peut – ressembler la liberté véritable. De sorte qu’ils connaissent le prix et le bien-fondé du combat pour l’obtenir.
Et cette prise de conscience incarne sans doute le levier d’Archimède grâce auquel ces individus commencent à démanteler une réalité répressive ou un régime tyrannique et à déclencher le changement.
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Mesdames et messieurs, je viens d’Israël, du cœur même d’un conflit qui dure depuis plus de cent ans et dont la fin n’est pas en vue. Dans la réalité de notre existence au Proche-Orient, des mots comme shalom, « paix » et « espoir » sonnent creux pour beaucoup de citoyens : la paix ou, à défaut, l’espérance de paix sont considérées aujourd’hui par beaucoup en Israël comme une idée chimérique, puérile et naïve, menaçant d’inciter les individus à ajouter foi à une illusion dangereuse et frauduleuse. Une illusion qui risque de les convaincre de renoncer à leurs mécanismes de survie, comme la méfiance et la vigilance belliqueuse.
De plus en plus de citoyens en Israël, et aussi en Palestine, en viennent à déclarer : « La situation ne changera jamais », « Tu seras toujours dévoré par l’épée », « Nous sommes condamnés à vivre au fil de l’épée et à périr par elle ». Des phrases de ce genre ont été monnaie courante, bien sûr, pendant des décennies, mais ce qui a changé dernièrement, c’est la mélodie : une complainte lugubre qui trahit une résignation passive et une soumission à une situation envisagée comme une « loi naturelle » ou comme un axiome. Une sorte de décret exclusif du destin qui établit qu’entre ces deux nations, Israël et Palestine, la situation de paix demeure impossible ad vitam aeternam.
Ainsi, faute d’un processus politique, faute d’espoir, le découragement dicte les résultats. Et de même que l’espérance engendre la liberté et le mouvement, de même le désespoir réduit, paralyse, asservit. Le climat général aujourd’hui, en Israël et dans l’Autorité palestinienne, est en effet celui de la paralysie et de la stagnation. Or, en l’occurrence, ce climat conduit à une conclusion fausse, à une lecture erronée de la réalité : car là où existent des êtres humains, surtout lorsqu’ils sont opprimés, il n’y a pas de stagnation ; au contraire : l’incendie ne fait que se propager. La frustration, l’humiliation, la soif de vengeance ne feront qu’attiser le fanatisme religieux et nationaliste au point d’exploser avec une violence encore plus meurtrière que ce dont nous avons été témoins, l’été dernier, pendant la guerre de Gaza.
Aujourd’hui, Israël est la puissance la plus forte de la région ; son armée est la dixième au monde en taille et en capacité ; c’est un État souverain et prospère qui bénéficie du soutien de grandes puissances comme les États-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France. C’est un pays entreprenant, pionnier et novateur en de nombreux domaines : agriculture, sciences, culture, industrie, technologie, technologie de pointe ; mais ce n’est que lorsqu’on en vient au domaine le plus vital à son existence – la paix – qu’il se révèle déboussolé, bâillonné, apathique.
Bien sûr, Israël a maintes raisons de s’inquiéter et de craindre pour son existence. Le Proche-Orient est déchaîné et violent. Il grouille de forces et de courants fondamentalistes, et la plupart des pays de la région sont très hostiles à Israël et aspirent ouvertement à sa destruction. Les Palestiniens sont en butte aux querelles intestines, le Hamas fanatique se renforce chaque jour, et il n’est pas du tout certain que la direction palestinienne soit mûre pour un véritable compromis. Mais, justement, face à ces dangers et ces menaces, la léthargie et l’absence d’initiative – en fait, la paralysie – dont, depuis des années, les gouvernements d’Israël font preuve, n’est pas une politique efficace. La paralysie ne saurait être une politique.
Cet état de choses interminable, avec le chaos violent qui augmente dans les pays voisins d’Israël, ne fait que pousser la société juive en Israël dans les recoins les plus sensibles de sa vulnérabilité. De nouveau en 2015 resurgissent chez les Israéliens les terreurs du destin juif, les souvenirs traumatiques du passé, l’expérience des persécutions, le sentiment existentiel du peuple juif : être un étranger parmi les autres peuples.
Pour toutes ces raisons et, évidemment, à cause du fait intolérable qu’Israël occupe un autre peuple depuis quarante-sept ans, l’espace où se trouve Israël aujourd’hui n’est pas un espace de liberté. En ce sens, et je le dis avec tristesse et douleur, Israël est certes un État indépendant et souverain, mais il n’est pas encore libre. Non comme il aurait pu l’être. Non comme foyer, comme maison, dans le plein sens du terme, qui fait de nous ses citoyens, des hommes libres sur leur sol.
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C’est seulement en rédigeant ces mots que j’ai compris qu’en pensant à la paix, je pensais en fait à la liberté. La liberté est l’absence de frayeurs, l’absence du désespoir, comme vision du monde. La liberté est l’absence du malaise permanent au cœur d’une existence à l’ombre de la guerre et de la haine.
Oui, la paix, c’est la liberté. Une liberté extrinsèque qui peut favoriser une paix intérieure. C’est une paix que, pour ma part, je ne connais pas parce que j’ai vécu toute mon existence privé de cette liberté. Sans que je connaisse ne fût-ce qu’un instant de paix véritable. De liberté véritable.
La paix est un genre de liberté que j’essaie sans cesse de ranimer dans mon imagination pour laisser, au moins, mes « canaux intérieurs » ouverts à sa possibilité. Pour les empêcher de se boucher et de se fermer – à cause de mes propres angoisses, à cause de la violence qui explose de toute part autour de moi, à cause du deuil de tous ceux qui ont perdu la vie dans ce conflit, à cause du deuil de mon fils qui y a trouvé la mort dans une guerre que nous aurions pu éviter.
Quel espoir peut bien germer dans la situation aussi inextricable qui règne aujourd’hui entre Israël et les Palestiniens ? Or, en un certain sens, c’est le même espoir qui vous a animés, vous et vos compagnons, lorsque vous luttiez pour votre liberté pendant l’été 1989, un été qui n’annonçait aucun espoir de changement, cette période que vous avez nommée « l’hiver en plein été ». Un espoir du malgré tout. Un espoir qui n’ignorait pas les dangers et les menaces réels, mais refusait de ne voir qu’eux.
Dans le cœur d’Israéliens et de Palestiniens, peu nombreux, bat toujours l’espoir que, si jamais les flammes alimentant le conflit baissaient, les traits sains et sensés des deux peuples pourraient, de nouveau, et peu à peu, apparaître ; la force apaisante du quotidien, de l’intelligence pratique, du bon sens et du compromis commencerait à agir en eux. De même que la sensation irrésistible de sécurité existentielle. L’espoir de pouvoir un jour, dans l’avenir, élever nos enfants sans craindre pour leur existence. Vivre sans l’humiliation de l’occupation et sans la peur du terrorisme. Accomplir les expériences fondamentales de la vie familiale, du travail, de l’étude, de la création – la trame même de l’existence.
Peut-être à l’avenir chacun des deux peuples s’ouvrira-t-il peu à peu à la complexité de l’autre peuple, de sa tragédie, de sa spécificité et de sa beauté, et à son histoire intégrale ? Et peut-être un jour un rapprochement plus étroit, voire une amitié, se développeront-ils entre ces deux peuples ? L’Histoire a déjà connu ce genre de retournement…
Car, sans recourir à des comparaisons historiques fallacieuses et lamentables, le fait même que je m’adresse aujourd’hui à vous, en cette cérémonie solennelle, moi, un écrivain israélien, juif, issu d’une famille dont quatre-vingts membres ont été assassinés pendant la Shoah ; et que vous m’ayez demandé, monsieur le Président, de prononcer ce discours pendant la semaine où le monde commémore le soixante-dixième anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz, là encore, j’y vois une démarche allant dans le sens de la liberté et de l’espoir.
Cette année, nous célébrons les cinquante ans de l’établissement des rapports entre l’Allemagne et Israël et, pour bonnes et amples qu’elles soient, ces relations seront toujours complexes, sensibles et traumatiques. Sur le terrible chapitre de l’histoire allemande, il n’y a pas et il ne peut y avoir de pardon. Et il ne peut y avoir de guérison non plus. Au point de contact entre Juifs et Allemands, la plaie de la Shoah demeurera toujours béante. « Il n’y a pas d’identité allemande sans Auschwitz », avez-vous dit dans votre discours au camp.
Mais une nouvelle génération est née en Allemagne, puis une deuxième, une troisième et, vous, président Gauck, vous incarnez à leurs yeux un représentant impressionnant et un modèle d’inspiration par votre attitude à l’égard de la Shoah et à l’égard d’Israël. Les membres de ces générations affrontent – pas tous, bien sûr, et chacun à son gré – la Shoah et la considèrent comme une épreuve significative pour eux-mêmes et pour leur façon de vivre, d’éduquer leurs enfants et pour la détermination avec laquelle ils œuvrent en faveur de la liberté, de la démocratie et de l’égalité entre tous les êtres humains.
Nombre de Juifs et d’Allemands s’efforcent de regarder en face les ténèbres et l’épouvante de la Shoah. Chaque particule de leur existence et de leur mémoire en est imprégnée et, cependant, ils jettent des ponts au-dessus de ces abîmes afin de les franchir. En cela, ils confirment une fois de plus une faculté inhérente à l’être humain et à ses virtualités, une faculté humaine, avec toute sa complexité, avec son tragique et sa grandeur.
Et cette faculté, monsieur le Président, la faculté de se souvenir, d’assumer sa responsabilité, de souffrir, et de se regarder en face comme êtres humains, renferme une liberté incommensurable.
Je vous souhaite de nombreuses années d’action, de jouvence et d’inspiration pour nous tous.
Traduit par Jean-Luc Allouche