Je suis né en 1954, neuf ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale et le génocide du peuple juif. J’ai grandi à Jérusalem dans un quartier où la majorité des habitants était incapable de prononcer à haute voix le mot « Allemagne ». Par essence, ce nom était imprégné de peur, de haine. « Là-bas », disaient-ils à propos de l’Allemagne, de la Shoah, de la part obscure révélée chez l’être humain.
Les rescapés de la Shoah que j’ai connus dans mon enfance n’évoquaient presque jamais les horreurs qu’ils avaient vécues. Sans doute sentaient-ils que ce qu’ils portaient en eux-mêmes de « là-bas » projetait une ombre sinistre sur le rayon de lumière du jeune Israël déterminé à se frayer un chemin par-delà la mort et les cendres.
Parfois le mutisme que les rescapés s’imposaient était rompu, la nuit, quand ils hurlaient du fond de leurs cauchemars. Nous, les enfants, nous essayions d’interpréter ces cris. Rien ne nous avait préparés à ce travail de décryptage. Et, aujourd’hui encore, me semble-t-il, après avoir mûri, après avoir lu une infinité d’ouvrages sur la Shoah, regardé des films et appris une multitude de chiffres et de faits, nous sommes là, comme des enfants épouvantés et désemparés, devant l’énigme du génocide « industriel » qui s’est déroulé en Europe.
Alors que nous nous sommes efforcés d’oublier et de refouler ce qui était arrivé « là-bas », et que nous avons refusé de prêter l’oreille à ceux qui venaient de « là-bas », nous avions beau faire : « là-bas », c’était « ici », présent et actif au plus profond de nos pensées. Chaque fête de famille, chaque acquisition d’un nouveau meuble, chaque enfant nouveau-né dans le quartier, chaque record de production d’une vache laitière dans un kibboutz – chaque événement de ce genre revêtait aussi la valeur d’un « argument », d’une réplique supplémentaire dans l’intense dialogue noué avec « là-bas » : avec tout ce qui représentait la négation de l’être humain et de la vie.
L’Allemagne, bien sûr, appartenait à cet univers différent, obscur, avec lequel nous ne devions entretenir aucun rapport, à jamais. Au cours de ces années-là, les passeports israéliens portaient la mention : « Valable pour tous les pays sauf l’Allemagne. » Dans les mouvements de jeunesse, on débattait à perte de vue sur l’obligation de boycotter les produits allemands et, en 1952, des dizaines de milliers de manifestants furieux se lancèrent à l’assaut du parlement, à Jérusalem, pour protester contre les « accords de réparations » que ces opposants considéraient comme « la liquidation mercantile de la mémoire des Juifs exterminés ».
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Même l’imagination la plus débridée ne pouvait concevoir à l’époque la réalité qui prévaut aujourd’hui entre les deux pays : le volume énorme du commerce entre eux (l’Allemagne représente le premier partenaire d’Israël en Europe pour l’import-export), le tourisme diversifié, l’intensité des relations culturelles, scientifiques et militaires ; le fait que quelque deux cent mille Israéliens possèdent des passeports allemands et détiennent la double nationalité.
Le changement n’est pas intervenu uniquement dans le domaine pratique, mais encore dans l’image que la conscience israélienne se fait de l’Allemagne. Une puissance digne d’estime, stable et florissante, qui a affronté et continue d’affronter ses crimes et son passé, et qui se montre engagée, sans restriction, pour la sécurité et pour l’existence d’Israël.
Cet état de choses aussi est une énigme insoluble, quant à la diversité et aux virtualités de l’être humain : le fait que les deux nations, en un laps de temps relativement court, ont réussi à jeter des ponts de bonne volonté et d’intérêts réciproques au-dessus de l’abîme du passé. Et la capacité de donner naissance, au plus profond de la blessure la plus douloureuse, à un élan apparemment indolore, avec une légèreté familière.
Qu’est-ce qui a favorisé ce bouleversement étonnant ? Est-ce le sentiment, courant en Israël, que l’Allemagne a reconnu, et continue à reconnaître, ses actes passés et qu’elle exprime un repentir sincère ? Qu’aujourd’hui il existe véritablement une « autre Allemagne » qui, peut-être de façon complexe et mystérieuse, rappelle aux Israéliens celle qui, avec sa culture, avait séduit leurs ancêtres juifs pendant des siècles ?
Il est même étonnant de constater à quelle vitesse la plaie s’est cautérisée – du moins, en apparence : des dizaines de milliers de jeunes Israéliens vivent aujourd’hui en Allemagne, surtout à Berlin, dans un univers conceptuel totalement différent de celui de leurs parents. Leur choix de vivre en Allemagne, et les motivations qu’ils donnent à ce choix – l’aisance économique, l’attirance pour la capitale culturelle la plus animée d’Europe –, la facilité relative avec laquelle certains d’entre eux règlent la question du passé et la trace de ce passé – ou son absence – dans leur existence d’aujourd’hui, tout cela est pour les gens de ma génération quelque chose que, je l’avoue, j’ai encore du mal à concevoir.
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Moi-même, je ne me comprends pas tout à fait sur ce point. Je me souviens de ma première visite en Allemagne. C’était en 1988 lors de la parution en allemand de mon premier livre, Le Sourire de l’agneau. Je m’étais rendu à mon hôtel à Munich. Au milieu de la journée, la ville était en pleine effervescence, mais moi, la crainte de la rencontre avec l’Allemagne me paralysait, semble-t-il, et je m’étais tout simplement mis au lit. J’avais dormi jusqu’au lendemain matin. Cela ne m’était jamais arrivé auparavant. Pendant mon sommeil, je n’avais pas entendu les sonneries de téléphone, je n’avais pas eu faim. J’avais dormi comme si j’espérais que, d’une manière ou d’une autre, dans mon sommeil et à mon insu, quelqu’un de mystérieux me guiderait vers cette « Allemagne », terreur de mon enfance et de mon adolescence, et qu’ainsi, en plein sommeil, tout mon séjour s’y déroulerait.
Ce ne fut pas le cas, évidemment. Je m’étais réveillé et j’étais sorti à la rencontre de l’Allemagne. Et depuis, j’y ai effectué de nombreux séjours, et j’ai de bons amis allemands, des âmes sœurs, et je ne vois presque plus sur le visage de chaque individu rencontré l’ombre fugace de la question : « Qui aurait-il été et qu’aurait-il fait s’il avait vécu ici, à cette époque-là ? »
Mais je ne comprends pas totalement ma largeur d’esprit. Je me dis certes qu’elle témoigne d’un optimisme, de la capacité de chaque être humain à changer, à guérir, à surmonter le passé. Cependant, quelque part en mon for intérieur, je me sens toujours un peu coupable, ou honteux de cette bienveillance.
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Du jour où je suis devenu écrivain, j’ai voulu écrire sur la Shoah. Je sentais que je ne pouvais toujours pas comprendre ma vie « ici », en Israël – en tant que Juif, Israélien, être humain, jeune père, créateur –, tant que je n’aurais pas décrit mon existence « là-bas », à l’époque de la Shoah, dans un lieu et une réalité que je n’avais pas connus. Ce sentiment s’est intensifié avec l’écriture de Voir ci-dessous : amour. J’ai alors essayé d’imaginer ce qui me serait arrivé si j’avais été « là-bas » – comme individu, comme Juif mais, aussi, comme assassin. En d’autres termes, qu’aurais-je pu opposer face à l’éradication absolue de mon identité propre et de ma spécificité d’être humain pour être transformé en sous-homme destiné à l’extermination, en un numéro sur le bras dans une statistique démente, systématique ? Qu’est-ce qui aurait pu préserver une étincelle de mon individualité et de mon humanité dans une dimension aussi inhumaine ? D’un autre côté, si j’avais été un nazi, ou un citoyen allemand (ou polonais, ou lituanien), aurais-je été entraîné par le déferlement meurtrier ? Aurais-je été capable de lui résister ? Y a-t-il en moi quelque chose qui me désigne comme une « proie facile » vouée à consentir à un tel déferlement ?
Je découvrais que, de façon étrange, ces deux extrêmes ne sont pas très différents l’un de l’autre. Est-il possible que ce soit cette compréhension qui facilite, de nos jours, la « réconciliation pragmatique » entre les deux nations ?
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En Israël, la Shoah continue à être très présente, sans doute davantage que dans le passé : au cinéma et au théâtre, dans la littérature, les recherches universitaires, les récits intimes bouleversants qui rompent le silence, à mesure que les rescapés de la Shoah vieillissent. Ces dernières années, elle a même fait son apparition dans des émissions satiriques et dans des spectacles humoristiques. (Mais rire de la Shoah n’est autorisé qu’à nous, les Juifs ; quand des non-Juifs s’en moquent, nous protestons avec véhémence. Question de tact.) Elle se manifeste au grand jour en politique, dans la propagande électorale et face au problème de l’accord nucléaire que les Puissances s’apprêtent à signer avec l’Iran (Chamberlain, qui abandonna la Tchécoslovaquie à Hitler, est cité plus souvent qu’à son tour en Israël, ces derniers temps). Des dizaines de milliers de jeunes Israéliens se rendent, chaque année, dans les camps d’extermination nazis avant leur service militaire, et chez nombre d’entre eux s’établit une similitude totale entre la Shoah et la « situation » en Israël. De surcroît, la Shoah devient, parfois, un élément constitutif et prépondérant de leur identité juive, de sorte que sa toute-puissance occulte, à peu de chose près, la richesse et la diversité que le judaïsme connaissait avant – et, parfois, après – le génocide. Le judaïsme, selon cette conception tronquée, signifie, avant tout, la Shoah.
De telles angoisses, un tel repli sur soi peuvent se muer facilement en une vision du monde et en un système de valeurs méfiant, renfermé et agressif. Mais qu’avons-nous à critiquer des jeunes gens âgés de dix-sept ans, alors que le Premier ministre d’Israël en personne mène, depuis des années, une politique orientée en ce sens et formule, jusqu’à plus soif, devant ses concitoyens l’existence contemporaine d’Israël – la puissance régionale la plus forte, avec l’une des armées les plus imposantes dans le monde – en termes puisés directement dans la Shoah, l’extermination et le statut éternel de victimes ?
À l’opposé, dans nos discussions, les Palestiniens nous jettent souvent à la figure : « Vous, les Juifs, vous avez souffert de la part des nazis, et c’est pourquoi vous infligez la même souffrance aux Palestiniens… » Assertion méprisable, que nous réfutons. Les Juifs en Allemagne nazie n’ont pas combattu à la vie, à la mort, contre les Allemands pour le contrôle et la domination sur un territoire allemand, comme Palestiniens et Israéliens s’affrontent depuis plus d’un siècle. Certes, les Israéliens occupent aujourd’hui le peuple palestinien, non en raison d’une « théorie raciale » qui encourage et incite les Israéliens à exterminer, Dieu nous en préserve, les Palestiniens. Or, cette occupation résulte d’une guerre que cinq pays arabes ont déclenchée contre Israël, en 1967, avec l’espoir de le liquider, et qu’ils ont perdue.
Mais le lien entre la Shoah et la « situation » d’Israël et ses relations avec ses voisins plonge ses racines ailleurs ; là où, à cause de ce lien, la conduite d’Israël concernant le règlement du conflit vire à la méfiance, à l’angoisse chevillée à l’âme, paralysante. Le présent est ici indissociable de ce qui est arrivé au peuple juif pendant la Shoah.
Car ce que les Juifs ont subi pendant la Shoah, cette expérience historique et psychique, gravée dans leur conscience de manière indélébile et douloureuse, est sans doute le facteur déterminant qui empêche Israël – ou le retient – d’effectuer les pas nécessaires pour parvenir à la paix avec ses voisins.
Il va de soi qu’il ne s’agit pas uniquement d’un problème psychologique inhérent à Israël, ou d’une attitude totalement coupée de la réalité : des dangers réels menacent Israël, et il possède de solides raisons de soupçonner ses ennemis et de se méfier de leurs intentions. Le Proche-Orient est une région violente et volatile, qui n’a jamais vraiment accepté le droit d’Israël à y exister, et les Palestiniens demeurent un partenaire très problématique en vue d’un accord de paix, sans parler des membres du Hamas qui ne cachent pas leur volonté d’annihiler Israël.
Toutefois, à l’exclusion de ces facteurs de poids, il y a dans la psyché israélienne d’autres points faibles où se mêlent les échos des traumatismes du passé et les dangers réels du présent encourus par le pays.
Et ces échos, par nature, résonnent, s’amplifient. Nous assiègent de toute part, nous égarent.
Là, les Israéliens restent démunis face à des manipulations de tout acabit qui accroissent leurs angoisses et occultent en eux l’énorme puissance militaire de leur pays ; qui mettent en garde contre tout témoignage de confiance à l’égard de leurs ennemis et traduisent la moindre menace dans les termes absolus de la Shoah. Là – comme le prouve la scène politique israélienne actuelle –, la majorité des Israéliens n’a ni la force ni l’audace d’agir, même pas en faveur de ce qui pourrait lui offrir une chance de vie meilleure et plus sûre. C’est le siège des cauchemars et des angoisses les plus pures, les plus effroyables. Là, règne la politique de la peur et du découragement.
À vrai dire, il est assez aisé de comprendre les motivations d’un tel mode de pensée : afin d’entamer un processus de paix authentique, nous devons, nous Israéliens, surmonter – ou, plus exactement, renoncer à – la frayeur existentielle fondamentale qui dicte notre manière de penser et nos actes. Nous devons apprendre à croire que la paix est une possibilité pour nous. À croire que nous ne sommes pas condamnés à perpétuité – par on ne sait quel décret du Ciel – à vivre, et aussi à mourir, au fil de l’épée. Nous sommes mis en demeure d’accorder notre confiance à notre partenaire dans ce processus, contrairement à ce que nous enseigne notre expérience avec lui – et contrairement à notre expérience de notre existence, en général. Et, peut-être par-dessus tout, afin de croire en la possibilité de la paix, un peuple doit avoir foi en la possibilité même d’une amélioration essentielle et du triomphe des forces du bien, de la modération et du compromis sur celles du mal et de la cruauté.
Cela me peine d’écrire ces mots : celui qui a subi une épreuve aussi douloureuse que celle qui a frappé le peuple juif durant la Shoah a besoin d’une force presque surhumaine pour se montrer capable de croire, l’âme sereine, à tout cela, en particulier alors qu’il est aux prises avec un conflit violent et féroce dont la fin n’est pas en vue.
Puisque je rédige ces lignes pour un hebdomadaire allemand, je tiens à préciser immédiatement la chose suivante : je n’écris pas ceci dans l’attente que l’Allemagne guérisse aujourd’hui ce qu’elle a perpétré hier. En fin de compte, seuls nous-mêmes, Israéliens, pouvons – peut-être – nous libérer de ce piège dans lequel le passé nous enferme jusqu’à ce jour. Nul ne peut le faire à notre place.
Mais si nous réussissions à nous libérer de ce piège, si, pour la première fois dans notre histoire moderne en tant que peuple, nous avions le privilège de connaître une paix réelle et complète, nous pourrions peut-être nous délivrer de cette conscience dangereuse et paralysante de « victime éternelle » et, aussi, du paradoxe existentiel dont le peuple juif est captif depuis des siècles, le paradoxe porté à l’extrême par la Shoah, le paradoxe d’un peuple qui, pendant toute son histoire, a survécu pour exister et qui, aujourd’hui, n’existe que pour survivre.
Uniquement survivre, sans aspirer vraiment à une vie de plénitude, débarrassée de la peur, sans croire vraiment en la possibilité de vivre en paix.
Survivre. D’une catastrophe à l’autre, d’une guerre à l’autre.
Et s’il existe une chose qui puisse inspirer quelque espoir quant aux chances d’Israël de parvenir à la paix avec ses voisins, et, surtout, avec les Palestiniens, c’est bien le processus inexplicable, énigmatique, qui s’est déroulé entre lui et l’Allemagne : la capacité humaine à jeter des ponts au-dessus de l’abîme de la haine et de la méfiance. Des ponts qui ont à voir avec un sens de la réalité, des intérêts réciproques, l’émergence de la curiosité mutuelle, le rapprochement.
Si, un jour, les flammes s’éteignaient sous le conflit prolongé entre Israël et les Palestiniens, alors naîtrait une chance non négligeable que les forces vitales et le bon sens des deux peuples l’emportent. Si le sentiment de sécurité existentielle se stabilisait dans la conscience israélienne ; si nous, Israéliens, commencions à intérioriser les avantages d’une situation de paix, il se pourrait alors que nous nous autorisions à adopter un nouveau comportement psychologique, moins tourmenté et moins figé, à l’égard de notre histoire tout entière, et à l’égard de la Shoah.
Doit-on en tirer une conclusion quelconque quant à l’implication de l’Allemagne dans les initiatives de paix au Moyen-Orient ? Est-elle, en raison de son passé, obligée d’éviter – et aussi d’empêcher autrui – d’exercer sur Israël une quelconque pression politique destinée à créer les conditions d’un dialogue de paix ? La promotion de la paix, réfléchie et prudente, représenterait-elle un acte portant atteinte à Israël ? Aux yeux de l’Allemagne, la sécurité d’Israël – pour laquelle l’Allemagne s’est engagée – réside-t-elle dans les sous-marins et les armes qu’elle lui vend, ou bien la paix entre Israël et ses voisins ne pourrait-elle pas devenir l’élément central de cette sécurité ?
Et l’Allemagne fait-elle assez dans ce domaine ou, somme toute, cela lui convient-il de prêter la main à la répugnance et à la fureur d’Israël à l’endroit de toute initiative qui puisse modifier le statu quo ?
En tant qu’Israélien, j’ai la conviction suivante : si l’Allemagne mettait dans la balance son pouvoir d’influence et son statut en Europe, et aidait à mettre en œuvre un processus de dialogue entre Israël et les Palestiniens, et si cette action aboutissait, un jour, à une paix véritable entre eux, alors l’Allemagne pourrait développer une attitude nouvelle vis-à-vis de sa propre histoire.
Traduit par Jean-Luc Allouche