Les médias et les politiciens parlent de guerre pour qualifier les événements auxquels nous sommes confrontés. En tant qu’Israélien, vous connaissez aussi bien l’état de guerre que celui du terrorisme. Quelle différence feriez-vous entre la terreur et la guerre ?
S’il est possible que par le passé il y ait eu une distinction très claire entre guerre et terrorisme, elle n’existe plus aujourd’hui. Mais avant d’aborder cette question, il me semble qu’il faudrait commencer par dire à quel point il est triste et terrible que tant de gens, et de surcroît des jeunes, aient perdu la vie. Nous savons que la vie de la famille de chaque personne tuée ou blessée, voire seulement présente sur les lieux, ne sera plus jamais la même. Le coup n’atteint pas seulement celui qui est tué ou blessé, il touche des cercles qui vont bien au-delà. Ils vivront désormais avec ce traumatisme.
Hier, ma femme Michal et moi avons marché dans les rues de Paris et observé les passants. Nous avons une certaine expérience de ce processus où une société devient une société qui a peur du terrorisme, où sa possibilité se formule dans son être. Les gens commencent à se regarder les uns les autres avec suspicion, scrutent ceux qu’ils croisent en les regardant dans les yeux, chacun pouvant devenir « mon assassin ». On prend l’habitude de faire un tri presque mécanique à partir de la couleur de la peau, de la langue parlée, de l’aspect, selon que l’autre est extraverti ou l’inverse… On fait d’emblée toutes sortes de catégorisations culturelles – ceci visant à savoir si telle personne est de « mon camp », donc censée ne pas m’agresser, ou bien d’un « autre camp », donc susceptible de s’en prendre à moi.
Je crains que peu à peu la société française ne s’adapte à toutes ces choses auxquelles le terrorisme nous contraint. Il veut que nous devenions suspicieux, il veut que nous vivions dans la peur. Le terrorisme défie les grands idéaux de pluralisme, de démocratie, d’égalité. Le terrorisme va s’efforcer de briser les trois piliers essentiels de la France, liberté, égalité, fraternité. Il n’y aura plus de liberté, car si vous êtes terrifié par le terrorisme, vous n’êtes pas libre. Il n’y aura plus d’égalité, tant il est évident que vous établirez une hiérarchie parmi ceux qui sont les plus dangereux pour vous et qui, selon vous, doivent être contrôlés par les autorités. Et bien sûr, il n’y aura plus de fraternité, car la société s’en trouvera divisée. La force destructrice du terrorisme pulvérise la structure de la société et les idéaux humanitaires qui donnent à la France son aura et font d’elle ce qu’elle est.
En Israël, nous en avons une grande expérience, nous vivons avec le terrorisme depuis tant d’années. Je pense qu’il y a une différence entre Israël et la France dans la lutte contre le terrorisme. C’est qu’une part du terrorisme contre Israël, une part seulement, constitue un cri d’appel de certains pour que nous les écoutions. Ils ont une cause, avec laquelle on peut être d’accord ou pas, mais il s’agit d’une cause politique. Ils veulent avoir leur terre, leur État. Personnellement, si je pense que le terrorisme doit être combattu – il m’importe peu de savoir au nom de quelle valeur quelqu’un commet un meurtre, comme tel toujours inacceptable –, je dis aussi que nous devons les écouter parce que si nous répondons à une partie de leurs demandes justifiées, le terrorisme diminuera peut-être. Ici, dans la guerre que Daech et al-Qaida ont déclarée à la France et à l’Occident, je ne suis pas certain qu’ils cherchent un dialogue. Les membres de Daech, qui ont revendiqué la responsabilité de ces attentats, disent qu’ils veulent tuer les Occidentaux parce que ce sont des hérétiques. Ils croient avoir le droit, accordé par Allah, de tuer des personnes qui ne croient pas à Mahomet. Par ailleurs, ils tuent aussi en Irak des musulmans qui ont une croyance différente de la leur. Avec ces gens, aucun dialogue n’est possible : ils sont hermétiques, ils doivent être combattus.
Alors, quelle est la différence aujourd’hui entre guerre et terrorisme ? C’est une question très déroutante. Les États ont l’habitude de faire la guerre selon un concept anachronique, comme aux temps bibliques : une armée face à une autre armée, David contre Goliath, quelque chose de ce genre… ; celui qui tue le plus de soldats de l’autre camp est déclaré vainqueur et il remporte les territoires, les femmes et tout ce qui est considéré comme les biens de l’autre camp. Aujourd’hui, ce n’est plus ainsi. Le problème auquel Israël est confronté n’est pas d’avoir à faire face à des armées – la Syrie n’en a plus, tout comme l’Irak, celle du Liban est minuscule et elle est terrorisée par le Hezbollah, et nous ne sommes pas en guerre avec l’Égypte. Si l’on considère néanmoins le Hezbollah au Liban et le Hamas à Gaza comme des armées, il faut constater qu’elles combattent du sein même des populations civiles, ce qui rend impossible de les attaquer sans risquer d’atteindre des civils et de provoquer immédiatement un tollé de la communauté internationale. On ne peut donc pas parvenir à un résultat décisif dans la guerre avec eux. C’est devenu si compliqué…
La force du terrorisme est qu’il peut défier n’importe quel pays, aussi puissant soit-il. Ainsi, ces jours-ci monsieur Nétanyahou revient des États-Unis qui nous surarment comme si Obama gavait des oies ! Cela ne résoudra pas nos problèmes, quelle que soit la superpuissance d’Israël. Le fait de nous raccrocher à un arsenal de plus en plus fourni ne fait que révéler notre désespoir. Notre problème actuel, c’est le Palestinien de treize ans avec son couteau. Nous avons tous ces avions ultra-modernes, mais que faire contre ce garçon ?
Concernant la façon dont la France devrait agir actuellement, c’est aussi très compliqué. Je pense que l’Ouest et la Russie n’auront pas le choix, et devront unir leurs forces pour combattre Daech à la racine. La France devra trouver la façon de combattre les djihadistes sans combattre les musulmans en France, il ne faudrait pas détruire l’infrastructure de votre société. Le monde devient de moins en moins compréhensible et les problèmes si compliqués qu’il ne saurait y avoir une seule ou unique bonne solution possible ou réalisable. Et vous allez connaître le prix qu’il coûte de vivre dans la peur, à quel point cela empoisonne la société.
Vous évoquez à propos de la spécificité d’Israël une société confrontée à une « peur existentielle », alors qu’ici, autre chose est en jeu.
Oui, bien sûr, parce que nous sommes une si petite nation. Il y a actuellement huit millions et demi d’Israéliens, sans oublier que vingt pour cent d’entre eux sont des Palestiniens israéliens. Ce sont des citoyens à part entière d’Israël, mais ils appartiennent aussi, dans leur cœur, à l’importante nation arabe qui nous entoure. C’est donc une situation très bizarre, car il s’agit d’une minorité qui ne s’éprouve pas vraiment comme telle puisqu’elle appartient aussi à une très grande majorité. Nous, les Juifs israéliens, sommes majoritaires mais sans nous éprouver comme tels parce que nous ne sommes pas acceptés au Moyen-Orient. À cause de notre fragilité, du manque de confiance dans notre avenir, nous sommes presque condamnés à réagir de façon très agressive. Nous ne pouvons pas avoir la sérénité de nous dire que nous allons amortir cette violence et la démanteler lentement. Nous réagissons immédiatement avec force.
Nous ne sommes pas assurés de notre existence. Quand vous regardez CNN, on vous montre des soldats israéliens, des chars israéliens, des avions israéliens « écrasant les pauvres Palestiniens ». Vous, vous voyez le poing, mais les Israéliens sentent plutôt la paume de la main et savent à quel point ils sont fragiles. Toute menace est réellement perçue par nous comme une menace existentielle. Je dirais même plus : nous avons cette obsession d’avoir affaire à des menaces existentielles. Parfois on a l’impression qu’il faut créer de toutes pièces une menace existentielle, une fois disparue la menace précédente. Comme il n’y a pas de menace sur Israël de la part de la Syrie, de l’Égypte et de la Jordanie, soit parce que ces pays n’ont pas d’armées, soit parce que certains comme l’Égypte et la Jordanie ont une relation de paix avec Israël, Bibi Nétanyahou active immédiatement le danger existentiel suivant, l’Iran. L’Iran a en effet été un danger pour Israël, mais je ne suis pas sûr qu’il soit aussi grand que celui que Nétanyahou a dépeint. Comme si nous avions besoin de sentir tout le temps un danger existentiel.
Il est intéressant de voir qu’il y a des nations – peut-être est-ce le cas de toute nation ? – qui ont besoin d’une histoire avec laquelle elles se sentent à l’aise, même quand cette histoire les menace d’être en fait la victime éternelle. C’est quelque chose que nous éprouvons. Nous disons que nous ne voulons plus être victimes, mais nous créons sans cesse des situations dans lesquelles nous le sommes ou dans lesquelles nous nous sentons comme telles. Et quand une occasion se présente, susceptible de nous en libérer, nous ne la saisissons pas. Je vois bien comment nous sommes fascinés par le sentiment d’être coincés en un lieu d’où nous pouvons dire que personne ne nous comprend. Pourtant, on ne peut pas dire que le monde entier est contre nous, puisque nous avons avec nous Obama, les États-Unis, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne. Jamais dans notre histoire nous n’avons été dans une situation aussi favorable de soutien par tant de grandes puissances. Pourtant, n’en demeure pas moins l’importance de nous nourrir en permanence du sentiment d’être ostracisés, incompris, d’être l’Étranger aux yeux de tous. C’est une attitude très dangereuse pour tout un chacun, individu ou État, parce qu’on se trouve enfermé dans cette situation.
Notre carburant est cette sorte d’affront national. L’affront, l’humiliation sont des mots très importants dans notre psychologie. C’est une situation d’humiliation découlant de la façon dont nous avons été traités dans l’histoire, l’humiliation de la Shoah, que des choses aussi terribles aient pu nous être faites, l’humiliation d’avoir été incapables de nous défendre tout au long de l’histoire jusqu’à la création de l’État d’Israël.
L’humiliation est un de ces sentiments qui nous ramène à l’enfance. On se conduit alors d’une façon très infantile. Il y a quelque chose de similaire entre l’humiliation et l’enfance. Une des situations primordiales de l’enfant, c’est l’humiliation, c’est d’être en dehors des autres, de ne pas les comprendre, s’efforçant de décrypter les codes de la société, de la langue, de la famille. Il a toujours un temps de retard, se tient toujours un pas en arrière, on n’y appartient pas vraiment jusqu’à ce que, finalement, on y arrive et dès ce moment, on se moque des plus jeunes que soi. Mais un État qui est nourri ou qui se nourrit de l’humiliation, c’est explosif.
À quel moment, selon vous, les Israéliens n’ont pas saisi la chance de pouvoir sortir de la position de victime ?
De façon très claire, lors de la rencontre entre Rabin, Arafat et Clinton à Camp David en septembre 1993. C’était une occasion parce qu’il y avait au moins un chef d’État – j’en doute à propos d’Arafat, mais pas par rapport à Rabin – qui a compris à un moment donné que l’absence de paix était destructrice pour Israël. Rabin ne l’a pas fait [le pas vers la paix] par amour pour Arafat, je sais qu’il ne l’aimait absolument pas, mais il a compris que la poursuite de cet état de guerre entre nous et les Palestiniens avait un prix élevé. Il en a perçu les conséquences pour notre société, mais malheureusement il a été assassiné.
Tout aussi malheureusement, même lui, parce qu’il a passé toute sa vie sous l’uniforme, a été incapable d’opérer ce basculement total vers la paix. C’est cela notre malédiction. Des gens qui vivent toute leur vie en guerre tendent à choisir et à élire des dirigeants qui sont des guerriers. C’est naturel, c’est compréhensible, mais le problème est que de tels leaders condamnent quasiment leur peuple à vivre en guerre parce que c’est ce qu’ils savent faire, parce que c’est leur langage. Pour parler de paix, il faut utiliser un autre vocabulaire qu’ils ne possèdent pas ou auquel ils ne croient pas vraiment.
Nous avons donc raté cette occasion. J’ai écrit autrefois que la paix doit être faite d’une façon aussi décidée que la guerre. Il faut vraiment s’arc-bouter à l’idée de la paix, contre tout ce qui arrivera dans la réalité. Car au moment où Israël et la Palestine commenceront à faire la paix, cela voudra dire que les deux côtés devront faire un énorme compromis, sur de nombreux sujets. Un tel compromis signifie l’émergence de nombreux fanatiques revanchards, des deux côtés, Hamas et colons. Et ils feront tout pour tuer cette paix naissante. Je ne suis pas sûr que nous aurons, nous ou bien les Palestiniens, un leader suffisamment courageux et doté d’une grande hauteur de vue, pour amortir et maîtriser toutes ces tentatives contre la jeune paix et la préserver.
Même si un tel leader se trouve, il risque d’être à nouveau assassiné. N’est-ce pas aussi un aspect du problème ?
C’est un problème. Il faut avoir beaucoup de courage personnel pour faire ce changement, et je ne suis pas sûr que Nétanyahou et Abou Mazen aient un tel courage.
Lacan dirait qu’il faut avoir un désir décidé qui surclasse les raisons.
C’est très beau ! Le problème est que la plupart d’entre nous ne se rappellent même pas que ce désir est une option. Nous sommes nés en guerre, et ceci depuis trois ou quatre générations. Notre façon de formuler la vie est en termes de guerre. Tout est catégorisé par : « cette personne est amie ou ennemie », comme si rien d’autre n’était possible entre les deux. Les termes fondamentaux sont « piège », « suspicion », « être tout le temps en alerte », ou encore « soit tu gagnes totalement, soit tu perds totalement », comme s’il n’y avait pas d’autres choix. Cette dichotomie du comportement est un langage.
Comment de tels gens, nés en guerre et programmés pour elle, peuvent-ils apprendre à parler une autre langue, surtout quand la réalité leur donne tout le temps des raisons d’avoir peur et d’être suspicieux ? Je ne suis pas très optimiste, je voudrais l’être mais je sais quels sont les problèmes auxquels nous devrons faire face.
Sans abandonner le sujet, parlons un peu de vos œuvres. Dans Une femme fuyant l’annonce, que nous avons lu pour nos Journées, il y a des éléments de convergence avec votre propos d’aujourd’hui. Par exemple, Ora fait la différence entre Israël et d’autres pays.
Elle dit qu’en Israël nous devons vraiment croire en Israël pour qu’il existe. Comme si cela dépendait de notre certitude. C’est lié à la fragilité que nous éprouvons. Pour les citoyens de France, de Belgique, des États-Unis et de la plupart des pays du monde, il va de soi qu’ils ont un État, et que l’État leur appartiendra toujours. Nous, Israéliens, n’avons pas cette certitude. Il n’y a pas pour nous de solidité de l’existence. Nous avons constamment à l’esprit la menace de ne plus avoir Israël, que quelque chose de terrible plane sur ce pays. Cette crainte, cette peur existentielle, est toujours là et on ne peut pas la nier. Il y a bien sûr un risque réel, mais je pense que la peur est plus grande que le risque.
Par ailleurs, quand j’observe mon Premier ministre, je vois à quel point c’est un expert en confusion entre le danger réel auquel nous devons faire face et les échos des traumas du passé. Comme société traumatisée, nous sommes sans recours face à de telles manipulations. Pour celui qui a souffert d’un grand trauma dans sa vie, il suffit d’un mot qui résonne avec les événements traumatiques pour qu’il se fige comme dans un état catatonique. En Israël, nous sommes coincés dans une situation catatonique et Nétanyahou sait comment nous manipuler dans cette situation. Il nous faudra de longues années de stabilité, de paix et de bon voisinage avec nos voisins pour commencer à nous en guérir.
Même si la France est actuellement en danger, même si nous ne savons pas encore où vont vous conduire les événements d’avant-hier, vous allez peut-être voir ici des choses que vous n’avez jamais vues auparavant. Cela peut produire des émeutes, c’est imprévisible, mais c’est un événement majeur qui va changer la société. Mais quoi qu’il en soit, vous savez que la France sera. Si vous demandez à la plupart des Israéliens : « Êtes-vous certains qu’Israël existera dans cinquante ans ? », peu de personnes vous répondront par l’affirmative. Nous sommes une nation au passé glorieux et tragique, au présent fort et énergique, mais au futur vague et indécis. Nous ne croyons pas vraiment que des générations d’enfants et de petits-enfants se succéderont dans ce pays. L’une des raisons pour lutter pour la paix est qu’elle va nous guérir de cette maladie, car je considère que c’est une maladie. Ne pas être vraiment enraciné dans la vie, ne pas se considérer comme ayant une vie normale, comme le reste de l’humanité, c’est destructeur.
N’est-ce pas la condition du Juif en général ?
Oui, une des définitions du Juif est celle-ci : quelqu’un qui ne s’est jamais senti chez lui dans le monde, même dans les lieux les plus amicaux. Il a toujours eu une disposition à se déraciner et à partir. L’image des Juifs d’Éthiopie a été pour moi très forte. En un seul jour, et à bord de cent trente vols d’avions de transport militaires Hercules, ils ont été amenés en Israël. Toute une histoire a été déracinée d’un endroit et transplantée dans un autre endroit. C’est le cas aussi pour l’Exode de l’Égypte au temps de la Bible. Il y a des centaines de cas dans lesquels nous avons été déportés de force, et bien sûr, il y a aussi la Shoah. Notre sentiment est donc que le monde n’est pas un lieu hospitalier, que ce n’est pas un bon endroit pour nous.
La grandeur humaniste d’Israël et du projet sioniste, dont je sais qu’il est considéré aujourd’hui en Europe comme un terme méprisable, était d’amener des gens de soixante-dix pays en un seul endroit, leur lieu d’origine comme peuple, comme culture, comme religion, comme nation. L’idée était de nous ramener là pour nous permettre de commencer à avoir une vie dans notre lieu et d’en faire notre maison, notre foyer, dimension essentielle pour tout un chacun. Un être humain doit se sentir chez lui. Si vous ne vous sentez pas chez vous dans le monde, vous pouvez facilement être déraciné. Il est tragique qu’après soixante-sept ans d’indépendance et de souveraineté, et malgré l’énorme arsenal militaire accumulé, nous n’ayons toujours pas ce sentiment d’être chez nous. Israël n’est pas ce qu’il devrait être. Je crois que tant que nous n’aurons pas la paix, nous n’aurons pas le sentiment d’un chez-soi. Si nous faisons la paix, il reste alors une chance, aussi ténue soit-elle, pour acquérir au fil du temps un peu de normalité et pour que nos relations avec nos voisins obéissent au bon sens. Si les Palestiniens finissent par avoir leur État, s’ils élèvent leurs enfants sans peur, sans notre ombre d’occupants. Je ne veux pas porter l’ombre sur qui que ce soit. Or, si je suis un occupant, non seulement je couvre l’autre de mon ombre, mais je suis moi-même dans l’ombre. Si les Palestiniens peuvent avoir la chance de vivre une vie digne pour la première fois depuis plus de cent vingt ans, après avoir été écrasés par les Ottomans, les Égyptiens, les Anglais, les Jordaniens, et puis par nous, qui sommes les derniers de la chaîne, et pas les pires ! Mais il n’est pas facile pour un peuple comme les Palestiniens de commencer à vivre libre, après une longue vie d’assujettissement.
Vivre en liberté implique une certaine prise de responsabilité. Ils devront faire face à de rudes épreuves imposées par la réalité. Et je leur souhaite du fond du cœur de vivre cette vie normale et digne. Selon moi, en tant qu’Israélien et en tant que Juif, l’idée de paix nous permettra vraiment, et peut-être pour la première fois de toute notre histoire, non seulement de survivre d’une catastrophe à l’autre, mais de vivre pleinement.
Dans toute votre œuvre, la question de l’existence est centrale, au-delà de la vie et de la mort. La question n’est pas de savoir si je suis mort ou vivant, mais si j’existe. La description, si minutieuse dans votre écriture, de la nature et des objets n’est-elle pas faite pour asseoir que l’on existe bel et bien ?
C’est ce qui brûle chez moi à l’intérieur. Pour moi, écrire est vraiment une façon de toucher cette nuance de l’existence. Ce que la littérature peut faire est de rendre notre monde plus précis, de toucher de plus en plus de nuances de l’existence. Les mots ne peuvent pas réellement toucher l’essence des choses. En fait, rien ne peut toucher l’essence des choses. Il y a une phrase de Lacan que j’aime beaucoup disant que le réel est la chose qui échappe à toute catégorisation et qui revient toujours à la même place. Puisque nous ne pouvons pas vraiment saisir le réel, il y a cette aspiration humaine de s’en approcher par des voies multiples : la science, la religion, l’art… Et ce que nous pouvons faire en littérature c’est espérer d’arriver au plus près de la chose que l’on ne peut exprimer par des mots.
Ceci est fortement présent dans votre ouvrage Tombé hors du temps.
Exactement. Car nous, êtres humains, après avoir fait l’expérience de la mort ou de la perte d’un proche, nous sentons que ce réel soudain disparaît, s’évapore, et nous éprouvons le besoin de nous raccrocher à quelque chose. Quand je l’ai écrit, j’ai voulu aller le plus loin possible vers ce lieu où les vivants peuvent encore toucher ou comprendre quelque chose de celui qu’ils ont perdu. J’ai alors appris ceci de très important : nous ne savons pas ce qui se passe après la mort. Quand la vie se termine, c’est fini. Le croyant peut toujours trouver du réconfort, mais je ne le suis pas. D’une certaine façon, j’aime l’idée qu’il n’y a pas une « deuxième chance » de vie. Je dois tout faire ici et le faire pour le mieux. C’est la raison pour laquelle la vie est si sacrée à mes yeux. Rien n’est plus sacré. La vie est sacrée parce qu’elle est brève et unique. Mais j’ai appris qu’il y a un moyen qui me permet d’être à la fois dans la vie et dans sa perte : c’est l’art. Si c’est réellement l’art, il doit nous permettre de véritablement expérimenter en même temps la plénitude de la vie et le néant. Tous les bons livres, toutes les œuvres d’art ou de musique que je connais sont dans cette nuance, dans cette fibre vibrante et palpitante entre, d’une part, la plénitude du tout, de la passion, de l’excitation, de la joie de vivre et, d’autre part, le froid totalement dévastateur et la peur du néant. Mais il faut tenir les deux. Il faut savoir être tout le temps alimenté par ces deux pôles.
Dans Une femme fuyant l’annonce, c’est l’effort d’Ora de toucher un au-delà de la vie ?
Ora défie le destin même. Lorsqu’un danger de mort plane au-dessus de la tête d’un être aimé, on a le sentiment que tout ce que nous avons insufflé en lui comme amour, attention, effort, déception… tout ce qu’en tant que parent par exemple nous transmettons à notre enfant, commence à disparaître. Nous comprenons alors à quel point nous sommes minuscules au regard de l’arbitraire de la mort. Ora, de façon intuitive, raconte à son ami Avram l’histoire de la vie de son fils depuis le début. Elle le fait parce qu’elle sent intuitivement que c’est tout ce qu’il lui reste à faire maintenant pour protéger son fils : lui infuser de la chaleur, de l’amour, de l’attention et de la force contre l’arbitraire de la mort. Est-ce qu’elle va être en mesure de le sauver ? Personne ne le sait, car le livre se termine sur cette ouverture.
Étendue sur une corniche rocheuse, Ora sent – c’est d’ailleurs la dernière phrase du livre – que « la croûte terrestre est mince ». Cela semble indiquer cette nuance que vous décrivez à la frontière de la vie et du non-être de la mort.
C’est comme si elle éprouvait toute la force du magma, les forces volcaniques, comme infiniment proches, telle une fine peau. Lorsque nous nous trouvons dans une tension existentielle, des situations extrêmes de vie ou de mort, nous sentons intensément toutes les forces qui opèrent en nous, celles du monde, de l’existence, de la mort. Toute personne ayant vécu une telle expérience pourra vous le dire. Nous mesurons le peu de contrôle que nous avons sur les choses, à quel point ce que nous pouvons faire pour retrouver une place dans le chaos est limité. Voilà pourquoi Ora marche et raconte à Avram l’histoire de son fils pour créer et donner une assise solide. C’est aussi pour cette raison que les protagonistes dans Tombé hors du temps marchent encore et encore. Vous savez, lorsque vous perdez un être cher, la première réaction est le silence. Vous ne voulez pas parler, vous voulez pleurer, crier, hurler, faire quelque chose de complètement physique. Je me suis dit que j’allais marcher ou courir au bout du monde jusqu’à ce que je m’effondre, pour ensuite me relever et courir encore jusqu’à ce que je m’effondre encore. Rien de verbal. Les mots sont véritablement insuffisants.
Je me souviens que lorsque nous avons perdu Uri, notre fils, il y a neuf ans, nous avons reçu beaucoup de lettres de condoléances d’Israël et d’ailleurs, et beaucoup émanaient d’écrivains. J’en connaissais certains personnellement, d’autres uniquement par leurs livres. Presque tous, à l’exception d’un ou deux, m’ont dit : Nous sommes sans paroles, il n’y a pas de mots pour décrire ce que nous sentons. Et je me suis alors interrogé. Ce sont pourtant des maîtres du verbe, des génies du langage d’aujourd’hui, connus de tous. Comment se fait-il qu’ils ne puissent pas exprimer quelque chose ?
En fait, nous restons toujours muets dans les moments de grand plaisir ou de grande douleur. J’ai senti la nécessité d’écrire, de trouver les mots pour dire cela. Tout au long de ma vie, ma façon de faire face à des situations extrêmes a été d’écrire. S’asseoir et écrire, parfois contre mon gré. Par moments, cela me terrifiait car je savais que ça allait endommager mes relations avec mes parents, ma femme, mes enfants, mais je me suis assis pour écrire.
Mais cette fois-ci, c’était extrêmement difficile. Je me suis senti exilé dans cette île de douleur. En effet, c’est à la fois une île et un exil. C’est très loin de tout ce que vous avez connu précédemment. Rien ne peut plus aller de soi après la traversée d’une telle expérience. J’ai dit à Michal que puisque j’avais été condamné à être exilé sur cette île de chagrin, à la fois île et exil, loin de tout ce que l’on connaissait, puisque nous avions été envoyés avec notre famille sur cette île, j’allais la cartographier à ma façon, en donnant des noms aux émotions et aux nuances des sensations ressenties.
Je dois dire que, de cette manière, j’ai réalisé tout à coup que le chagrin n’est pas un état figé. Auparavant, je pensais qu’il s’agissait de quelque chose qui vous écrase et dont vous êtes prisonnier. Vous ne pouvez pas bouger et difficilement respirer. C’est vrai et, en même temps, il y a une marge de manœuvre pour ne pas rester gelé par la situation, ne pas être défait par elle. Disons que le deuil est maintenant mon nom. Je ne peux pas l’éviter ni le combattre. Mais j’ai aussi un prénom et celui-ci est cette capacité de ne pas être victime de la situation.
Ne pas être victime est la chose la plus importante à mes yeux, aussi bien pour un individu que pour un collectif, spécialement pour nous, le peuple juif et les Israéliens. Nous ne sommes pas condamnés à être pour toujours des victimes. Même dans les pires situations, il y a toujours une marge de manœuvre et notamment en décrivant la situation avec ses propres mots. Il s’agit parfois de la seule liberté dont nous disposons dans une situation terrible : décrire la situation par ses mots privés et intimes, et non par des clichés ou des mots donnés par d’autres. Il ne s’agit pas non plus d’un langage qui vous a été offert par la situation, ou par vos peurs, ou parfois par votre gouvernement. Il s’agit plutôt de trouver vos propres mots pour décrire la situation, et dès lors que j’ai commencé à écrire, je n’étais plus fossilisé, ni pétrifié. Je me souviens de mon étonnement devant le fait de pouvoir sentir à nouveau cette capacité d’être libre après ce qui s’était passé.
Alors qu’Avram la regarde, Ora se dit : Avant quand il me regardait, il voyait ce qu’il y avait en moi, maintenant il ne le voit pas parce qu’il y a un grand vide.
Je m’en souviens un peu autrement… Il voyait toujours en elle des choses qu’elle-même ne voyait pas ou n’osait pas voir. Et Avram de nommer toutes ces choses en elle. Mais maintenant elle craint que, lorsqu’il la regarde, il ne voie plus rien en elle. Ce n’est pas sans rapport avec votre travail de psychanalystes avec vos patients, regarder et dire ce qui est en eux, ce dont ils ne sont pas conscients, et ainsi leur permettre de ne jamais ressentir qu’ils sont vides.
Pour traiter ce sentiment de vide, il y a ce long cheminement à travers les objets, les vêtements du fils, le carnet, le sac, le fait d’écrire… Peut-on dire que tout ce cheminement est une écriture ?
Ora n’est pas un écrivain, c’est ce que j’aime en elle. Une lectrice brésilienne m’a même écrit qu’Ora n’était pas une muse de l’art, mais une muse de la vie. C’est cela sa vraie grandeur, d’être enracinée dans la vie, beaucoup plus qu’Ilan ou Avram et peut-être même plus que ses enfants. Elle est le principe même de la vie. C’est cela sa force. Elle ne l’écrit pas, mais elle en atteste à chacun de ses pas. On ne sait pas dans le roman si elle parviendra à sauver son fils, mais une chose est claire : elle a fait revenir Avram à la vie. Elle a été comme une sage-femme pour lui. Elle le ramène à la vie, car Avram ne voulait pas être dans la vie et il n’a jamais compris l’insistance de la vie à le maintenir vivant. Ora, lentement, progressivement, en lui parlant et en lui rappelant des choses qu’il n’a jamais sues comme le pouvoir de la famille, la force de la fraternité, de l’amour, lui rend tout ça. Elle le nomme pour lui en le lui disant.
Pensez-vous qu’un homme est capable de faire ce qu’elle fait ?
Disons que je connais plus de femmes que d’hommes capables de cela. Les femmes sont davantage en relation avec des parties différentes de leur être, de leur âme, de leur esprit, et même de leur physique. Je connais moins d’hommes capables de ça, mais je ne veux pas généraliser. Il y a aussi des femmes totalement déconnectées d’elles-mêmes.
Disons que nous parlons de l’homme et de la femme comme concepts, et non pas du point de vue de leurs différences anatomiques.
Une des choses qui m’a rendu très fier – je ne me souviens plus dans quel pays, peut-être en Norvège –, une organisation féminine m’a écrit qu’elle souhaitait me nommer « femme d’honneur ». C’était la plus grande médaille que j’ai jamais reçue !
Finalement, Ora c’est vous !
Bien sûr. Je ne peux pas décrire un personnage qui n’est pas moi, et qui ne deviendra pas moi.
D’habitude, le plus grand nombre d’entre nous préfère penser qu’il est soit un homme soit une femme, soit un enfant soit un adulte, soit normal soit fou, soit israélien soit palestinien. Quand vous êtes écrivain, vous êtes à même de vous mouvoir de façon très libre sur cette ligne et vous discernez que tant d’options nous constituent. Oui, je peux donc aussi être une femme, l’enfant que j’ai été et ensuite la personne très âgée que j’espère devenir dans vingt-cinq ans. Je peux être normal et fou, je peux aussi être palestinien et israélien, je peux être colon et gauchiste. Et même, je voudrais être tout ça. C’est une façon d’être dans la réalité. Je ne veux rien dénier totalement, je ne veux pas tourner le dos à quoi que ce soit. J’atteins mes limites quand il s’agit de quelque chose comme Daech. Ses adeptes me sont hermétiques. Je suis sûr qu’ils ont leur logique et leurs croyances, mais comme ils n’amènent que la mort, c’est un lieu qui ne m’intéresse pas. Les puissances qui génèrent la mort ne m’intéressent pas. Mais toutes les autres options humaines, immenses et riches, je ne veux pas les proscrire de mon être. Dans la courte durée de notre vie, pourquoi devrions-nous nous restreindre à telle ou telle chose ?
C’est une grande liberté que de ne pas être assigné à soi-même, à une seule identité ?
Des individus, mais aussi des sociétés, des collectifs, ont tendance à se coaguler dans quelques mythes, des histoires qu’ils se racontent, ou quelques concepts comme victime pour nous ou Heimat pour les Allemands. Et ils glorifient ces concepts et éduquent leurs enfants à partir de ces idées. Mais vous constatez ensuite que ces concepts deviennent comme une prison pour ces peuples, que nous sommes condamnés à nous conduire comme des victimes, et les Allemands à idéaliser le Heimat. Voyez comment les musulmans sont piégés par l’idée d’honneur qui les conduit à faire des choses qui les déshonorent. Il est essentiel, pour la vitalité des gens et de la société, de toujours examiner les « idéaux phares » et d’en trouver de nouveaux, de les actualiser sans cesse. Il y a bien sûr la force de la tradition, mais elle doit également être revue avec un regard critique. Il ne faut pas avoir peur de le faire. Jadis ces idéaux nous appartenaient, ont été utiles pour un temps, mais maintenant il nous faut sans doute d’autres idées et d’autres concepts.