Le triomphe du chagrin
Évoquer aujourd’hui le chagrin d’amour, c’est, à l’aune des malheurs humains, se situer dans un registre bénin. Pas question de le quitter, nous risquerions le tragique. Cela fait sourire lorsque l’on apprend qu’une entreprise japonaise offre trois jours de congés pour un chagrin d’amour. Certains pensent à une annonce qui relèverait plus de la communication que d’un réel souci de la santé psychique des employés. Le chagrin d’amour n’est pas encore inscrit dans les motifs d’arrêt de travail de l’Assurance maladie française. Les livres qui en traitent se trouvent plus facilement dans les rayons « bien-être »1 que parmi les sérieux ouvrages de psychanalyse. Quelques titres semblent même donner d’emblée la recette de la guérison. Avec ceux de James Alison : Plaquée… et alors ? Kleenex, vengeance et au suivant !, et de Rhonda Findling : Quand c’est fini, c’est fini !2, nous comprenons déjà comment éviter le chagrin d’amour. Et puis, à chaque âge correspond une manière de traiter sa peine. Mon premier chagrin d’amour de Sylvaine Jaoui s’adresse à ceux que l’on nomme aujourd’hui préadolescents, entre onze et treize ans. Dominique de Saint-Mars, dans la série des aventures de son héroïne, propose Lili a un chagrin d’amour3 ; elle destine son petit livre aux plus jeunes. Mais aux professionnels aguerris, le chagrin doit apparaître bien pâle. Il leur faut du plus rude. Constance Pascal, la première femme psychiatre française, publie en 1936, un an avant sa disparition, Chagrins d’amour et psychoses ; récemment, le psychanalyste Didier Lauru écrit Folies d’amour4. Psychose, folie, délire de jalousie, mélancolie, voilà ce qui est d’importance ; le chagrin, quelque peu dérisoire, ne requiert, lui, qu’une attention légère.
Reine d’Angleterre ou cœur d’artichaut
Une peine de cœur n’est donc pas le plus fréquent des prétextes à la consultation chez un psychanalyste. Les causes de l’affliction sont bien connues : « il est parti », « elle m’a quitté ». Cet événement submerge la vie du sujet. Quand l’expression « chagrin d’amour » est prononcée, tout est dit. L’alliance des deux termes « chagrin » et « amour » forme une entité pleine qui va au-delà du sens de chacun des mots et implique la compréhension immédiate de ce qui est en jeu. Comme lorsque l’on dit « reine d’Angleterre » ou « cœur d’artichaut », chacun sait à quoi on a affaire. La chose est présente. Le chagrin d’amour n’est pas le chagrin de l’amour, ni une perte d’amour, bien au contraire, mais la perte d’un objet d’amour. Peu importe les conditions, c’est cette perte qui en est à l’origine. Ce n’est pas la tristesse occasionnée par quelque mouvement de l’âme, mais la peine provoquée par un autre, bien repéré comme extérieur à soi-même : le sujet aimé.
Dans la circonstance, à quoi bon se rendre chez un psychanalyste ? On connaît sa propension à décortiquer. Analyser implique de réduire en petits fragments, de détruire l’objet pour mieux le comprendre, de s’interroger sur ce qu’il recèle. La psychanalyse s’entend aussi comme une école du chagrin. L’analysant y traverse à nouveau toutes les déceptions, toutes les ruptures, tous les amours déçus qui ont, depuis le premier jour, jalonné sa vie. Derrière la reine d’Angleterre se profilent toutes les reines mères ; au cœur d’artichaut s’ajoutent toutes les feuilles jetées dont il était recouvert. Cependant, le chagrin d’amour résiste ; celui qui le vit y tient, c’est son être même qui est en jeu.
Le chagrin d’amour est donc un objet en soi. À vouloir en traiter, un auteur est submergé par les innombrables références qu’il trouve dans la littérature, le théâtre, le cinéma – à croire que sans chagrins à dépeindre la production de livres, de films ou de pièces serait bien réduite ! Surnagent, en fonction des goûts et des connaissances de chacun, quelques œuvres que l’on pourrait inscrire dans un canon : les multiples versions de Tristan et Iseut, Roméo et Juliette, À la recherche du temps perdu, et, pourquoi pas, Le Cid, Phèdre, Autant en emporte le vent, La Femme du boulanger ou Le Quai des brumes, sans oublier La Princesse de Clèves. Mais il est une œuvre inévitable, référence absolue dans notre culture : Les Souffrances du jeune Werther de Goethe. Bien que cette œuvre ne soit pas des plus lues actuellement, elle reste à l’horizon de toute peine de cœur ; elle est peut-être même à l’origine de ce que nous appelons aujourd’hui chagrin d’amour.
La fièvre de Werther
« Ses sens se troublèrent ; elle lui serra les mains, les pressa contre son sein ; elle se pencha vers lui avec attendrissement, et leurs joues brûlantes se touchèrent. L’univers s’anéantit pour eux. Il la prit dans ses bras, la serra contre son cœur, et couvrit ses lèvres tremblantes et balbutiantes de baisers furieux. “Werther ! dit-elle d’une voix étouffée, et en se détournant, Werther !” Et d’une main faible, elle tâchait de l’écarter de son sein5. » Ce qui rend compte de la réalisation de l’amour entre Werther et Charlotte est moins présent dans notre souvenir que les plaintes, le découragement et le chagrin.
Nous savons que Werther est tombé amoureux, un soir d’orage, de Charlotte, fiancée à Albert, calme garçon, alors en voyage. Le coup de foudre précipite son bonheur, la compagnie de sa bien-aimée l’emplit de joie. Mais, au retour d’Albert, et bien qu’il se lie avec lui, Werther perçoit qu’il ne peut rester. Il reconnaît l’impossibilité de son amour. Il quitte la ville, s’essaye à un emploi auprès d’un ambassadeur, puis découvre qu’il ne fait que jouer un rôle. Marionnette d’une vie de cour, le sentiment d’imposture qu’il ressent lui fait regretter la disparition du levain qui faisait fermenter sa vie. C’est après sa démission qu’il revoit Charlotte et que la brûlante scène a lieu. C’est le lendemain, après s’être excusé dans une lettre auprès d’Albert d’avoir troublé la paix de sa maison, qu’il se suicide. Il se tire une balle dans la tête avec le pistolet qu’il lui a emprunté. Son costume a été refait sur le modèle de celui de sa première rencontre avec Charlotte ; dans sa poche, il y a le nœud rose qu’elle portait sur son sein. Il est enterré avec, de nuit. « Des journaliers le portèrent, aucun ecclésiastique ne l’accompagna6. » Un héros est mort, une légende est née.
C’est le triomphe du chagrin. On connaît le succès considérable du livre dès sa parution. En cette fin du XVIIIe siècle, la furor wertherinus, la fièvre werthérienne, embrase les cœurs au-delà de l’Allemagne. La veste bleue et le gilet jaune de Werther habillent les garçons à la mode, la robe blanche et ses nœuds roses, les filles. On dit même qu’une vague de suicides déferle. Napoléon déclare avoir lu cinq ou six fois l’ouvrage qui l’a accompagné, même pendant la campagne d’Égypte, et on ne compte pas les œuvres où son ombre est présente, de Delphine de Madame de Staël, à Adolphe de Benjamin Constant ou René de Chateaubriand qui s’en veut le contrepoison. Autant de prénoms, autant de personnages, autant de chagrins. Werther, archétype, héros romantique idéal ou bien modèle luciférien à dénoncer : nous sommes, avec ce questionnement littéraire, au cœur de la problématique du chagrin d’amour ; normal ou pathologique en serait peut-être une formulation plus actuelle, car l’interrogation supportée par le personnage de Goethe demeure. Pris dans les affres de l’amour et de ses chagrins, chacun, fût-il un jeune homme du XXIe siècle écoutant moins Bach que du rap, se retrouve dans ce roman. Il suffit que lui soit donné l’accès à sa lecture. L’espoir que l’aimée lance un regard de la portière d’une voiture, le feu lorsque les doigts se touchent ou que les pieds se rencontrent sous la table, le vide affreux qui ne peut être comblé que par elle7, l’amoureux contemporain peut le dire avec les mêmes mots.
Le roman de Goethe est épistolaire ; chaque lecteur peut donc s’imaginer seul destinataire du texte. Et c’est bien ainsi que le pense l’écrivain : « Ce serait grave si chacun n’avait pas une fois dans sa vie une époque où Werther lui paraît avoir été écrit pour lui8 », assure-t-il à Johann Peter Eckermann, le confident des dernières années. Nous savons aussi que le scénario est construit par l’écrivain à partir de sa propre expérience. Lors d’un séjour à Wetzlar, à vingt-trois ans, en 1772, il succombe au charme de la fille du bailli qu’il découvre, comme dans la scène du livre, occupée à distribuer des tranches de pain à ses frères et sœurs. Elle est promise à un garçon qualifié par Goethe, dans ses Souvenirs, de net et tranquille. Au cours de l’été, sa passion grandit, mais, intrigue semblant préfigurer celle de Jules et Jim9, « sans le vouloir, ils s’étaient accoutumés tous les trois aux uns et aux autres et ne savaient pas comment ils en étaient venus à ne pouvoir se passer les uns des autres10 ». Toutefois, la fiancée n’est pas l’héroïne de Truffaut ; elle a choisi. Alors que Goethe commence à devenir un ami plus cher – werther en allemand de ce siècle, werter aujourd’hui –, elle lui déclare qu’il ne peut rien attendre d’elle. Ainsi, le vécu, dans ses moindres détails, traverse l’œuvre. Charlotte, c’est Charlotte Buff ; le bal, comme la scène du goûter des enfants, a bien lieu – Goethe y accompagne la jeune fille. Albert, c’est Johann Christian Kestner, fiancé à Charlotte depuis qu’elle a quinze ans. En réponse à l’annonce de leur mariage, Goethe a les mêmes mots que ceux qu’il fait écrire à Werther : « Que Dieu vous bénisse, mes amis, et vous donne tous les jours de bonheur qu’il me retranche11 ! » Werther éperdu d’amour pour Lotte, Werther dans la profonde affliction, Werther magnanime, c’est Goethe. Cependant, et cela rend compte au plus juste de la dynamique du chagrin d’amour, Werther au frac bleu et au gilet jaune, Werther qui emprunte les pistolets d’Albert et se tire une balle dans la tête, ce n’est plus Goethe, c’est Charles-Guillaume Jérusalem.
Un coup de feu
Jérusalem, que biographes et commentateurs ne mentionnent en général que par ce nom de famille si évocateur de nostalgie, est lui aussi un jeune érudit en poste à Wetzlar. Garçon bourgeois, il traverse l’épreuve subie par Werther dans le roman : l’humiliation d’être évincé d’une réception où seule la noblesse est admise. Amoureux d’une femme nantie d’enfants et d’un mari jaloux, après s’être jeté à ses pieds, il est vivement repoussé et interdit de reparaître auprès d’elle. C’est effectivement lui qui, prétextant un voyage, emprunte à Kestner ses pistolets et se suicide. « Tout à coup, j’apprends la nouvelle de la mort de Jérusalem et, immédiatement après la rumeur générale, le récit exact et détaillé de cet événement. À l’instant même, le plan de Werther fut trouvé12. » Il faut ce coup de feu pour qu’en 1774, deux ans après sa déception amoureuse, Goethe rédige, en quelques mois, un récit qui devient le paradigme du chagrin d’amour.
Nul ne peut donner l’explication dernière de la mise à mort d’un sujet par lui-même, pas plus le psychanalyste qu’un autre. Même s’il peut parler de retournement de l’agressivité contre soi, de destruction du mauvais objet interne, de victoire de la pulsion de mort, il ne fait que tenter de trouver des mots, des concepts, qui éclairent la nuit de l’impensable. Il n’est pas certain qu’une vague de suicides ait suivi la publication des Souffrances du jeune Werther ; en revanche, nous pouvons être assurés que ce livre a pu fournir des interprétations convaincantes aux suicides de quelques jeunes Allemands dans les années 1780.
Le phénomène est toujours d’actualité. Influence d’un mauvais livre ici, déplorables conditions de travail dans une entreprise là : donner des éclaircissements rationnels à l’insupportable est une nécessité pour ceux qui continuent leur existence. Ils ont besoin des mots qui font entrer cette disparition dans la vie. Dorénavant, grâce à Goethe, le chagrin d’amour conduit à la mort, comme, en d’autres temps, la perte de l’honneur et, de nos jours, le stress au travail. Plus précisément, l’ouvrage de l’écrivain, par son succès, ajoute un prétexte recevable au suicide. Toutefois, l’auteur n’est pas totalement dupe de cette rationalisation. Ses souvenirs et ses confidences citent la mélancolie de Jérusalem, la blessure d’amour-propre qu’il subit devant les nobliaux de Wetzlar, autant que son amour apparemment voué à la déception. En revanche, ce suicide donne corps aux rêveries dont le jeune Goethe rend compte dans ses confidences : un badinage avec la mort où il s’enfonce la pointe d’un poignard dans la poitrine ; fantaisies conscientes et romantiques, mais fantaisies toujours.
Les œuvres qui reprennent et adaptent le scénario de Goethe font du suicide de Werther l’unique événement essentiel. Le caractère dramatique du chagrin d’amour est constitutif, tout le reste n’est que péripéties. Les remaniements, parfois importants, ne semblent pas bouleverser le sens du texte original. Jules Massenet, dans son opéra Werther, donne une sœur à Charlotte, Sophie, amoureuse du héros ; quant à Albert, il en fait un époux jaloux et soupçonneux. Dans Le Roman de Werther, film de Max Ophüls, le romantisme fait place à un drame bourgeois où l’envieux Albert et la vertueuse Charlotte conduisent le rêveur Werther à sa tragique fin. Plus nettement encore, le suicide a lieu dès le commencement du plus récent Jeune Werther de Jacques Doillon. Il devient le prétexte de ce film où la jeune fille aimée s’esquive. Ici se conjuguent Goethe et Alain-Fournier, Les souffrances du jeune Werther et Le Grand Meaulnes13. Sans suicide, pas de mythe, pas de destin fatal à l’horizon du chagrin d’amour. C’est avec sa mort que Werther devient le parangon de tous les amoureux transis et sans espérance.
Le costume de l’amoureux
Goethe nous a donc prévenus : chacun, à un moment de sa vie, doit lire Les Souffrances du jeune Werther comme un ouvrage écrit pour lui. Chacun, au moins une fois, doit avoir traversé le chagrin d’amour. Pour autant, il ne s’agit pas de mettre fin à ses jours. Le personnage de Werther réalise le fantasme de la mise à mort, par un sujet, d’une partie de lui. Dans le chagrin, comme Werther, l’amoureux est tué, et, comme Goethe, le sujet reste en vie. Celui qui meurt est un autre, même si cet autre fait partie de soi. Le gilet jaune et la veste bleue de la première rencontre, ce costume usé que Goethe fait refaire à Werther pour être enterré avec, celui que l’écrivain n’a jamais eu parce qu’il appartient à Jérusalem, souligne que l’être qui disparaît porte une tenue qui n’est pas la sienne. Il revêt l’habit de l’amoureux à la façon dont un soldat endosse l’uniforme militaire. Si ce dernier est tué, ce n’est alors pas au titre de l’homme qu’il est, mais parce qu’il est habillé d’un vêtement qui le signale comme un ennemi à abattre. De sujet, il est devenu cible. Toutefois, au combat de l’amour, les guerres sont virtuelles, et l’ennemi est à l’intérieur de soi.
« Rappelez-vous Werther voyant pour la première fois Lotte en train de pouponner un enfant. […] Cette coïncidence de l’objet avec l’image fondamentale pour le héros de Goethe est ce qui déclenche son attachement mortel. […] C’est ça l’amour. C’est son propre moi qu’on aime dans l’amour, son propre moi réalisé au niveau imaginaire14 », assure Jacques Lacan pour illustrer ce qu’il nomme la psychologie du coup de foudre. Il a sans doute un peu oublié le livre, car, si Charlotte est nourricière, distribuant leur pain à ses frères et sœurs, elle ne pouponne pas ; ceci n’empêche pas l’essentiel : la coïncidence de l’objet d’amour idéal, l’idéal du moi, ici ce personnage magique de la jeune fille, avec le moi idéal, c’est-à-dire l’image fondamentale, image rêvée de soi-même, celle que, nous le supposons, Werther aspire à atteindre.
La distinction entre idéal du moi et moi idéal, importante lorsqu’il est question de l’amour et de ses chagrins, n’est pas présente chez Freud. Même s’il utilise les deux termes (Ichideal pour idéal du moi, et Idealich pour moi idéal), ceux-ci ne signent pas des concepts séparés. Ce sont ses successeurs, et tout particulièrement Jacques Lacan, qui formalisent ces instances15. Le moi idéal apparaît au moment du stade du miroir, quand l’enfant qui ne maîtrise pas encore la motricité de son corps, qui ne le vit pas comme unité, découvre, entre six mois et un an et demi, le reflet complet de son image et celle de l’adulte qui le soutient. Il anticipe alors l’unité qu’il n’a pas encore acquise. Cette image, celle dans laquelle se noie Narcisse, constitue le moi idéal. Moi, parce que c’est de l’enfant, de son enveloppe, de ce qui le distingue de toi, qu’il s’agit ; idéal, parce qu’au moment où ce reflet est perçu il n’est pas réel, il s’inscrit comme ce qui est à atteindre ; son registre est imaginaire.
L’idéal du moi, quant à lui, ne relève pas de l’imaginaire. Ce n’est pas un reflet mais une référence. Il se constitue à partir de l’identification d’un enfant à ses parents, aux adultes qui l’entourent. Ceux-ci, idéalisés, porteurs des idéaux collectifs culturels, dessinent un modèle à atteindre. L’idéal du moi s’inscrit ainsi dans la réalité de chacun.
Le coup de foudre amoureux survient quand l’un rencontre l’autre, quand je retrouve en elle ou en lui ma propre image idéalisée. L’imaginaire prend alors corps. Image et réalité se recouvrent quand l’homme à la veste bleue et au gilet jaune, parure imaginaire, oripeaux d’un moi idéal, rencontre la jeune fille réelle qui, vêtue d’une simple robe blanche, avec des nœuds rose pâle aux bras et à la poitrine, incarne l’idéal de celle qui est attendue pour former un couple. Le premier semble porter un déguisement, signe de l’imaginaire ; la seconde est habillée d’un vêtement élégant et familier qui n’empêche pas l’action bien réelle de donner des morceaux de pain bis à chacun des enfants en fonction de son âge et de son appétit. Nous comprenons ainsi qu’elle est capable, dans la réalité, de contenter ceux dont elle s’occupe. Les enfants ont leur goûter ; un jeune homme peut espérer d’autres satisfactions.
Un moi idéal
Pour que le lien s’installe, que le couple se forme, que la coïncidence de l’objet d’amour avec l’image du moi idéal soit assurée, l’être aimé doit posséder les qualités espérées par l’amoureux. Pour Goethe, il est essentiel que cette compagne soit dévouée. Elle doit être toute à lui. Ainsi Charlotte se distingue-t-elle dans la simplicité de son habit. « Comme il est bien établi que les femmes ne se parent que pour les autres femmes, et qu’elles sont infatigables à rivaliser entre elles de parure, celles-ci m’étaient surtout chères qui, par une simple toilette, donnent à leur ami, à leur fiancé, la secrète assurance qu’elles n’ont pris ce soin que pour lui et que, sans beaucoup d’embarras et de frais, elles pourront continuer ainsi pendant tout une vie16 », confie l’écrivain dans ses Souvenirs ; la plus chère de toutes étant, bien entendu, Charlotte. Le programme amoureux est bien défini : toute une vie de soins attentionnés sans trop d’embarras ni de frais. La plus chère, werter, n’est pas la plus onéreuse, teurer ! Goethe, pas plus que Freud, ne considère qu’une femme narcissique, infatigable séductrice qui rivalise de parure, ne puisse convenir. En effet, le grand charme de la femme narcissique ne manque pas d’avoir son revers : l’insatisfaction de l’homme amoureux, le doute sur l’amour de la femme17. L’objet idéal est celui qui offre la certitude du contentement, c’est aussi celui qui reste à jamais inscrit. L’inconscient ne connaît pas le temps, il ne vieillit pas ; ce sont les adaptations des désirs fondamentaux à la réalité qui varient avec les années. Le coup de foudre reste possible à tout instant, il suffit que l’objet idéal se présente encore.
Nouveau Werther, plus de cinquante ans après, en 1825, à Marienbad, Goethe s’éprend d’Ulrike von Levetzow. Sans doute ne porte-t-elle pas de robe blanche aux nœuds roses, la mode a changé ; cependant, c’est toujours une jeune fille de dix-sept ans ; il la demande en mariage. Après son refus, le poète épanche son chagrin en composant l’Élégie de Marienbad :
Et maintenant ton cœur se clôt. Il semble
Qu’il ne se soit jamais ouvert et n’ait goûté
Jamais les tendres heures qui ressemblent
Près d’Elle, aux cieux brillants et constellés.
Et l’atmosphère est lourde et le souci,
Le repentir et le chagrin l’ont envahi18.
À soixante-quinze ans, ce n’est même plus le démon de midi, c’est presque le démon de minuit, pourrait s’étonner la vox populi qui s’apitoyait sur le sort de Werther. Mais cela témoigne simplement de la vitalité des images inconscientes fondamentales. Les idéaux se constituent précocement dans le stade du miroir, cette expérience qui cristallise le narcissisme. À partir de cette assurance narcissique, celle que les imposteurs n’acquièrent pas, ce qui les rend inaptes au chagrin d’amour, se construit l’image du moi idéal à laquelle tout sujet aspire ; elle prend toute son ampleur chez l’amoureux. Le moi idéal se distingue de l’idéal du moi ; ce dernier rompt avec le narcissisme. L’enfant n’est plus amoureux de lui-même, mais de ceux qui lui servent de modèles, ses premiers objets d’amour : les figures parentales. Elles sont le creuset de l’idéal du moi, elles se devinent dans l’ombre de chaque être aimé.
Les mystères de l’Autre
Ainsi, d’une part, l’amoureux présente à son aimé une image idéale – il offre ce qu’il n’a pas –, d’autre part, l’être aimé est également une personne idéalisée. La femme ou l’homme aimé, l’objet d’amour, n’est chéri que dans la mesure où il correspond au moi idéal fabriqué par celui ou celle qui aime. Plus exactement, c’est la part de perfection que l’amoureux découvre en l’autre qui déclenche sa passion, qui l’éblouit. L’amour rend aveugle, on le sait. L’éclat de l’idéal fait resplendir l’objet aimé, gomme ses défauts ; il fait aussi rêver sur les secrets de l’être. Car l’idéal n’est ni totalement conscient – je ne sais jamais complètement ce à quoi j’aspire – ni absolument clos. Il est la porte ouverte aux mystères de l’Autre, celui qui se profile déjà dans la figure maternelle soutenant le nourrisson devant le miroir. La présence de l’Autre évite donc que le narcissisme de l’enfant ne se referme sur lui-même. La part d’idéal peut surgir d’un trait infime – distribution, avec tant de douceur !, des morceaux de pain par Charlotte ; rayon noir émané des yeux de l’Albertine de Proust. S’il ne se substitue pas à tout l’être aimé, s’il n’est pas fétichisé – quand l’amour de la bottine prend la place de celui pour une femme19 –, ce trait incite toujours au rêve, rend compte de l’inaccessibilité de l’Autre.
« Si nous pensions que les yeux d’une telle fille ne sont qu’une brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avide de connaître et d’unir à nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque réfléchissant n’est pas dû uniquement à sa composition matérielle ; que ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être se fait20 », commente le narrateur de la Recherche du temps perdu, séparant ici la vivacité du regard de la brillance d’un reflet. Quant à Werther, chez Charlotte, fille d’une taille moyenne mais bien prise, qu’il ne réduit cependant jamais à cette image, il ne cesse de découvrir, à chaque mot, de nouveaux attraits, de nouveaux rayons d’esprit, une veine de charmes inépuisable, trésor infini qui signe la présence de l’Autre.
Devant leur dulcinée, les amoureux ne se contentent pas de porter leurs plus séduisants atours. Ils s’enveloppent des effets de leur moi idéal. Ceux-là ont la particularité de leur appartenir et, en même temps, de leur être quelque peu étranges, sinon étrangers, à la façon dont, en examinant son reflet dans une glace, chacun peut être surpris par son image. Le célèbre costume bleu et jaune, dans lequel Werther veut se voir pour l’éternité, trouve son écho dans la façon dont Proust, au moment où il reconnaît son amour pour Albertine, découvre à nouveau sa chambre du Grand Hôtel de Balbec. « Voici que je venais de recommencer à ouvrir les yeux sur elle, mais cette fois-ci de ce point de vue égoïste qui est celui de l’amour. Je songeais que la belle glace oblique, les élégantes bibliothèques vitrées donneraient à Albertine si elle venait me voir une bonne idée de moi. […] Ma chambre […] se renouvelait car j’en regardais et en appréciais chaque meuble avec les yeux d’Albertine21. »
C’est son propre moi qu’on aime
Les personnages, dit l’écrivain, les instances pour les psychanalystes, sont en place. Il y a le sujet amoureux ; c’est l’image idéale qu’il se fait de lui-même qui trouve son contentement dans le coup de foudre. Il y a l’être aimé ; il est objet d’amour quand, en lui, l’amoureux imagine découvrir l’idéal qu’il attend, mais, bien entendu, cet idéal est façonné par l’amoureux lui-même. C’est « son propre moi qu’on aime dans l’amour ». Quand on est fétichiste amoureux d’un objet, ça s’arrête là. Mais quand on accepte que l’objet d’amour soit un sujet, quand on est Werther ou narrateur de la Recherche du temps perdu, on prend un risque, celui du chagrin. Le sujet aimé peut ne pas accepter de jouer le jeu de l’objet d’amour. Il peut décliner l’amour. Charlotte refuse, Albertine disparaît ; la belle ordonnance des instances idéales s’effondre. Il ne sert plus à rien de revêtir les frusques du moi idéal, de s’imaginer vu avec les yeux de l’être aimé. Que l’on ait vingt ans ou plus de soixante-dix, l’atmosphère devient lourde, le chagrin l’envahit.
Pour moi le Tout, l’Univers est perdu,
Moi qui étais le favori des dieux.
[…]
En m’infligeant la blessure sacrée,
Tel un gisant ils m’ont abandonné22.
L’Autre apparaît hors de portée car, en perdant celui ou celle que j’aime, ce n’est pas seulement l’objet d’amour inscrit dans son cortège d’idéaux imaginaires auquel je renonce, c’est cette ouverture à l’inépuisable de l’Autre que procure le sujet aimé qui semble se fermer.
Le chagrin d’amour règne. L’amoureux déçu, endeuillé ou bafoué apparaît submergé par la désolation. Il pleure ou il reste digne dans la tristesse, il se plaint ou il s’enferme dans le mutisme ; pour autant, le chagrin ne cesse de résonner. En lui, ça cause, c’est-à-dire que le chagrin orchestre d’une nouvelle façon sa vie imaginaire ; les idéaux fantasmatiques ne changent pas, ils s’articulent différemment avec la réalité. C’est dans cette dialectique entre fantasme et réalité que s’inscrit le chagrin d’amour. Lorsque Lacan évoque l’attachement mortel du héros de Goethe, ne levant pas, comme à son habitude, l’ambiguïté du qualificatif, nous pouvons nous poser la question de savoir si l’amour est mortel, ainsi qu’on le dit d’un champignon vénéneux, ou bien si cet attachement est mortel, à l’image de tout ce qui est humain. S’agissant de Werther, obnubilés que nous sommes par son suicide, nous tranchons facilement pour la première occurrence : c’est l’amour qui tue le jeune passionné. Mais, en ce qui concerne Goethe, c’est bien son amour pour Charlotte qui meurt.
Le beau délire
« Le mécanisme de la création littéraire est le même que celui des fantaisies hystériques. Goethe réunit pour son Werther quelque chose qu’il a vécu, son amour pour Lotte Kestner, et quelque chose qu’il a entendu, le destin du jeune Jérusalem qui se suicida. Il joue vraisemblablement avec le projet de se tuer, trouve là le point de contact et s’identifie à Jérusalem, à qui il prête ses propres motifs tirés de son histoire d’amour. Au moyen de cette fantaisie, il se protège contre l’effet de son expérience vécue. Donc Shakespeare a finalement raison d’associer création littéraire et délire (fine frenzy)23. » Dans le seul texte (issu d’un manuscrit non destiné à la publication, adressé en 1897 à son ami Wilhelm Fliess) où il évoque Werther, Freud met l’accent sur le lien du roman avec l’expérience vécue par son auteur. Il fait alors de la création littéraire un équivalent des élaborations fantasmatiques. Les Souffrances du jeune Werther deviennent une protection contre les malheurs du jeune Goethe.
Freud remarque que les fantasmes, les fantaisies, tissent l’étoffe de l’imaginaire avec les fils de la réalité. Les désirs irréalisables – ici l’amour déçu de Goethe et ses velléités suicidaires – rencontrent un élément de réalité – le suicide de Jérusalem – qui donne leurs formes à ces fantaisies. Celles-ci, dans la mesure où elles demeurent dans un monde imaginaire, garantissent du passage à l’acte. Le fantasme, comme le rêve, permet que les souhaits, fussent-ils de mort, s’accomplissent sans dommage. Le risque survient quand les fantaisies ne sont plus contenues dans l’imaginaire, mais débordent dans la réalité. Dans cette perspective, l’écriture de Werther relève du mécanisme des créations fantasmatiques et occupe une fonction protectrice. Le chagrin s’inscrit dans l’imaginaire d’un livre ; ainsi, la tristesse ne conduit pas à la réalisation du suicide. Toutefois, cela n’empêche pas qu’il y ait meurtre. Il a lieu dans le fantasme. Goethe tue Werther. Le sujet met à mort, non l’objet de son amour, Charlotte, mais son idéal du moi, l’homme au gilet jaune. Nous sommes là au cœur du chagrin d’amour.
Tuer l’idéal du moi
Le succès des Souffrances du jeune Werther dès sa parution, son accession à la place de récit modèle, tient à ce que son scénario rend compte au plus près de la dynamique du chagrin. L’amoureux déçu imagine la mort d’une partie de lui-même. L’offre qu’il a faite de son être magnifié a été refusée. Quand les yeux de son aimée se sont détournés, un miroir s’est brisé, celui dans lequel se reflétait son moi idéal.
Consciente ou non, admise ou refusée, l’idée du suicide est ordinairement présente dans le chagrin d’amour. Goethe joue avec son poignard ; le narrateur de la Recherche, après que mademoiselle Albertine a demandé ses malles et est partie, explique : « Ce que je voulais c’était mettre fin à l’angoisse physique que mon cœur plus mal portant que jadis ne pouvait plus tolérer24. » Quand Goethe met fin aux jours de Werther, quand le héros de Proust est prêt à toutes les concessions pour faire revenir Albertine, c’est le moi idéal qui s’efface, ce n’est pas le sujet qui meurt. Dans le chagrin – est-ce ce qui s’est passé pour Jérusalem ? –, il faut donc prendre garde à ce que le sujet ne se confonde pas avec son idéal.
Cependant, mettre à mort le moi idéal, le tuer ou le destituer, c’est aussi protéger l’objet d’amour. Le chagrin n’est ni une vengeance ni le renoncement à un désir, c’est le résultat d’une défaite. L’objet d’amour rencontré dans la réalité n’a pas répondu à l’attente. Il disparaît, il refuse, voire il ne correspond pas à l’idéal supposé, mais, dans tous les cas, ce qu’il incarne reste dans la ligne de mire de l’amoureux. Un autre objet peut le remplacer. Ulrike, longtemps après, succède à Charlotte ; Albertine fut précédée de Gilberte. Les bons freudiens vous diront que père et mère sont toujours à l’origine. Le chagrin garantit la persistance de l’amour. À la différence du deuil, il ne transforme pas son objet en une chose indifférente, il le perpétue.
Ici, le plus important est sans doute moins dans la permanence de l’objet idéalisé que dans l’ouverture à l’Autre qui est ainsi maintenue. Dans le chagrin, le sujet continue de s’adresser à l’Autre, au-delà de l’objet désormais perdu. Car le chagrin, qu’il soit bruyant, sanglotant, pleurant, ou raide et mutique, n’est jamais silencieux. La parole que l’amoureux affligé destine à l’Autre, au-delà de l’être aimé disparu, ne cesse pas. Parfois, elle nous est transmise. Le texte des Souffrances du jeune Werther ou celui d’Albertine disparue ne sont que cela : une mise en forme du discours prononcé à l’attention de l’Autre et que, par conséquent, nous recevons. S’il n’était destiné qu’à Charlotte ou bien qu’à la jeune fille en fleur, il ne nous concernerait pas. Création littéraire et fine frenzy, ce beau délire qu’est le chagrin, sont bien associés.
Dans l’esprit de Goethe
Freud ne cesse de se référer à Goethe. Il l’évoque tout au long de son œuvre, son abondante correspondance fait la part belle aux citations, plus ou moins transformées, pour la plupart issues de Faust. En 1917, l’article Un souvenir d’enfance de « Poésie et vérité »25 lui permet, en s’appuyant sur quelques pages des mémoires de Goethe, de démontrer ce que sont les souvenirs-écrans : des scènes infantiles inscrites dans la mémoire qui rendent compte de fantasmes inconscients et de désirs réprimés. En 1930, la ville de Francfort lui remet le prix Goethe, ayant reconnu dans l’inventeur de la psychanalyse un homme travaillant et créant « dans l’esprit de Goethe26 ». Figure tutélaire, ce dernier se retrouve, avec Léonard de Vinci et Shakespeare, dans le panthéon freudien. Plus encore, la proximité des intuitions de Goethe avec les découvertes psychanalytiques a toujours été soutenue par Freud qui énonce que, « par exemple, la force incomparable des premiers liens affectifs de l’enfant lui était chose familière27 ». Ainsi, Goethe est reconnu comme un personnage savant des choses de l’inconscient.
Cela n’empêche pas que, parmi les textes publiés par Freud, Les Souffrances du jeune Werther ne figure jamais. Cette bluette ne convient pas au sérieux revendiqué par la psychanalyse ; quand elle ne se pique pas de scientificité, elle vise le plus élevé des considérations sur l’humanité. Bien évidemment, au pays d’Éros et de Thanatos, c’est Faust que nous croisons. Werther, lui, ne se rencontre qu’une fois, en 1897, au sein d’une correspondance vouée à la destruction et sauvée par la princesse Marie Bonaparte28, échangée entre Freud et Fliess. Ces lettres témoignent de « la seule histoire vraiment extraordinaire que vécut jamais Freud29 », selon son biographe officiel ; une histoire regardée comme celle de la psychanalyse personnelle de Freud, avec ce que cela comporte de transferts amoureux, donc de chagrins.
Gardons-nous, à partir de ce qui n’est quand même qu’un détail – cette absence de Werther dans l’œuvre freudienne – de bâtir une théorie du chagrin d’amour chez Freud ; en revanche, reconnaissons que le chagrin qui conclut l’histoire que l’on peut qualifier d’amoureuse entre Sigmund Freud et Wilhelm Fliess est constitutif de l’origine de la psychanalyse.
Le train-train de l’analyse
Longtemps je me suis levé de mon fauteuil interrogatif au sujet d’Oronte. Ce jeune homme, dans ce temps particulier de la fin des études universitaires et du début d’une activité professionnelle, a voulu entreprendre une analyse pour ne pas, dit-il, s’engager dans une voie qui ne lui convienne pas. Au cours des premiers entretiens, rien d’autre ne vient étayer sa demande ; aucun symptôme, aucune angoisse, pas la moindre trace de secret de famille, de trauma infantile, de honte ou de culpabilité, de désordre quelconque, pour alimenter le désir de l’analyste. Il reste sur sa faim. Le divan semble réduit au bureau d’un conseiller d’orientation. Cependant, un je-ne-sais-quoi qui se brise à peine dans sa voix au moment où il évoque la crainte d’une erreur d’aiguillage éveille en moi des images d’enfant jouant avec un train électrique. Nous sortons alors du factuel d’un questionnement. Les séances débutent ; puis elles s’enchaînent régulièrement. La locomotive roule sur ses rails avec les arrêts prévisibles aux gares premiers souvenirs, naissance de la sœur, menaces paternelles, découverte de la sexualité, trahisons de camarades et amours de cousines, et avec l’accident imprévu du décès de la mère alors qu’Oronte est âgé de dix-sept ans. Mais le train continue de circuler, les aiguillages sont franchis sans que cela ne déraille. Et, au moment de l’interruption de chaque séance, il me semble que je suis moi-même ce dont parle Oronte, un enfant plongé dans un jeu dont il est à la fois acteur – c’est lui qui met en marche le train – et spectateur – la mécanique fonctionne seule. Cette croyance survit quelques secondes à la fin du rendez-vous ; nous n’avons pas dépassé la première page de la Recherche du temps perdu.
Dans la vie actuelle d’Oronte, ses stations portent des noms de femmes. Moins Don Juan que Casanova, ses liaisons se succèdent. Il est rarement solitaire, mais ses amours ne durent rarement plus que quelques semaines. À chaque fois, il s’imagine poursuivre jusqu’au terminus, mais rien à faire, il ou elle se lasse. Pourquoi ? Il ne le sait pas, rien d’autre que le sentiment qu’ils sont blasés, que c’est fini, et surtout, au grand jamais, aucun chagrin. Celui-ci surgit à l’improviste.
Depuis quelque temps, Oronte, Werther comblé, est l’amant d’une femme mariée, mère également. D’une façon assez brusque, prétextant vouloir mieux se consacrer à ses enfants, elle décide de mettre un terme à leur relation. La fin d’une aventure qui, consciemment, ne déplaît pas à Oronte ; les complications de cette liaison commençaient à lui peser. C’est un étrange rêve, la nuit suivant la séance où il fait part de cette rupture, qui ouvre les vannes du chagrin. Du songe, il ne garde qu’une image, mais elle est forte : son cou est difforme, il porte une sorte de goitre, une poche sous le menton. Cette sensation ne disparaît pas au réveil et l’occupe une grande partie de la journée suivante, entre la dysmorphophobie (la peur d’une malformation d’une partie du corps) et l’hallucination proprioceptive (la certitude illusoire de la réalité de cette difformité).
Le pélican
Néanmoins, au cours de la séance qui suit, s’il évoque cette curieuse perception, c’est surtout sa peine qui l’occupe. Pour la première fois, Oronte ressent un profond chagrin après le départ de cette maîtresse qu’il pensait lui être presque indifférente. Idéalisation de l’aimée : jamais il ne retrouvera une telle compagne, aussi belle, intelligente et attentionnée ; perte de l’estime de soi : trop jeune, trop égoïste, et pas assez bien pour elle ; temps arrêté et disparition du goût pour les choses de la vie ; sentiment que l’existence ne vaut plus la peine ; chez Oronte, Werther déçu, tous les symptômes du chagrin d’amour s’expriment, jusqu’à cette malformation imaginaire qui s’ajoute pour accentuer sa dévalorisation. Nous sortons du circuit dans lequel l’analyse s’est installée. Le chagrin inattendu d’un amour ignoré conduit Oronte sur une voie méconnue ; elle est poétique.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots
Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
[…]
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
[…]
Ivre de volupté, de tendresse et d’horreur30.
Oronte, qui en douterait ?, n’est pas poète. Ces célèbres vers ne surgissent pas aussi nettement dans son discours. (Bien entendu, ici, je condense, je transforme, je raccourcis pour ne garder que l’essentiel et le transmissible avec suffisamment de confidentialité.) Il faut plus d’une séance pour approcher ce dont il est question. La femme qui l’a quitté lui rappelle une fable ayant marqué ses jeunes années : un pélican – il est certain de l’oiseau – s’offre en pâture à ses petits. Son chagrin est d’autant plus fort que son amante, pense-t-il, a sacrifié sa féminité à sa maternité ; la peine d’Oronte s’augmente donc de quelque colère jalouse à l’égard des enfants de sa maîtresse. Mais, dans le même mouvement, cette femme est magnifiée ; son abnégation la rend d’autant plus parfaite ; son inaccessibilité fortifie le désir, installe le chagrin. Oronte, jusque-là insouciant, commence à ne plus comprendre ce qui lui arrive.
« Lorsque le pélican lassé d’un long voyage… » Cela fait quelque temps que je me suis souvenu de ces vers issus de La Nuit de Mai de Musset ; j’en cite donc le début dans une séance – le psychanalyste sait-il jamais exactement pourquoi à tel moment plutôt qu’un autre ? Immédiatement, Oronte se les rappelle. Mon intervention est l’entendu qui, allié au vécu, va organiser le chagrin dans le fantasme. Apprendre cette poésie lui fut une corvée. Il avait onze ou douze ans ; c’est sa mère qui la lui faisait réciter ; en revanche, elle prenait un grand plaisir à déclamer ces vers qu’elle connaissait par cœur. D’autre part, il est absolument convaincu – et là je dois vérifier dans le texte – que l’oiseau qui partage ses entrailles avec ses petits est une mère, en aucune façon un père. Sa certitude est absolue : il a, assure-t-il, toujours appris le poème ainsi ; une conviction qui rend compte de l’inscription dans le fantasme inconscient de ce qu’il avance. Que le lapsus ait été fait au moment de l’apprentissage, ou qu’il vienne au jour maintenant, le résultat est le même : une femme se sacrifie à ses petits. C’est ce qu’il rencontre dans la réalité avec le départ de sa maîtresse ; c’est ce que cette rupture ramène à la conscience. Le chagrin d’Oronte se déclare à cette occasion. Lorsque son amante prend comme prétexte ses enfants pour le quitter, il ne peut mettre en doute cette parole ; là encore, pour lui, c’est une vérité indéniable.
Ouvrir les portes de l’Autre
Ici, les freudiens ont raison : la mère est à l’origine du chagrin d’amour. Cependant, Oronte ne le découvre qu’au moment où sa maîtresse le quitte. Celle-ci endosse la vêture d’idéal du moi lorsqu’elle se déclare plus ivre de volupté et de tendresse avec ses enfants qu’avec son amant. Nous comprenons alors que la poche sous le cou est celle du pélican. Oronte fait coïncider une image rêvée de lui-même, un moi idéal, avec celle de l’objet de son amour, un idéal du moi. Le songe est celui d’un coup de foudre, la rencontre entre Werther et Charlotte nourrissant ses petits frères et sœurs. Puis, en gardant au réveil le souvenir de cette image, il devient Werther conservant pieusement le ruban rose de Charlotte.
Jusque-là, les chagrins d’amour étaient interdits à Oronte. Il ne s’agit pas du deuil de sa mère, disparue quand il était adolescent ; il l’a amplement pleurée. Ce qui lui restait impossible, sans doute à cause de cette mort trop précoce, c’est la rencontre avec un objet d’amour, et pas simplement de désir, un être aimé qui supporte cette part d’idéal provenant du plus loin de lui-même. En devenant le lieu où s’écoute la peine, le cabinet de l’analyste n’est plus confondu avec la cabine des aiguilleurs ou le bureau d’un conseiller. Peuvent alors se questionner l’oubli du père au bénéfice de la mère, l’horrible volupté et la tendresse du parent qui offre ses entrailles, cette jouissance étrange de La Nuit de Mai, déjà soulignée par Lautréamont31. Les vers de Musset ne sont plus une récitation mal apprise, les mots du texte deviennent les vocables qui permettent à Oronte de dire son fantasme, d’en faire part à l’analyste. Le chagrin ouvre les portes de l’Autre.
Voir, par exemple, F. Hédon, Chagrins d’amour, Paris, Larousse, 2008 ; Y. Dallaire, Guérir d’un chagrin d’amour, Saint-Julien-en-Genevois, Jouvence, 2008 ; D. Hirsch, Rupture, petit guide de survie, Paris, Marabout, 2007 ; P. Delahaye, Ces amours qui nous font mal, Paris, Marabout, 2005.
Respectivement : éditions Eyrolles, 2004, et Gawsewitch, 2007.
Respectivement : éditions Rageot, 2005, et Calligram, 2008.
Respectivement : éditions L’Harmattan, 2000, et Calmann-Lévy, 2003.
Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 111.
Ibid., p. 121.
Ibid. Voir lettres des 8 et 16 juillet, et du 19 octobre, p. 33, 35, 80.
Cité in J.-F. Angelloz, Introduction à Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, Paris, Flammarion, « GF », 1968, p. 38 ; voir Conversations de Goethe avec Eckermann, Paris, Gallimard, 1988.
Film de François Truffaut dont le scénario est tiré de Jules et Jim, roman de H.-P. Roché.
Goethe, Poésie et vérité. Souvenirs de ma vie, Paris, Aubier, 2005, p. 348.
Goethe, Les Souffrances…, op. cit., p. 64.
Goethe, Poésie et vérité, op. cit., p. 374.
Voir A. Agard, La Nécessité du chagrin d’amour. Alain-Fournier, ou l’Invention de l’adolescence, Paris, Epel, 2009.
J. Lacan, Le Séminaire, livre I. Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, séance du 31 mars 1954, p. 163.
Voir S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in Œuvres complètes de Freud, Psychanalyse, t. XII, Paris, PUF, 2005 (nous noterons désormais OCF.P, suivi du numéro du tome, les références aux Œuvres complètes de Freud en cours de publication aux PUF) ; « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981 ; J. Lacan, Le Séminaire, livre I, op. cit. ; « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache “Psychanalyse et structure de la personnalité” », et « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Goethe, Poésie et vérité, op. cit., p. 347.
Voir S. Feud, « Pour introduire le narcissisme », loc. cit. p. 232-233.
Goethe, Élégie de Marienbad, trad. J. Tardieu, Paris, Gallimard, 1993, p. 31.
Voir O. Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Gallimard, « Folio », 1996 ; S. Freud, « Fétichisme », OCF.P XVIII.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, II : À l’ombre des jeunes filles en fleur, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, t. II, p. 152.
Ibid., p. 278-279.
Goethe, Élégie de Marienbad, op. cit., p. 67 (derniers vers de l’élégie).
S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, « manuscrit N », Paris, PUF, 2006, p. 318. « Le regard du poète, animé d’un beau délire (fine frenzy), se porte du ciel à la terre et de la terre au ciel », Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, acte V, scène 1, trad. F.-V. Hugo, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 1193.
M. Proust, À la recherche du temps perdu, VI : Albertine disparue, op. cit., t. IV, p. 12.
S. Freud, « Un souvenir d’enfance de Poésie et vérité », OCF.P XV.
Id., Notice à Prix Goethe 1930, OCF.P XVIII, p. 342.
Id., « Prix Goethe 1930. Allocution prononcée à la maison de Goethe à Francfort », in Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1987, p. 182.
Voir E. Jones, La Vie et l’Œuvre de Freud, Paris, PUF, 1958, t. I, p. 316-317.
Ibid.
A. de Musset, La Nuit de Mai, in Poésies complètes, Paris, LGF, 2006, p. 415.
Voir Lautréamont, Poésies I, in Les Chants de Maldoror et autres textes, Paris, LGF, 2001, p. 371-372.