Destins de chagrin
Si tristesse, dépression ou mélancolie sont les conséquences d’un chagrin d’amour, tous ces états moroses ne relèvent pas de ce chagrin-là. Le chagrin d’amour nécessite un objet. L’être aimé devient inaccessible. Il est interdit, il s’est éclipsé, il se refuse. Quelles que soient les causes de sa perte, l’objet d’amour disparu provoque la peine. Mais, évidence parfois oubliée, pour qu’il y ait chagrin d’amour, il faut de l’amour. Souvent, on omet Cupidon et ses flèches pour ne voir que ses proies. Cependant, le destin du chagrin dépend de la façon dont l’objet a été élu, dont le trait de Vénus a été tiré.
Célébrer la pulsion
« La différence la plus marquante entre la vie amoureuse du monde antique et la nôtre réside sans doute dans le fait que les anciens mettaient l’accent sur la pulsion elle-même, alors que nous le plaçons sur l’objet1. »
Au sein des Trois Essais sur la théorie sexuelle, ouvrage scandaleux à sa sortie en 1905, parce que blasphématoire, mettant en évidence ce que chacun dénie : la sexualité infantile, Freud ajoute une note où il distingue la vie amoureuse antique de celle de ses contemporains. De fait, une grande partie des élaborations freudiennes consistent à remettre à l’honneur la célébration de la pulsion, aux dépens de l’objet, jusqu’à Lacan qui, avec le concept de l’objet a (objet petit a), objet qui se dérobe à qui veut l’attraper, le rend irreprésentable. La pulsion, c’est le destin. Son objet, son but semblent changer, mais sa dynamique est invariable. Pour schématiser à l’extrême ce qui ne cesse d’être discuté, il s’agit d’aimer, d’unir pour éros la pulsion de vie, et de défaire, de ramener à l’inorganique pour la pulsion de mort. Le psychanalyste se doit de débusquer sous l’amour de l’objet son origine pulsionnelle, remonter le chemin de la flèche jusqu’à Éros.
Toutefois, Freud l’affirme, sa mythologie ne relève pas d’une imagination cosmique mais revendique une valeur biologique. La pulsion qu’il célèbre n’est pas du même ordre que celle des anciens ; elle repose sur des bases réelles, tandis que l’antique n’est qu’imaginaire et religieuse. Cette conception est en accord avec ce qu’il propose à son disciple, le pasteur Pfister : « Je voudrais lui assigner [au psychanalyste] un statut qui n’existe pas encore, le statut de pasteurs d’âmes séculiers qui n’auraient pas besoin d’être médecins et pas le droit d’être prêtres2. » Pour approcher les mystères d’éros, de nouveaux clercs sont initiés, ce sont les psychanalystes. Eux seuls sont capables de distinguer le chagrin de la pulsion des chagrins de l’objet. Ne l’oublions pas, il y a toujours dans la psychanalyse le risque du religieux lorsque les textes des fondateurs deviennent des dogmes, par exemple lorsque la croyance en la vérité de la pulsion devient absolue.
« Par ma foi, seigneur, elle m’aime en toute bonne foi mais vous ne comprenez pas pourquoi. Si elle m’aime, c’est la potion qui en est la cause », tente de convaincre Tristan. « Sire, par le Dieu tout-puissant, il ne m’aime et je ne l’aime qu’à cause d’un breuvage que j’ai bu et qu’il a bu3 », ajoute Iseut. La pulsion, ses effets irrépressibles, son origine biologique ou mythique sont au principe de ce que nous considérons comme le roman d’amour originaire de notre monde : Tristan et Iseut.
Plus éloigné dans le temps, et un peu plus oublié que le couple de Roméo et Juliette auquel chaque amoureux contemporain peut s’identifier, relevant d’un monde médiéval qui nous est moins proche, le couple de Tristan et Iseut n’en est pas moins un jalon essentiel pour comprendre les chagrins d’amour. Ici, l’accent est mis sur la pulsion. De ces textes manuscrits rédigés au XIIe siècle à partir de la tradition orale par plusieurs auteurs dont le plus célèbre est Béroul, il reste plusieurs fragments importants et quelques adaptations et traductions germaniques et scandinaves qui permettent d’en reconstituer l’ensemble.
Peu ou prou, chacun en connaît l’histoire ; elle fait partie de notre patrimoine. Le cœur de celle-ci est l’amour, interdit mais consommé, entre Tristan, neveu du roi Marc, et Iseut, la reine, épouse du roi. Leur passion se noue indéfectiblement quand Tristan, parti chercher Iseut de l’autre côté de la mer pour la conduire à son mariage avec Marc, boit par erreur et partage avec la jeune fille un philtre, le lovedrink, destiné à assurer le succès de l’union. Ce sont donc eux qui s’initient à l’amour charnel. La nuit de noces, pour éviter que le roi ne découvre que son épouse n’est plus vierge, celle-ci demande à Brangien, sa suivante, de la remplacer dans le lit conjugal. Les aventures tumultueuses des amants, tantôt réunis, tantôt séparés, cachés ou dénoncés, découverts et châtiés ou repentis et pardonnés, joyeux ou désespérés, forment la suite du récit. Celui-ci se termine, dans la version de Thomas, par une mort aux circonstances proches de celle de Roméo et Juliette. Tristan a épousé, sans avoir pu la rendre femme, un double de son aimée (Iseut aux Blanches Mains). Au cours d’un combat où il est allié à un double de lui-même (le chevalier Tristan le Nain), Tristan reçoit une blessure, provoquée par un pieu empoisonné, dont seule la reine Iseut connaît les secrets de guérison. Il l’envoie quérir par-delà les mers et demande qu’une voile blanche soit hissée sur le navire si elle est à bord, une voile noire dans le cas contraire. Mais, « colère de femme est redoutable4 », Iseut aux Blanches Mains, son épouse jalouse, lui ment, annonce une voile noire quand le bateau revient avec son aimée. Tristan se laisse alors mourir ; la reine Iseut, le découvrant, lui baise la bouche et meurt enlacée à son amant.
La tromperie de la parole
Dans les premiers temps de leur aventure, peu après avoir été découverts, désespérés de ce qui leur arrive, les amants consultent un pasteur d’âmes, le frère ermite Ogrin. « C’est la potion qui est en cause », « Je ne l’aime qu’à cause du breuvage ». Leur dialogue avec frère Ogrin nous permet de comprendre que philtre moyenâgeux et pulsion freudienne agissent dans le même registre, celui d’une attirance irrépressible, une aimantation, où l’objet importe peu. Tristan et Iseut se distinguent radicalement du couple exemplaire de Roméo et Juliette. Quiconque aurait bu le philtre – le roi Marc le premier – serait dans le même état passionné ; les amants médiévaux sont indéterminés, tandis que Roméo n’a qu’un seul objet d’amour : Juliette qui, elle-même, ne chérit que Roméo. Amour impossible et chagrin dans les deux cas, mais chagrin de la pulsion dans le premier, de l’objet dans le second.
L’amour de Tristan et d’Iseut n’est donc pas à l’image de celui des amants shakespeariens, venu de quelque lieu lointain et ineffable. Il n’est pas cet amour toujours proche du divin, où l’Autre s’incarne dans une figure aimée, tels Juliette, Charlotte, Roméo qui demeurent à l’horizon de tout amoureux, de toute amoureuse. La passion de Tristan et d’Iseut est prosaïquement liée à un breuvage. Pasteur un peu séculier, frère Ogrin sait traiter avec le monde profane, celui de la pulsion. L’ermite accepte, lorsqu’ils viennent lui demander, le repentir des amants. Il leur donne le pardon de Dieu, mais il connaît aussi les hommes : « Pour effacer la honte et dissimuler le mal, on doit mentir un peu à bon escient5. » Le frère ne propose à Tristan rien de moins que de nier qu’il ait entretenu une liaison malhonnête avec l’épouse du roi ! Ce que, bien entendu, le héros s’empresse de faire ! D’ailleurs, n’est-ce pas exact puisque celle-ci n’est que la conséquence d’un acte manqué ?
Par-delà la mythologie freudienne et celle des légendes médiévales, il est tout à fait remarquable que là où la pulsion est à l’œuvre – quand elle relève du biologique, du philtre d’amour, du lovedrink, c’est-à-dire de l’homme et non des dieux –, tous les ressorts de la parole sont utilisés. Rien n’arrête le langage pour la satisfaction pulsionnelle ; c’est la leçon des rêves, c’est celle que nous donne Tristan. Ce dernier est menteur, parjure, il prend la voix d’un autre, il ne cesse de tromper Marc. Iseut n’est pas en reste. Elle a tout particulièrement l’art du double sens, des significations cachées, des mots ambigus. Ainsi, pour être définitivement innocentée de son commerce illégitime avec Tristan, elle doit jurer, toutes les saintes reliques exposées, et tous les rois et chevaliers, jusqu’au roi Arthur, présents. C’est la grande épreuve judiciaire. Elle a lieu sur une lande accessible par un gué difficile à franchir. Pour la faire passer d’une rive à l’autre, Tristan, incognito, grimé en mendiant lépreux, porte la reine installée à califourchon sur lui. Iseut peut donc ensuite, devant la noble assemblée, prononcer sans rougir son serment : « Je jure sur ces reliques et cette châsse, sur toutes les reliques qui ne sont pas ici et celles de par le monde, que jamais un homme est entré entre mes cuisses, sauf le lépreux qui se fit bête de somme pour me faire traverser le gué et le roi Marc mon époux6. » Les ruses de la langue sont au service d’éros. Loin des afféteries du fine amor des troubadours, le texte de Béroul annonce le gay savoir de Rabelais.
Le Roman de Tristan est une célébration de la pulsion. Régulièrement, l’origine de celle-ci, la boisson enchantée partagée, est rappelée. Désormais, tel l’éros freudien, elle oriente l’existence des amants. Leur désir ne se cantonne pas à la contemplation béate d’un objet d’amour idéalisé, la dame du trouvère. Toutes les versions de Tristan nous montrent un homme et une femme adeptes des délices de la chair. Dès les premiers jours, à bord du navire où ils ont bu le philtre, « ils expriment leur désir et leur passion l’un à l’autre, ils s’embrassent, ils s’enlacent et s’abandonnent au plaisir. […] Avec joie et volupté ils assouvissent leur passion dans l’intimité aussi souvent qu’il leur est possible, jour et nuit7 ». Plus tard, on les aperçoit nus dans le lit de Marc, on les découvre ici ou là enlacés comme s’ils avaient été cousus l’un à l’autre avec des liens. « Ils se donnent de tendres baisers et des caresses. Ils font beaucoup de choses mais parlent peu. Ils s’abandonnent à leur joie et à leur plaisir8. » La parole est utile pour conduire à la satisfaction de la pulsion ; ensuite, elle n’est plus nécessaire. Baisers, caresses et abandons se font dans le silence ; les amants n’ont pas besoin des tromperies du langage. En revanche, la parole occupe toute la place lorsque les amants sont séparés, lorsque le chagrin d’amour règne.
Le bavardage du chagrin
Il n’y a pas encore de chagrin en ce siècle, car celui-ci n’entre dans le vocabulaire que quatre cents ans plus tard ; néanmoins, la peine des amants est bien réelle lorsqu’ils sont éloignés l’un de l’autre. Quand la reine doit partager la couche de son roi, et quand son aimé quitte le château, nous les voyons pleurer à leur séparation. Tristan devient sombre, morne, tourmenté ; Iseut se lamente, tombe en faiblesse. Tous les mots disponibles de la langue sont utilisés par les conteurs pour décrire l’état des amants désunis. Mais l’affliction apparaît alors comme une douleur provoquée par la pulsion plutôt que par l’objet. Tristan souffre, s’imagine abandonné par Iseut restée auprès de son époux. Il s’afflige, il est jaloux de Marc comme d’Iseut : « Il trouve son plaisir, il trouve sa jouissance : ce qui était à moi est aujourd’hui à lui. […] Elle m’a oublié parce qu’elle jouit de lui9. » On peut dire que Tristan redoute qu’Iseut évite le chagrin en faisant en sorte que sa pulsion soit satisfaite.
Si le chagrin, apparu dans la langue française à la fin du XVe siècle, ne peut figurer dans le discours de Tristan, en revanche, dans la langue du récit médiéval, « aimer » (amer) se conjugue avec la mer comme avec l’amertume, quand « jaloux » (gelus) renvoie à gelé10. Comment mieux définir l’état d’éros dans la jalousie ? L’amour est pris telle de l’eau gelée, le chagrin bloque les sentiments, le jaloux est enfermé comme il enferme son objet d’amour. La pulsion d’amour du jaloux est bien gelée !
Le chagrin d’amour est bavard. Cela ne signifie pas que celui qui en souffre ne cesse de parler. Il peut être tout à fait silencieux, mais c’est en lui que le discours tourne en boucle, ressassant trahison, jalousie, perte, disparition, instillant lamentations et affliction. Tristan et Iseut dans la peine ne peuvent plus tromper personne. Car, si le chagrin est bavard, c’est aussi parce qu’il ne joue pas avec la langue. Chacun sait que celui qui en souffre a perdu le sens de l’humour ; le retour de la plaisanterie signe la sortie de la peine. Dans le chagrin, pas de métaphore possible, pas un objet pour un autre. Tristan épouse une nouvelle Iseut, cela ne lui fait pas abandonner son humeur sombre. Peut-être alors que l’analyste, qui prend garde à ne pas s’apitoyer, c’est-à-dire à ne pas renforcer la peine, mais tente de rouvrir les portes de la langue, peut dégeler le discours, faire fondre le chagrin.
Mot d’analyste
Au détour de ses séances d’analyse, Myrrha, jeune mère d’un fils de tout juste quatorze ans, rapporte le premier chagrin d’amour de ce garçon, un chagrin provoqué par la perte de son objet d’amour. Elle l’a deviné en remarquant son changement d’humeur. Il est visiblement maussade tandis que, depuis l’été, il était plutôt gai, et surtout plein d’une suffisance qui agaçait la famille. Même pendant les fêtes de Noël, elle l’a senti quelque peu lointain, ne partageant pas comme à l’habitude la fébrilité et les embrassades de ses deux sœurs et de son frère plus jeunes. Il n’y a qu’un message arrivé sur son téléphone portable qui le déride. Il s’arrange pour que tout le monde s’aperçoive de sa réception, mais refuse d’en dire quoi que ce soit.
« Je le sais depuis le début, assure cette mère, c’est cette gamine qui exhibait ses seins autour de la piscine cet été qui a séduit mon cornichon de fils.
–Corps-nichon ?
–Oh ! Je vous vois venir avec vos gros sabots. N’empêche que si cette fille montre ses nichons parce que ses parents la laissent faire, moi, j’ai plus de tenue que cela avec mes enfants. Et le cornichon, c’est bien mon fils. Il s’est laissé prendre, et, aujourd’hui, elle l’a laissé tomber, tandis que moi, je dois le récupérer. »
Si Myrrha me voit arriver avec mes sabots, un peu trop bruyants, de psychanalyste qui semble ne pouvoir s’empêcher un mot d’esprit, c’est dans la mesure où la question de la séduction, plus précisément celle de son interdit, est à l’origine de sa démarche. Enfant élevée dans une famille où l’austérité règne en maître absolu sous couvert de religion, Myrrha, devenue femme, confrontée à son impossibilité d’accepter qu’un désir se porte sur elle, perçoit la chape qui pèse sur son existence. Trois fois, elle se refuse à une relation amoureuse ; c’est ce qui, peu après son vingt-et-unième anniversaire, la décide à consulter un psychanalyste, pour ne plus « rater une occasion par sa faute », précise-t-elle. Comme cela se produit parfois, le simple fait de formuler une demande semble résoudre le problème. Ce qu’elle s’autorise à dire, elle s’autorise à le vivre. Dans la semaine de son premier rendez-vous survient une rencontre amoureuse. Son premier amant remplace son premier psychanalyste ; après quelques entretiens, aucune cure ne s’engage. Myrrha s’est émancipée d’avoir énoncé son désir.
Tout cela, elle le reprend longtemps après, lorsque je la rencontre à mon tour. Depuis, elle s’est mariée avec un autre homme, renonçant à son initiateur qui s’est avéré être aussi tyrannique dans le libertinage que sa famille l’est dans la rigueur, et elle est devenue mère. Elle n’a jamais oublié sa rencontre avec un psychanalyste ; cependant, elle n’a pas été le revoir, car ce n’est plus pour se permettre l’amour mais à l’occasion d’une peine diffuse et incompréhensible qu’elle consulte. Apparemment, pour Myrrha, amour et chagrin relèvent d’états si différents que la même personne ne peut en comprendre les péripéties. Comme entre-temps elle a changé de ville, il serait abusif d’insister pour qu’elle consulte à nouveau le précédent analyste ; toutefois, il s’agit de ne pas oublier ce qui se profile ici : chez cette femme, chérir et être affligée ne sont pas dans le même registre. Elle aime, et elle a du chagrin, mais le chagrin d’amour ne fait pas partie de son expérience. L’amour et l’objet aimé, chez elle, apparaissent distincts.
Ce que traverse son fils lui révèle le cocon protecteur dans lequel elle-même a été élevée et qui, par-delà les années, reste présent. La stricte observance religieuse et le puritanisme qui organisaient la vie de Myrrha pendant sa jeunesse l’ont tenue à l’écart des désordres amoureux. C’est ce qu’elle a dépassé, l’âge adulte survenu. Mais, s’aperçoit-elle maintenant, pendant son enfance, ce sont aussi les chagrins qui ne peuvent s’exprimer. Plus précisément, ils n’ont pas lieu d’être. Poupée cassée, jouet perdu, mot malveillant d’une camarade de classe, punition ou mauvaise note, et même, plus tard, sa première rupture amoureuse sont acceptés avec une apparente indifférence. Quelle valeur peuvent avoir ces anodines contrariétés aux yeux du Dieu vénéré chez elle ? Dans sa famille, à la façon du monde antique compris par Freud, l’accent n’est pas placé sur l’objet, mais sur la pulsion. L’ombre de l’idéal recouvre toutes les peines. Myrrha a le souvenir de la gaieté permanente de ses jeunes années ; elle la considère aujourd’hui quelque peu artificielle. Elle s’aperçoit que celle-ci l’a en partie coupée du monde. À ne pas avoir de peines à partager, les confidences sont plus rares, les rencontres plus difficiles. Elle découvre maintenant que l’effacement, la perte de consistance de cet idéal religieux, appuyés par le pragmatique athéisme de son époux, ont partie liée avec cette tristesse vague qui l’a décidée à reprendre une analyse. Le temps des chagrins est venu.
Une mère attentive
Pour l’analyste, il s’agit d’éviter de les recouvrir en consolant. Il tente de dégeler le discours, c’est-à-dire qu’il ne réagit pas à l’instar de Myrrha réconfortant son fils :
« Comme j’ai vu qu’il était triste, je lui ai fait le plat qu’il aime : une poule au riz !
–Et pourquoi pas une poule au lit ? »
Du riz au lit, la distance ici est à peu près la même que du lit au rire ! Tout le problème est de ne pas mélanger les registres. Myrrha n’offre pas à son fils une jeune fille sur un canapé. Néanmoins, en préparant cette nourriture qu’il apprécie, elle est au-delà de la métaphore, bien que ce soit une poule qu’elle décide de cuisiner. Avec la gourmandise, nous sommes toujours dans un lien archaïque au monde. La première tétée est inaugurale ; c’est la découverte du morceau de monde extérieur que nous avalons. Les goûts et les dégoûts façonnent, dès son origine, notre vie. Notre style de gourmandise est, comme notre manière de parler – langue utilisée, ton de la voix, rythme des mots –, une part de notre identité. La pertinence de la proposition de cette mère face au chagrin de son fils repose donc à la fois sur le jeu de mots inaperçu – une poule à la place d’une fille, cela vaut bien « une de perdue, dix de retrouvées » – et sur la réalité consolatrice d’une nourriture appréciée, à la façon dont le biberon ou le sein arrêtent les pleurs en calmant la faim autant qu’en rendant présent l’être aimé. Quant à chercher à comprendre pourquoi ce jeune homme goûte particulièrement la poule au riz, ce serait aussi illusoire que de vouloir deviner toutes les causes de l’accent chuintant ou chantant, du tempo lent ou saccadé, du ton rauque ou aigu d’une voix. Cela fait partie de son être.
Ainsi, quand le psychanalyste entend le signifiant « poule », la mère sait l’objet qui peut consoler son enfant, comme, parmi tous les braillements, elle peut reconnaître les pleurs de son nourrisson. Ici, le chagrin a une cause précise : le départ d’un objet d’amour, et une résolution supposée : l’apaisement apporté par un autre objet, une nouvelle présence. La poule doit remplacer le nichon, de même que le mets dans la cocotte se substitue à la fille autour de la piscine. Nous sommes dans un chagrin de l’objet.
Tous ne sont pas de cette nature. Myrrha le découvre. En effet, si son fils a été congédié par une amoureuse, peut-être un peu idéalisée, dans le même moment, elle s’aperçoit de la disparition de l’idéal dirigeant sa propre vie. Ce n’est pas une révélation brutale et inopinée, ni même une véritable divulgation ; ce secret, elle l’a deviné depuis longtemps. Mais, au fur et à mesure des séances, Myrrha prend conscience qu’elle-même a congédié cet idéal en se séparant de son premier amour. Celui-ci l’a séduite en lui proposant un style de vie libertaire, en rupture avec le puritanisme de son enfance. Dans ces mœurs, elle retrouve l’idéal proclamé, centre de tous les discours, cause de toutes les certitudes, organisateur de l’existence. Toutefois, le communautarisme militant, la non-violence bavarde, le retour à la nature affiché sont contraignants, autant que les règles austères qu’elle a connues. L’obligation d’une nourriture végétalienne lui devient aussi insupportable que celle de partager sa couche avec d’autres que son amant. Elle le quitte, sans états d’âme en apparence. C’est aujourd’hui qu’elle en ressent le chagrin ; il est moins lié à l’homme abandonné qu’à l’idéal disparu. Désormais, sa vie n’est pas plus guidée par le Dieu aimant de son enfance que par l’idéologie libertaire de ses premières années de femme. Son existence lui apparaît parfois bien terne, ce qui la chagrine. Ce chagrin-là ne repose pas uniquement sur la perte d’un objet, fût-il aimé et désiré ; il ressortit à un registre imaginaire, celui de la pulsion. L’Amour de Dieu, l’Amour de la Nature, la pulsion de vie semblent désormais lui faire défaut.
Chagrin d’idéal
Dans la suite de son analyse, cet épisode peut être relié à un classique, mais tardif ici, déclin du complexe d’Œdipe ; ce phénomène, soutient Freud, « doit tomber parce que le temps de la dissolution est venu tout comme les dents de lait tombent quand poussent les dents définitives11 ». Ultime avatar de l’amour pour une figure paternelle, Myrrha rompt avec cet homme décevant et trompeur, qui, pas plus que son père, ne lui a donné ce qu’elle attend. Elle rencontre ensuite celui avec qui elle conçoit un enfant, ce garçon dont elle évoque le chagrin. Cependant, quelles que soient les explications trouvées pour fournir du sens à ce morceau de l’histoire de Myrrha, ce que cette femme découvre, à partir de l’expérience de son fils, qu’elle rapproche de la sienne, c’est son propre chagrin d’amour. Chagrin d’idéal peut-être, mais chagrin quand même.
Le chagrin d’amour surgit à l’occasion d’une perte. Celle-ci peut être subie : le fils de Myrrha a été congédié par sa belle, ou bien provoquée : Myrrha avait renvoyé son compagnon et, s’aperçoit-elle maintenant, dans le même mouvement, elle avait renoncé à la nécessité d’un idéal. La cause du chagrin est toujours la disparition d’un être aimé. Ce dernier peut être fait de chair, incarner l’énigme du vivant, c’est-à-dire être un sujet avec ce que cela implique de mystère et de lien à l’Autre : il est habituel de dire que l’on ne fait jamais le tour de celui que l’on aime. Mais l’objet d’amour peut aussi être désincarné, avoir une consistance éthérée à l’image de l’idéal de Myrrha.
Nous ne pouvons savoir de quoi est tissé l’amour du garçon pour sa naïade, mais cela ne s’arrête sans doute pas à la séduction d’une poitrine aperçue ; il apprécie sa belle pour tout ce qu’elle est. Sa mère en convient, qui reconnaît à la jeune fille un certain charme. En revanche, Myrrha se surprend à n’avoir aucun souvenir de la texture du corps, ni même, ajoute-t-elle, de l’âme de son premier amant. Les goûts, les dégoûts, les désirs et les refus partagés alors avec lui ne supportent nul mystère ; ils sont strictement renvoyés à la certitude de leur idéal de vie communautaire de ces années-là. De l’homme, elle ne peut rien se rappeler, pas plus la couleur de ses cheveux que le timbre de sa voix, la chaleur de son corps ou la force de ses sentiments. Il n’est même pas un fantôme, il n’en est que la lointaine silhouette. Elle ne se souvient que de sa fascination, moins pour ce qu’il était que pour ce qu’il lui proposait de partager, et ceci n’était rien d’autre qu’un lovedrink, un nouveau philtre pour remplacer celui de l’amour religieux de son enfance.
La peine qui a conduit Myrrha vers l’analyse n’est pas un chagrin d’amour, mais un deuil de l’Amour, la révélation de l’imaginaire de la pulsion, du fallacieux idéal d’éros. Ainsi découvre-t-elle que la rencontre originelle avec un homme, avec un objet d’amour, ce n’est pas avec le premier qu’elle l’a vécue, mais avec celui qui est venu après, qu’elle découvre aimer d’une tout autre façon, et avec qui elle noue suffisamment de complicité pour en faire le père de ses enfants. Elle continue de vivre avec lui. Celui-ci possède un corps, mais pas un philtre ; il ne la possède pas.
Un voyage extraordinaire
« Si Franz de Télek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour où il l’avait vue sur le théâtre de Naples, il y avait six ans déjà que cet excentrique dilettante [Rodolphe de Gortz] ne vivait plus que pour l’entendre, et il semblait que la voix de la cantatrice fût devenue nécessaire à sa vie comme l’air qu’il respirait12. » En apparence, deux hommes aiment la même femme.
Le Château des Carpathes n’est pas l’ouvrage le plus célèbre de Jules Verne. Cependant, ce livre, dont certaine légende assure qu’il est le fruit des amours de l’auteur avec une jeune Estelle ou bien une belle Roumaine, est un roman où la question des formes du chagrin d’amour est abordée d’une manière des plus directe, voire didactique. Plus précisément, le chagrin lié à l’amour déçu pour une femme de chair se distingue ici nettement du chagrin causé par la disparition d’un souffle désincarné, comme le chagrin vécu par le fils de Myrrha est différent de celui traversé par sa mère. Le premier est vécu par le héros, Franz de Télek, le second est l’apanage de l’antihéros, Rodolphe de Gortz ; leurs conséquences dramatiques constituent l’intrigue de ce Voyage extraordinaire.
Une cantatrice et deux seigneurs
Ultime rejeton d’une ancienne et illustre famille de Roumanie, dont les descendants jouissent d’une grande considération et font un usage généreux de leur fortune, Franz de Télek a connu une enfance facile, sans beaucoup sortir du domaine familial. Malheureusement, sa mère meurt lorsqu’il a à peine quinze ans et son père décède alors qu’il est dans sa vingtième année. Il s’enferme avec son chagrin dans la propriété de famille jusqu’à ce que, Jules Verne lui faisant user de l’un des remèdes proposés par la sagesse des peuples, il voyage. Son intention est de visiter l’Europe, mais, conquis par la splendeur des œuvres d’art, il reste plusieurs années en Italie. C’est donc dans ce pays que, à vingt-sept ans, Franz découvre une célèbre cantatrice. Dès la première fois qu’il voit la Stilla, il éprouve les entraînements irrésistibles d’un premier amour.
En revanche, nous ignorons tout de la biographie de la Stilla. Hormis sa silhouette, nous ne connaissons que peu de choses d’elle. Objet d’amour avant d’être objet de chagrin, telle est sa seule fonction dans le roman. Jeune femme de vingt-cinq ans d’une beauté incomparable, elle possède une voix qui reproduit avec perfection les accents de tendresse et les sentiments les plus puissants. Cependant, cette artiste n’a jamais ressenti la passion qu’elle vocalise. Son cœur ne connaît pas l’amour qu’elle mime. La Stilla dessinée par l’auteur correspond très exactement au portrait freudien des femmes narcissiques. Il n’est pas utile que l’on sache leur histoire, c’est leur présence qui importe. Ce sont habituellement les plus belles et elles exercent le plus grand charme sur les hommes ; toutefois, « de telles femmes n’aiment, à strictement parler, qu’elles-mêmes, à peu près aussi intensément que l’homme les aime. Leur besoin ne va pas dans le sens d’aimer, mais d’être aimées, et leurs complaisances vont à l’homme qui remplit ces conditions13 ». Cependant, dans la « Bibliothèque d’éducation et de récréation », il ne saurait être question de complaisances ; seul le mariage est envisageable. C’est ce qu’offre Franz de Télek. Il est agréé. La cantatrice renonce à l’opéra.
Voilà qui ne convient pas au second homme passionnément épris de la prima donna, le baron Rodolphe de Gortz. Lui aussi dernier descendant d’une noble famille roumaine, seul au monde, sans aucun parent depuis l’âge de vingt-deux ans, il apparaît comme la face sombre de Franz de Télek. Si la famille de celui-ci est appréciée pour sa générosité, celle du baron est honorée, et sans doute crainte, pour ses faits d’armes. Et, quand le domaine des Télek permet la vie large et facile de la noblesse de campagne, le château, le burg, des Gortz, abandonné, à demi ruiné, est réputé hanté. Quand le comte se force à quitter son château idyllique pour découvrir le monde, le baron abandonne son burg pour fuir la « monotone solitude que la mort avait faite autour de lui14 ». Tous deux voyagent en Europe. Le premier est séduit par les arts, puis par une femme, tandis que le second court les centres lyriques pour satisfaire à ses insatiables fantaisies de dilettante, jusqu’à ce que celles-ci n’aient plus qu’un unique objet, la Stilla, plus exactement sa voix.
Au théâtre San Carlo de Naples, leurs destins se croisent, puis se séparent. Avant le chagrin, il y a l’amour. La forme et l’objet de l’amour déterminent la qualité du chagrin. Le comte Franz de Télek et le baron Rodolphe de Gortz semblent s’intéresser à la même femme. La Stilla est l’objet de leur inclination. Cependant, Gortz n’a jamais cherché à la rencontrer, ne s’est jamais présenté chez elle. Il n’a pas essayé de connaître la cantatrice. En revanche, Franz fait sans répit le siège de sa bien-aimée, jusqu’à ce qu’elle cède. Les deux hommes aiment la même femme, mais pas le même objet. L’attachement de Gortz pour la chanteuse n’a pas le caractère de l’affection de Franz pour l’incomparable jeune personne. Le premier adore une idole, le second éprouve de la passion pour un être dont il souhaite qu’elle devienne son amante. Nous retrouvons ici, présenté de façon radicale, ce qui distingue le premier amour de Myrrha de celui que son fils éprouve. La fascination pour un idéal se sépare nettement de l’attirance pour un sujet.
Gortz, à qui la voix de la Stilla est aussi nécessaire que l’air qu’il respire, à chaque représentation, caché dans le fond de sa loge, s’absorbe dans ce chant exquis, s’imprègne de cette voix pénétrante, faute de laquelle il semble qu’il n’aurait pu vivre. Son attitude est celle de Grenouille, ce héros d’une autre célèbre aventure extraordinaire, rédigée par Patrick Süskind dans Le Parfum. Gortz s’imprègne d’une voix comme Grenouille du parfum des jeunes filles. Ils n’aiment ni une cantatrice ni une vierge, ils jouissent de ce qu’ils considèrent comme étant leur essence : le son qui sort d’une poitrine, l’odeur qui émane d’un corps. Ils sont envoûtés par un philtre. La pulsion les entraîne.
En revanche, l’amour de Franz de Télek pour la Stilla est inscrit dans son histoire, il succède à l’amour de l’enfant pour sa mère et son père morts tôt. Rien de plus habituel, le premier amour d’un jeune homme ou d’une jeune fille est toujours, en partie, la mise à mort symbolique des premiers êtres aimés, le père et la mère, ou leurs substituts. L’objet d’amour change. C’est bien ce dont se rend compte Myrrha lorsqu’elle évoque le désintérêt de son fils à son égard, après qu’il a rencontré sa jeune séductrice.
La cantatrice a cédé à Franz pour se protéger de Gortz qui a fini par provoquer chez elle une émotion nerveuse et persistante, dont elle ne peut plus se défendre. Cette actrice mesure avec flegme les qualités du comte de Télek, gentilhomme fortuné, auquel toute femme, même du plus haut monde, serait heureuse de confier son bonheur. Ainsi l’accueille-t-elle avec sympathie, moins par amour partagé que par son refus de se laisser déposséder par l’inquiétant baron. Puis, soudainement, elle congédie ses deux amants de la façon la plus irrémédiable. Une façon implacable de résoudre le conflit dans lequel elle est prise, comme nous voyons certaines fiancées fuir la veille de leur mariage. À l’instant de la strette finale de son dernier opéra, elle tombe, morte !
Les deux hommes sont alors désespérés de la disparition de la femme qu’ils aiment ; deux chagrins d’amour, mais aussi deux destins différents que Le Château des Carpathes expose. La résolution de ces chagrins est au cœur de l’intrigue.
Deux hommes désespérés
Le soir des funérailles, le baron de Gortz disparaît. Il s’isole dans son château roumain, le faisant passer, par toutes sortes d’artifices, pour habité de fantômes. Le chagrin de Franz, lui, relève du pur romantisme. On craint pour sa raison ; il est entre la vie et la mort pendant un mois. Se réveillant, il appelle « ma Stilla ! », et, devant sa tombe, il s’efforce de creuser la terre avec ses ongles. De retour dans sa maison natale, le garçon s’y enferme. Le souvenir de sa bien-aimée est vivace comme au premier jour. Il est des chagrins qui ne cessent qu’avec la mort, surtout, comme c’est le cas ici, quand ils répètent les chagrins d’amour de l’enfance. Aux mêmes maux, les mêmes remèdes. Le domestique, fidèle compagnon qui prend soin de lui, le décide à voyager, ce qui les conduit aux abords de ce château des Carpates que l’on croit hanté.
Quand Franz découvre que celui-ci appartient au baron de Gortz, il passe outre les diableries et part à son exploration. Il aperçoit la Stilla sur le terre-plein d’un bastion ; sa résolution est prise : preux chevalier, il va secourir sa belle enfermée. Après de multiples épreuves, il découvre, sur une scène, la cantatrice chantant le même air d’opéra. Il y a un seul spectateur. « Le baron de Gortz s’était penché vers elle. Au paroxysme de l’extase, le dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une liqueur divine. » Image de la jouissance. Franz, lui, s’absorbe dans la contemplation de cette femme qu’il aime. Elle ne peut pas ne pas le voir, mais elle semble absente ; il la croit folle. À la fin du chant, il se précipite vers elle, veut l’emporter. Rodolphe de Gortz se saisit d’un couteau : « Essaye donc de me l’enlever ! » Il frappe la cantatrice au cœur… « Le bruit d’une glace qui se brise se fait entendre, et, avec les mille éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la Stilla. » Ainsi son image se perd. Gortz s’empare alors d’une boîte et tente de fuir. Une balle tirée de l’extérieur par ceux qui viennent au secours de Franz fracasse la boîte. « Ils m’ont brisé sa voix !… Qu’ils soient maudits ! »15. Ainsi, son souffle disparaît. Le burg, miné, saute. Ainsi se volatilise la scène. Le baron Rodolphe de Gortz est tué. Franz de Télek n’est qu’évanoui ; il se réveille fou. L’aventure amoureuse est terminée.
Le chagrin d’amour a fait à nouveau basculer Franz dans ce que chacun redoute, la démence. « Tu ne peux pas comprendre », cette parole de l’amoureux congédié quand on lui demande des comptes sur son état s’incarne dans la déraison ; personne ne peut plus comprendre Franz. Néanmoins, quelques mois plus tard, il retrouve le bon sens. Il raconte. Le chagrin fait place aux souvenirs.
Dans ce récit d’une époque scientiste, aucun prodige qui ne soit expliqué. Gortz a fait procéder à l’enregistrement des airs chantés et s’est procuré un tableau de la Stilla. Jules Verne, homme de théâtre avant d’être romancier, connaît les subterfuges permettant de faire apparaître les spectres dans Macbeth. Un portrait en pied, un système de miroirs et de glaces inclinés suffisent. C’est un simple artifice d’optique, allié au phonographe, qu’il met en scène ici. « Cette histoire n’est pas fantastique, elle n’est que romanesque16 », a prévenu l’auteur dès la première ligne du livre.
Styles de chagrins
Cependant, certains refusent le romanesque, c’est-à-dire le romantisme de l’amour et de ses chagrins possibles, pour ne vouloir que du fantastique, et « ces personnes en sont le plus souvent satisfaites ou même louent les facilités qu’il offre à leur vie amoureuse17 ». Telle est la leçon du Château des Carpathes, qui rejoint ce que Freud remarque à propos du fétichisme. Car, qu’est-ce qu’un fétiche, sinon l’incarnation du fantastique ? L’opposition du comte Franz et du baron Rodolphe, amplement soulignée par Jules Verne, rend très précisément compte de cela. Deux formes d’amour sans doute, mais surtout un amour qui conduit au chagrin chez le premier, tandis que le second ne peut l’accepter.
Gortz n’aime pas la Stilla, il jouit de sa voix. Celle-ci, semblable à l’objet fétiche, remplit son être, lui procure toutes les satisfactions, jusqu’à ce paroxysme de l’extase décrit par l’auteur. Mais cette voix, peu importe qu’elle sorte d’un corps vivant, d’une poitrine palpitante d’émotion ; elle provient d’une mécanique la reproduisant, et son effet est semblable. C’est exactement le même air avec les mêmes intonations qui est chanté sans discontinuer. Ici, Jules Verne touche juste : nous savons que le fétichisme participe d’un temps arrêté. Le fétiche est moins l’objet d’amour que l’objet de satisfaction de la pulsion. Dans cette perspective, on peut même soutenir que Tristan est le fétiche d’Iseut, comme celle-ci lui est son propre fétiche. Sans le philtre, ils ne se seraient pas aimés, même en ne cessant de se côtoyer.
Nous comprenons que, chez Gortz, le chagrin est irréalisable. Le baron dénie la disparition de la Stilla et la perte de sa voix en fabriquant un modèle artificiel. Le fétiche empêche les larmes. La cantatrice ne saurait être une castratrice. Car l’amour pour un autre sujet et, par conséquent, la possibilité du chagrin passent par l’acceptation de sa propre incomplétude, par la reconnaissance de l’Autre. Aimer, c’est considérer que l’être cher peut offrir non seulement ce que l’on n’a pas, mais ce que l’on n’aura jamais. Lorsque celui-ci part, rien ne peut remplacer ce qu’il emporte. Castré l’on était, castré l’on reste, si l’on considère que la castration signifie l’incomplétude de chacun. Cela ne devient évident qu’en certaines circonstances, celles qui chagrinent.
Telle n’est pas l’attitude du baron de Gortz. Il n’admet pas sa castration. Il ne peut vivre sans l’objet de son amour, cette voix admirable d’une chanteuse, objet de son narcissisme, de ses insatiables fantaisies de dilettante. De cet objet, il a fait sa chose, mais sans lui, il ne peut exister. Quand le fétiche est détruit, le baron Rodolphe meurt.
Les dernières paroles que Jules Verne prête à son personnage sont tout à fait remarquables : « Sa voix !… sa voix !… Ils m’ont brisé sa voix18 ! » Nous y retrouvons les mots que certains parents, qualifiés de possessifs, emploient à propos de leur fils ou leur fille : « Il m’a fait une otite », « Elle m’a fait un caprice ». Ce qui appartient à un enfant, maladie, colère, est saisi par son père, sa mère ; il devient leur objet. Gageons que cet enfant aura un peu de travail pour quitter son foyer, faire en sorte que son envol ne provoque qu’un chagrin tolérable.
Le chagrin d’amour provient de l’absence de l’objet aimé. Celle-ci est causée par une perte ; encore faut-il la reconnaître. Le fils de Myrrha, avec sa mauvaise humeur affichée, le comte Franz de Télek, par les démonstrations de sa profonde douleur, font entendre qu’ils ont ressenti la perte ; leur chagrin en est le signe. Chez Myrrha, la peine survient bien plus tard ; quant à Gortz, Jules Verne évoque sa colère, mais aucune affliction. Pour se protéger du chagrin, rien de plus efficace que d’annuler la perte.
Ainsi, le destin du chagrin d’amour n’est pas uniquement lié à la façon dont la relation prend fin, que l’amoureux soit congédié ou bien provoque la rupture, que l’objet d’amour s’éloigne ou disparaisse à jamais. Le chagrin est inscrit dans l’amour lui-même. Possible ou impensable, désespérant ou surmontable, le chagrin est présent dès le début de l’aventure. Son style se forge sur le modèle de la première rencontre.
S. Freud, Trois Essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, p. 56, n. 1.
Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, 1966, lettre de Freud du 25 novembre 1928, p. 183, souligné dans le texte.
Béroul, Le Roman de Tristan, trad. P. Walter, in Tristan et Iseut. Les poèmes français, la saga norroise, Paris, LGF, 1989, p. 87, 89.
Thomas, Le Roman de Tristan, in Tristan et Iseut, op. cit., p. 457.
Béroul, Le Roman de Tristan, op. cit., p. 131.
Ibid., p. 315.
Thomas, Le Roman de Tristan, op. cit., p. 335.
Anonyme, Le Donnei des amants, in Tristan et Iseut, op. cit., p. 325.
Thomas, Le Roman de Tristan, op. cit., p. 341.
Voir Le Donnei des amants, op. cit., p. 321.
S. Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe », in La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1985, p. 117.
J. Verne, Le Château des Carpathes, chap. 9. (Les éditions de Jules Verne sont nombreuses, je ne donne que le numéro du chapitre, mais il est préférable d’utiliser une édition comportant les gravures originales, indissociables du texte.)
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », loc. cit., p. 232.
J. Verne, Le Château des Carpathes, chap. 2.
Ibid., chap. 16.
Ibid., chap. 1.
S. Freud, « Fétichisme », loc. cit., p. 125.
J. Verne, Le Château des Carpathes, chap. 16.