Chapitre IV

Les temps des chagrins

Oronte, Myrrha et son fils, Lafcadio et Ophélie, mais aussi Werther, la Stilla et ses deux amants, le boulanger et sa femme, sont des êtres de chair et de papier. Des premiers, en écrivant un pan de leurs histoires, avec les déguisements imposés par la confidentialité, en leur attribuant des noms littéraires, je fais des personnages livresques. Les seconds, en les décryptant, je leur prête une condition humaine. Mais ils sont tous des sujets pour notre étude parce que, sans conteste, ils sont sortis de l’enfance, de ses petits et gros chagrins. Ils sont dans l’âge des amours, et donc des peines de cœur.

L’âge requis pour l’amour

Il y aurait ainsi un temps du chagrin d’amour, qui se distingue de celui des chagrins de l’enfance, parce qu’il y a un âge requis pour l’amour. Celui-ci correspond à ce qu’il est convenu d’appeler « maturité sexuelle » – sa date varie selon les civilisations, les époques. Avant, c’est trop tôt : séduction, détournement de mineur, voire inceste, pédophilie, sont à l’horizon – et aujourd’hui, on ne transige pas avec cela ; après, c’est trop tard : les vieillards amoureux sont autant sujets de honte que de moquerie. Une jeune femme, désespérée de la mort d’un amant âgé, est soupçonnée de ne regretter que le confort matériel que celui-ci lui offrait. Pour être pleinement recevable, un chagrin doit correspondre à un amour légitime. Mais, dans ce cas, la légitimité n’est pas celle du monde social, des liens matrimoniaux ; elle se prétend naturelle. Le prince peut aimer une bergère ; il suffit que leurs âges s’accordent.

Et pourtant, « l’enfant, longtemps avant d’avoir atteint la puberté, est apte à la plupart des opérations psychiques de la vie amoureuse (tendresse, dévouement, jalousie) », remarque Freud en 1907, dans un article commandé par une revue de médecine sociale au sujet des explications à donner aux enfants sur la sexualité. L’homme que l’on accuse de ravaler l’amour à la sexualité souligne bien au contraire que l’essence de l’amour est la reconnaissance d’un autre distinct de soi. Celui envers qui l’être éprouve tendresse, jalousie ou dévouement ne se résume pas à l’objet de la pulsion sexuelle. Toutefois, Freud constate aussi que ces états d’âme sont parfois accompagnés de sensations d’excitation sexuelle. « En bref, l’enfant est longtemps avant la puberté un être tout prêt pour l’amour, exception faite de l’aptitude à la reproduction1. »

Quand le souci du naturel se conjugue avec le scientisme, l’aptitude à la reproduction – notion physiologique – se place au centre des critères permettant la mise à l’index des amours mal assorties. La paternité d’un vieillard est mise en doute ; il ne lui reste que la concupiscence. La maternité d’une jeune femme à peine nubile est aujourd’hui trop précoce : c’est une erreur de contraception, une précipitation dans le plaisir, dans ces sensations d’excitation sexuelle dont les racines plongent dans l’infantile. Ce n’est jamais le partage avec un autre, mais l’embrasement de ses propres pulsions. Nous ne sommes plus dans la Vérone du XIVe siècle où dame Capulet peut reprocher à sa fille Juliette, de quatorze ans, qui semble renâcler au mariage, à cette rencontre avec un homme, d’être encore vierge à l’âge où elle fut sa mère2.

Quant aux amours infantiles, elles sont souvent ignorées, sinon sources de plaisanteries. Deux jeunes enfants qui se tiennent par la main sont, à l’image de ces petits perroquets que l’on nomme inséparables, regardés d’un air attendri. Néanmoins, dénier l’authenticité de ces passions amoureuses, aléa du tabou de la sexualité infantile, est sans doute préférable à leur criminalisation. Ne voit-on pas encore, dans quelques régions au puritanisme archaïque, traiter un jeune enfant trop démonstratif de pervers en herbe ? L’aveuglement vaut parfois mieux qu’un éclairage trop cru.

Un chagrin d’école

Elle ne s’appelle pas Juliette, mais Nausicaa ; elle est loin d’avoir atteint sa quatorzième année, mais n’est âgée que de cinq ans, cette petite fille dont m’entretient sa mère au cours d’un premier rendez-vous. Celle-ci a voulu me rencontrer car elle trouve que son enfant, depuis quelques mois, n’a plus l’entrain qu’elle avait jusque-là. Nausicaa est passée brutalement d’une humeur gaie et insouciante à une tristesse, une lassitude, dont elle n’est pas coutumière. Enfant aimée, enfant attendue, enfant désirée, Nausicaa n’en a pas pour autant évité les petites peines de l’enfance. Sa mère parle de ses difficultés à abandonner sa sucette qu’elle gardait, bébé, dans sa bouche, et les pleurs, parfois, lorsque son père devait s’absenter deux ou trois jours pour des raisons professionnelles. Cependant, tous ces chagrins, elle les comprend. Maintenant, c’est différent, elle ne saisit pas ce qui se passe. Depuis le mois de septembre – nous sommes en janvier –, c’est au moment de partir à l’école – Nausicaa est en dernière année de maternelle – que l’abattement de la fillette est le plus flagrant. Il ne faut pas longtemps pour que sa mère décrive une scène qui apparaît comme celle d’une grande déception amoureuse. Dès sa première année d’école, la fillette a noué une profonde amitié avec un camarade de classe. Ils sont inséparables depuis deux ans. C’est ce lien qui a été rompu au début de l’année scolaire. Nausicaa, aux dires de sa mère, s’est effondrée lorsqu’elle a compris que son ami, inscrit dans une autre classe, ne serait pas avec elle. Son visage s’est défait, une insondable tristesse l’a submergée. Depuis ce moment, celle-ci n’a pas faibli ; c’est bien un chagrin d’amour qui s’est emparé d’elle.

« Plus elles sont amoureuses, plus parfaitement elles se suffisent3. » Sans doute n’est-il pas nécessaire de passer par une citation de « Psychologie des foules et analyse du moi », de Freud, pour énoncer ce qui apparaît une évidence : les personnes amoureuses sont toujours seules au monde. Dans une foule organisée, et l’institution scolaire est pour beaucoup d’enfants la première à laquelle ils se confrontent, l’amour de deux êtres est dangereux parce qu’il met à mal les idéaux communs. Son interdit provoque un chagrin. Celui-ci est une forme majeure du chagrin d’amour. Dans cette circonstance, le temps du chagrin n’est pas la conséquence d’une désaffection de l’un ou bien de l’autre : c’est le monde des hommes qui proscrit l’amour.

Si je n’étais psychanalyste, plus exactement si la mère de Nausicaa n’était venue me consulter en tant que psychanalyste, je pourrais lui répondre à propos du chagrin d’amour de la fillette : « C’est son destin. » On ne s’oppose pas impunément à ce qui est inscrit, depuis l’origine des temps, comme constituant ce qui rassemble les hommes : le partage des idéaux dans une foule organisée. Cependant, la pratique psychanalytique avec les enfants a ceci de particulier qu’elle impose parfois de se mêler de la réalité. Ce n’est pas une intervention directe. Je ne demande pas de comptes à la directrice d’école. En revanche, en soulignant auprès de la mère de Nausicaa combien l’état, en apparence dépressif, de sa fille est lié à un chagrin d’amour provoqué par un décret de l’institution scolaire, je la soutiens dans l’action qu’elle peut entreprendre auprès de l’école. Que les causes de cette décision relèvent de l’inconscient de la horde primitive – pour Freud à l’origine de toute institution sociale4 – comme du conscient d’une mise en danger de la foule organisée n’exonère pas le psychanalyste de l’écoute d’un sujet. L’écolière n’est pas à l’école pour soutenir l’institution scolaire.

Ce que l’on a pour habitude d’appeler le cadre analytique protège l’analysant des effets de la foule ; c’est une des responsabilités de l’analyste. Il s’agit de reconnaître ce qu’est un chagrin d’amour pour chacun. Celui-ci ne se dilue pas dans quelque collectivité que ce soit ; il ne renvoie à aucune fatalité. Il peut être fondateur du sujet car il est en rupture avec les chagrins de l’enfance : il introduit l’autre dans sa vie.

Roméo et Juliette

Finis-en donc. Un peu de chagrin montre beaucoup d’amour,

Mais beaucoup de chagrin montre trop peu d’esprit5.

Lady Capulet tance sa fille Juliette. Elle ne lui reproche pas son amour car, dans cette scène, Juliette est censée pleurer la mort de son cousin Tybalt, tué par Roméo, tandis que le spectateur sait que ses larmes sont destinées à Roméo qui sort de ses bras. N’oublions pas qu’au théâtre nous sommes nécessairement partie prenante de ce qui se joue. Le spectateur en sait toujours au moins autant que le personnage le plus informé de la pièce, et parfois plus que chacun d’entre eux. Ceci est le ressort de sa compréhension du quiproquo, tel celui de cette scène entre une mère ignorant le mariage de son enfant et une fille devenue femme. Le spectateur connaît la vérité des pleurs de Juliette. Il entend les larmes d’un chagrin d’amoureuse. Ces deux vers, justes dans la bouche d’une mère, sonnent faux quand ils sont adressés à une épouse quittée le matin de ses noces. Voilà ce que, de la salle, nous entendons. C’est ce qui nous permet de comprendre que le chagrin d’amour peut être fondateur du sujet quand il le détache du collectif.

Roméo et Juliette de Shakespeare. Tous n’ont pas vu cette pièce, mais tous la connaissent, et beaucoup s’y retrouvent. « Tu es mon Roméo, je suis ta Juliette », « Ma Juliette, voici ton Roméo ! ». Les bouches amoureuses qui ne cessent de prononcer ces aveux conjurent la fatalité, car les amants de Vérone incarnent les amours malheureuses et le triomphe du chagrin. En effet, pour ne pas connaître le scénario de cette œuvre, il faudrait être un Huron. Nous savons que le chagrin qui s’y manifeste n’est pas la conséquence du dédain de l’un des êtres aimés, mais relève d’une servitude familiale. Shakespeare l’expose dès la première scène. Il en fait l’arrière-plan du drame, ce qui forge le destin, à la façon dont les usages de l’école ont séparé Nausicaa de son ami.

Un soir, la foudre tombe, l’irréparable a lieu. Au bal, le fier gentilhomme et la neigeuse colombe se voient, se rencontrent, s’embrassent, s’aiment. Roméo est masqué, Juliette ne peut savoir son identité ; et lui ignore à qui appartient ce visage à la trop riche et trop précieuse beauté. Ils se sont découverts sans se connaître. La fête finie, ils se quittent et apprennent qu’ils n’auraient pas dû s’aimer, mais se haïr. Le bref temps de l’idylle fait place à celui du chagrin. Anonymes, ils pouvaient s’adorer ; reconnus, ils doivent se détester.

Il y a de multiples façons d’interpréter le rôle de Juliette ; à chaque actrice, à chaque metteur en scène, son style. Mais nous pouvons tout à fait l’imaginer le visage défait, une insondable tristesse la submergeant, à l’image de ce que la mère de Nausicaa a vu lorsque sa fille a appris que l’école avait décidé de la séparer de son petit ami. La fillette ne sait rien des causes de cette rupture imposée et violente, traumatique. Elle la subit, en ressent le chagrin. Le trauma s’inscrit en elle. En cela, il se distingue des multiples petits chagrins qui ont scandé son existence. Naissance, sevrage, marche, propreté, entrée à l’école ont été, pour Nausicaa, accompagnés parfois de quelques larmes. Pour autant, sa mère en fait part à l’analyste, tous ces passages se sont produits sans difficultés majeures.

« Qu’ai-je raté ? » est une des interrogations qui ont conduit cette femme à consulter à propos de sa fille. Elle n’a rien raté, c’est-à-dire qu’elle n’a pas plus raté que ce qu’il fallait. La mère suffisamment bonne, pour reprendre l’expression devenue courante du psychanalyste anglais Donald W. Winnicott6, est d’abord une mère suffisamment mauvaise, celle qui ne cherche pas à satisfaire pleinement son enfant – faute de quoi, il ne sortirait jamais du nid. Et c’est sans doute parce que cette femme a suffisamment réussi ses ratages qu’elle a permis à son enfant d’être apte aux opérations psychiques de la vie amoureuse, à la rencontre avec un autre et ses aléas : tendresse, dévouement, jalousie, donc chagrin. Qu’il y ait des coupures – castrations symboliques, disent les analystes – est une nécessité de la vie du petit homme. Toutefois, lorsqu’un trauma réel intervient, à l’image de celui que subit Nausicaa, il se charge de toutes les traces inconscientes laissées par la succession des ruptures. Le gros chagrin d’amour de Nausicaa rassemble alors tous ses petits chagrins d’enfant.

Reconnaître le chagrin

Le psychanalyste, en entendant conter la scène où la fillette découvre qu’elle est séparée de son ami, est dans la position du spectateur de Roméo et Juliette. En regardant la pièce de Shakespeare, pendant l’épisode du bal, le public est seul à savoir que l’amour des jeunes gens est impossible. Il reconnaît Roméo, même sous un masque ; il a déjà vu Juliette. Mais il a aussi aperçu l’éclair des épées, il a entendu le vieux Montaigu traiter son ennemi Capulet d’infâme, et il est informé que ce dernier veut marier sa fille. Même si, par le plus extraordinaire des hasards, il n’avait jamais eu connaissance de la légende, lui seul comprend le drame qui se noue. Ici, le spectateur en sait plus que tous les personnages réunis. Shakespeare, magie du théâtre, fait participer son public en lui faisant deviner les prémices cachées du chagrin, à peine l’amour surgi.

Je ne sais rien de plus que ce que me confie la mère de Nausicaa, de même que, spectateur d’une tragédie, je ne vois rien d’autre que ce qui est joué sur scène. Parfois, cela suffit pour comprendre ce que certains personnages n’entendent pas : ce que, à la fin de la scène du bal, la nourrice de Juliette ne veut pas savoir, la rencontre amoureuse de celle qu’elle a élevée. Se refuser à prendre connaissance des affaires amoureuses, celles qui ont trait à la fois aux sentiments et au sexe, est un mécanisme habituel. La nourrice dans la pièce de Shakespeare, la mère de Nausicaa dans mon bureau, chacune, à sa façon, en rend compte. Le déni et l’inquisition sont les deux faces d’une attitude qui témoigne de l’anormalité des surgissements amoureux. Les ouvrages sur les explications sexuelles à donner aux enfants, tel celui de Freud, sont d’abord destinés aux adultes. C’est à eux de se résigner à ce que l’enfant soit un être prêt pour l’amour ; et, en règle générale, ceci fait, il n’est guère besoin d’explications. Il s’agit qu’un enfant ne soit pas angoissé par la survenue des affects et des sensations inconnus que provoquent les désirs amoureux ; leur acceptation par les adultes qui l’entourent le permet. Alors il peut prononcer la réplique qu’on lui prête dans une célèbre histoire drôle. À une grand-mère qui explique que les filles naissent dans les roses et les garçons dans les choux, à moins que les bébés ne soient apportés par une cigogne, l’enfant, s’adressant à ses frères et sœurs, lance : « On lui dit tout à mamy, ou bien on la laisse mourir idiote ? »

Identifier un chagrin d’amour passe par la reconnaissance de l’aptitude à l’amour. Il y a une différence radicale entre l’amour pour un objet, fût-il le sein représentant la mère, et l’amour pour un autre sujet. La nourrice en fait une plaisanterie. Elle se souvient qu’à trois ans Juliette était tombée sur la figure ; elle avait alors prédit que, plus grande, elle tomberait sur le dos, que la bosse ne serait plus sur la tête mais sur le ventre. En tombant sur la figure, c’est Juliette elle-même qui provoque ses pleurs, personne d’autre. En revanche, tomber sur le dos, pour filer le gaillard mot d’esprit, c’est s’ouvrir à l’autre ; c’est donc risquer le chagrin d’amour.

Laisser tomber

Avec cette gauloiserie, par deux fois répétée dans la scène où Juliette est priée par sa mère de prendre époux, la nourrice nous rappelle que l’existence des petits enfants est ponctuée de chagrins. Laisser tomber le sein ou le biberon pour la cuiller, laisser tomber les selles dans le pot, laisser tomber les bras qui portent pour la marche, cela ne va pas, à un moment ou un autre, sans quelque contrariété. Dans le même temps, pères, mères, nourrices doivent accepter d’abandonner l’allaitement, les facilités de la couche, le soutien du corps ; c’est-à-dire quitter le nourrisson pour le bébé, le bébé pour la fillette, puis la jeune fille et la femme, tout en étant prêt à rattraper les chutes, à ne pas laisser tomber l’enfant. Une bosse sur le front, ce n’est pas un drame ; dégringoler les escaliers, cela risque d’en être un. Ces multiples petits chagrins de l’enfance donnent à chaque fois matière à fournir des preuves d’amour. Selon la façon dont ils sont reçus, dont les larmes sont essuyées, se forge une manière de vivre les peines dont héritera le chagrin d’amour.

Si ces déboires scandent l’enfance, un chagrin peut aussi se manifester à la sortie de celle-ci, quand la jeune fille est promise à devenir femme. Lady Capulet exhorte sa fille au mariage. Juliette n’est pas convaincue, cette proposition la trouble. Elle manque d’empressement à sortir de l’enfance. Pour elle, la bosse de la grossesse, preuve que l’amour avec un autre a été consommé, est dans la suite de la bosse sur le front, signe que l’enfant commence à marcher. Juliette refuse la rencontre. Elle refuse de tomber sur le dos pour attraper cette bosse-là, parce qu’elle ne souhaite pas voir réapparaître les pleurs de sa chute sur la figure. Ce n’est pas un chagrin d’amour qu’elle redoute ; c’est l’amour qui la chagrine.

Le temps du chagrin d’amour est à distinguer des moments de peine. Le chagrin d’amour ne s’inscrit pas dans la continuité des pleurs et des chagrins de l’enfance. À la fin du bal, la nourrice n’entend pas la plainte de Juliette tombée sous le charme de Roméo, de même que la mère de Nausicaa n’a pu saisir l’amour de sa fille qu’en consultant un psychanalyste. Le chagrin qui naît de cette passion n’est pas audible à la nourrice parce qu’il n’est pas dans la filiation de ceux que la jeune fille a traversés : la naissance, le sevrage, l’apprentissage de la marche, la réticence à perdre sa virginité, qui ont fait l’objet de commentaires lestes dans la scène précédant celle du bal. Cette femme est encore dans son rôle maternant ; elle aide et parfois incite à franchir les étapes de la vie. La rencontre avec Roméo n’est pas au programme ; elle introduit une rupture dans l’existence.

Donner ce qu’on n’a pas

Nous sommes la nuit, après le bal et la rencontre foudroyante. Juliette est sur le balcon de sa chambre ; Roméo est en dessous, dans le jardin de la maison Capulet. Elle ne le sait pas encore. Ne pas voir à qui l’on s’adresse, parler à l’absent, permet de dire l’impensable ; les psychanalystes le savent. Ici, c’est vouloir séparer la personne de son nom, détacher Roméo de Montaigu.

Le chagrin d’amour de Juliette est radicalement différent de tous les chagrins qu’elle a connus, dans la mesure où il ne peut s’inscrire dans la continuité des étapes de sa vie. Il est en rupture avec son existence parce qu’il est inacceptable par ceux qui l’entourent, la soutiennent, l’ont aidée dans ses premiers pas, ont permis que le nouveau-né immature qu’elle fut devienne une demoiselle, que la mignonnette soit Juliette. Parce que Roméo est un Montaigu, il lui est proscrit de l’aimer. Il est impensable que cet amour provoque un bonheur, un chagrin, occasionne une bosse sur le ventre comme il y en eut une sur le front. Aimer un Montaigu est hors de propos quand on est Capulet. Voilà ce que, dans sa peine, Juliette découvre. Voilà ce que, s’adressant à la nuit, elle déplore. La possession d’un nom est une aliénation. L’amour, parfois, nécessite de s’en défaire. Elle demande à Roméo que son corps, ses mains, ses bras, son visage, son corps érogène n’appartiennent plus qu’à lui-même, qu’il quitte les frusques des Montaigu :

C’est alors que Roméo sort de l’ombre, et lui fait cette grâce. Il donne à Juliette ce nom qu’il porte mais qui ne lui appartient pas :

« Aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas » ; cette formule sibylline, que Lacan a de nombreuses fois utilisée9, ne cesse d’être citée. Derrière son caractère énigmatique et séduisant, chacun devine un élément de vérité. C’est très exactement ce que le dramaturge montre au spectateur dans cette célèbre scène. Car donner ce qu’on n’a pas, ce n’est pas offrir ce que l’on ne possède pas encore, mais que l’on pourra se procurer un jour, faire cadeau d’une bague de fiançailles achetée à crédit. Ce n’est pas non plus apporter ce qui appartient à quelqu’un d’autre en faisant croire que cela est à soi – pratique des imposteurs. Donner ce qu’on n’a pas, ce n’est pas mystifier – pratique de tous les séducteurs et de tous les Casanova. Cette sentence formule ce que nous savons : l’amour, ce n’est pas une affaire de troc, un échange d’objets, un ruban volé contre un baiser – songe de Jean-Jacques Rousseau –, un catleya pour un plaisir, ainsi qu’en conviennent Odette et Swann, figures de Marcel Proust10.

Ce que l’amoureux offre n’est pas dans le registre de la possession. Il donne ce qu’il n’a pas, ce qu’il ne peut avoir : son être même. « Take all myself – Prends-moi toute », demande Juliette ; « I never will be Romeo – Plus jamais je ne serai Roméo », lui répond son héros. Comme si elle pouvait se donner toute ; comme s’il pouvait ne plus être Roméo. Le don d’amour est du domaine de l’Autre, cette complétude imaginaire inaccessible au sujet. C’est la part trompeuse de l’amour, celle qui chagrine nécessairement, celle que l’amoureux transi rêve toujours de réaliser. Comme si d’une orchidée, d’un catleya, pouvait surgir une femme. « Swann […] espérait en tremblant […] que c’était la possession de cette femme qui allait sortir d’entre leurs larges pétales mauves ; et le plaisir qu’il éprouvait déjà […] lui semblait, à cause de cela – comme il put paraître au premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre – un plaisir qui n’avait pas existé jusque-là, qu’il cherchait à créer, un plaisir […] entièrement particulier et nouveau11. »

Mais Un amour de Swann, ce ne sont pas les amours de Roméo et Juliette, parce que Odette n’est pas Juliette, parce que la demi-mondaine au corsage fleuri n’adore pas, telle la jeune fille de Vérone, celui qui lui offre son amour. Swann, comme tout passionné, cherche à créer un paradis, cette représentation imaginaire du lieu de l’Autre. Il rêve un temps entièrement nouveau, celui où le premier homme et la première femme ne sont pas encore déchus, marqués à tout jamais de leur incomplétude. L’espoir de Swann est tremblant – peut-il faire autrement que douter ? – quand l’amour partagé de Roméo et de Juliette, leurs mutuels dons de ce qu’ils n’ont pas, semble pouvoir les projeter dans un éden.

Plus ils sont amoureux, plus parfaitement ils se suffisent. La tragédie est nouée à partir du moment où ils tentent de se suffire à eux-mêmes. Ils essayent de vivre leur amour en s’étant, à chacun, donné ce qui ne leur appartient pas : leur inscription dans le monde. Celle-ci se lit dans leur nom. Cependant, détacher Capulet de Juliette, Montaigu de Roméo, cela revient à vouloir cliver l’être aimé. De lui est accepté tout ce qui, dans son histoire, l’a fait tel qu’il est. Les traces, les cicatrices, les souvenirs des chagrins et des sevrages sont autant de traits qui façonnent le visage aimé que l’amant ou l’amante se plaît à caresser. En revanche, ce qui tient à l’intégration dans la foule organisée – bonnes manières ou vêtements imposés, obéissance à l’institutrice aux dépens des preuves d’amour, choix de celui qui doit être l’époux – ne peut être que rejeté ; ce sont autant de prescriptions qui séparent les amoureux. Elles ouvrent le temps du chagrin.

La lady et la nourrice

Shakespeare met en scène, avec les personnages de lady Capulet et de la nourrice, deux faces d’une mère. La première incarne la mère symbolique (pourquoi la loi symbolique serait-elle l’apanage du père ?), la seconde, la mère nourricière.

Lady Capulet prend l’unique parti de son clan. Sans doute n’a-t-elle jamais rencontré l’amour qui consiste à donner ce qu’on n’a pas. Son mariage avec Capulet relève bien au contraire de l’échange mesure pour mesure, de l’alliance habituelle entre familles régnantes. Prête même à faire tuer Roméo, qu’elle ne peut imaginer être l’amant de sa fille, à aucun moment elle ne montre la moindre velléité de prendre en compte le refus de celle-ci de se marier avec l’homme désigné par la loi familiale. Lorsque Juliette menace que le tombeau soit son lit nuptial, peu lui importe. Juliette avale la potion qui lui donne l’aspect d’une morte ; sa mère crie alors son chagrin, hurle sa perte. Mais, que ce soit dans cette séquence où sa fille n’a que l’apparence de la mort, ou bien dans la scène finale où Juliette s’est plongé un couteau dans le cœur, lady Capulet n’exprime nul regret. Elle est juste plus chagrinée de ce trépas qu’elle ne l’était du refus de sa fille de se plier aux contraintes du clan, d’épouser l’homme choisi. Désespérée de la disparition de sa fille, certes, mais dans le seul chagrin de la perte d’un objet.

« Triste jour ! douloureux jour ! jour le plus pitoyable ! jour odieux ! jamais on n’a vu un jour aussi noir12 ! » La nourrice, face à ce qu’elle imagine être le corps de Juliette morte, s’en prend au destin, parle de calamité. Son chagrin n’est pas uniquement le temps douloureux de la disparition d’un objet d’amour ; il est le reflet du chagrin qu’elle a tenté d’éviter à Juliette, celui qui est hors du temps. Gardienne de l’histoire de l’enfant, cette mère nourricière l’a accompagnée depuis son premier jour. Au fil des années, elle a participé à la transformation du bébé en demoiselle. De sevrages en bosses, de l’abandon de l’allaitement à celui de la marche à quatre pattes, elle a permis ce que les enfants appellent « grandir ». Les souvenirs des multiples ruptures, quelques cicatrices et traumas ont façonné Juliette. Mais ici, peu importe qu’elle soit Capulet ou Montaigu ; dans les deux cas, il aurait bien fallu qu’elle abandonne le sein, qu’elle apprenne à se tenir debout. Les affaires de clan ne concernent ni la nourrice ni sa Juliette. La mère nourricière n’est pas gardienne du symbolique, elle transmet un savoir-vivre, pas l’aliénation à un nom. Étape finale de son rôle, elle aide le garçon ou la fille à quitter définitivement l’enfance, à devenir homme ou femme, perdre son pucelage, se marier, entrer à son tour dans la suite des générations. Pour la nourrice, cette étape est nécessaire. Elle est dans la suite des précédentes, mais elle est aussi en rupture, car l’amour pour un autre introduit toujours le mystère.

1.

S. Freud, « Sur les éclaircissements sexuels apportés aux enfants », OCF.P VIII, p. 152.

2.

Shakespeare, Roméo et Juliette, I, 3.

3.

S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », loc. cit., p. 213.

4.

Ibid., et S. Freud, Totem et tabou, Paris, Seuil, « Points essais », 2010.

5.

Shakespeare, Roméo et Juliette, III, 5, v. 73-74, trad. Jean-Michel Déprats, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 369.

6.

Voir D. W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.

7.

Shakespeare, Roméo et Juliette, op. cit., II, 1, v. 75, 80-84, p. 271.

8.

Ibid., II, 1, v. 90-93, p. 271.

9.

Voir, par exemple, J. Lacan, Le Séminaire, livre IV. La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 140 ; id., Le Séminaire, livre V. Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 210, 253, 384 ; id., Le Séminaire, livre VIII. Le transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 415 ; Écrits, op. cit., p. 754-755. Voir aussi J. Allouch, L’Amour Lacan, Paris, Epel, 2009.

10.

Voir J.-J. Rousseau, Les Confessions, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, livre II, p. 82-86 ; M. Proust, À la recherche du temps perdu, I : Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, t. I, p. 230-231.

11.

M. Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 231.

12.

Shakespeare, Roméo et Juliette, op. cit., IV, 5.