De même que Talleyrand est un homme de cour du XVIIIe siècle finissant qui sert Napoléon Ier en courtisan et la France en homme de conviction, de même le général Charles de Gaulle est un homme du XIXe siècle marqué par une éducation très stricte où la religion tient toute sa place. Sa grande passion précoce pour l’histoire de France se double d’un féroce appétit pour la lecture où prédominent les auteurs traditionnels. Voilà qui explique son goût pour la grandeur, le nationalisme, la vie militaire, l’engagement personnel, y compris physique. Aussi, comme Talleyrand, sert-il d’abord la France, tout en contestant ses chefs.
Il ne cesse, pourtant, d’affronter et de tenter de maîtriser un monde parcouru d’incroyables révolutions : les deux guerres devenues mondiales, la découverte de la bombe atomique, les holocaustes commis contre des populations entières (juifs, tziganes), l’éducation supérieure jusque-là réservée à une étroite élite brutalement démocratisée, la décadence européenne stoppée au bord du gouffre, la nouvelle domination des idéologies…
Tout au long de sa vie, l’idée de réduction de l’inégalité sociale, facteur de désunion nationale et donc de faiblesse, va guider son action. De Gaulle ne veut aucunement laisser une partie de la population sur le bord du chemin de la croissance. Il attache la plus grande importance au vote ouvrier (c’est un homme du Nord) et à celui des paysans (ils ont formé les lourds bataillons sacrifiés de la Grande Guerre). Les ordonnances de 1945 qui dépassent en importance les mesures du Front populaire et la volonté d’une réforme participative (dans les usines, les universités, les régions) développée à partir de 1968, constituent des fondements du gaullisme, tout aussi essentiels que la primauté retrouvée de l’exécutif, l’indépendance nationale appuyée sur une force armée moderne (les chars puis la bombe nucléaire), la croissance économique reposant sur des choix sectoriels affirmés, la construction européenne, enfin, la décolonisation. Cette modernité de la pensée n’a jamais quitté de Gaulle. Il a été, successivement, l’homme des blindés, de l’aviation civile et militaire, de l’atome civil et militaire, de l’informatique, de l’industrialisation de l’agriculture, de la conquête de l’espace…, toujours en avance sur son temps. Rien à voir avec un Napoléon Ier qui négligeait le progrès technique, mais une proximité réelle avec un Napoléon III, curieux de tout.
Il serait anachronique de penser que le Général est un partisan de la décolonisation. Bien au contraire, jusqu’en 1953, au moins, il est hostile à la perte de la moindre parcelle d’empire. Un Empire qui fait la force de la France et lui donne un rang mondial exceptionnel. En réaliste, il acceptera l’évolution du monde et conduira le retrait français. Mais ce n’est assurément pas de gaîté de cœur que le Général se retirera d’Algérie.
Que de Gaulle, celui qui avait toujours surpris les autres par la précocité de sa pensée, son intransigeance et son inflexibilité face aux défis, se soit laissé surprendre par mai 1968, demeure une énigme. Il reçoit cette contestation brutale d’une part de la jeunesse comme une violence insupportable. Il ne s’en remettra guère malgré l’ultime tentative réformiste de 1969, trop souvent négligée par les observateurs. Une partie de l’explication, au moins, est à rechercher dans sa conception ancienne de la société. La permissivité lui paraît une faiblesse. Au contraire, le partage des décisions peut devenir une force. Le Général éprouve une difficulté fondamentale à se sentir proche de cette jeunesse, pour une part privilégiée et pour une autre révolutionnaire, qui casse le bien d’autrui et conteste l’autorité. Il sait, d’expérience, qu’aucune nation ne survit dans l’affrontement avec sa jeunesse. La Résistance lui a démontré la générosité et l’esprit de sacrifice des jeunes filles et des jeunes gens de France. Leur combat a permis la victoire. Comment pourrait-il supporter de voir une nouvelle jeunesse le contester, réclamer son départ, se moquer de lui qui a été le héros de la précédente génération. L’incompréhension du mouvement étudiant par cet homme d’ordre né au XIXe siècle rend sa souffrance d’autant plus déchirante.
Une généalogie remontant à Louis XV
Il semble hasardeux de se risquer jusqu’à Azincourt (1415) et plus raisonnable de s’appuyer sur les travaux à haut degré de certitude accumulés par le grand-père, Julien-Philippe, un chartiste passionné. Le trisaïeul de Charles, Jean-Baptiste, est avocat au parlement de Paris jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Emprisonné en 1794 au collège de Grisy transformé en prison sous la Terreur, il doit s’engager dans la Grande Armée pour survivre, combattant jusqu’à Waterloo au sein du service des Postes. Jean-Baptiste comme son fils Julien-Philippe sont ruinés par la Révolution. Le grand-père de Charles, Julien-Philippe donc, travaille modestement dans un pensionnat avant de chercher à améliorer son quotidien en faisant le commerce illicite d’archives à Lille. Marié à Joséphine Maillot, une héritière, il fonde un pensionnat qui ne tarde pas à péricliter. Le voilà sans ressources. Ce chartiste va publier plusieurs ouvrages savants, notamment sur Paris, une broutille en comparaison de l’œuvre pantagruélique et très diversifiée, d’inspiration moraliste (pensez à la comtesse de Ségur), de son épouse qui rapporte heureusement quelques picaillons. Mais la vie demeure difficile et les changements d’adresses sont fréquents. C’est dans cette famille en incertitude financière, au rigorisme extrême, au catholicisme intransigeant, flirtant volontiers avec un socialisme haineux à l’égard d’une civilisation urbaine dure au pauvre, que vit Henri de Gaulle.
Henri de Gaulle (fils de Julien-Philippe), le père de Charles, faute de moyens financiers, ne peut entrer à Polytechnique après avoir pourtant été admis à l’écrit. Le voilà sous-lieutenant engagé dans la défense de Paris, fin 1870. Il lui faut supporter le déshonneur de l’armistice signé entre Jules Favre et Bismarck le 26 janvier 1871. Blessé dans sa chair (au bras), il doit renoncer à la carrière militaire. Licencié en droit et en lettres, il devient enseignant (puis préfet des études) au collège jésuite de l’Immaculée-Conception à Paris tout en préparant les meilleurs de ses élèves aux grandes écoles au collège Sainte-Geneviève à Versailles, le futur Ginette. Il enseigne l’histoire, la philosophie et même les maths, marquant de sa forte personnalité toute une génération de collégiens. Cet homme patriote et très religieux est un conservateur et même un monarchiste, lecteur de L’Action française. Mais c’est un esprit libre qui respecte la République, prend parti pour Dreyfus mais également contre les lois anticléricales des années 1905 et suivantes. Très attaché aux valeurs morales, il impose le vouvoiement à son fils, qu’il aura d’ailleurs comme élève à dix ans. Il se marie tardivement avec sa cousine lilloise, Jeanne Maillot, une fille d’industriels textiles (Jules, son père, a monté une usine de dentelle très mécanisée) dont Charles de Gaulle ne cessera de vanter l’extrême religiosité. Sa mère marque profondément Charles, dont Lille devient la seconde patrie. Un berceau familial qu’il évoquera souvent, même après avoir été élu président de la République. Charles-André-Joseph-Marie de Gaulle naît en effet à Lille, rue Princesse, chez sa belle-famille, le 22 novembre 1890, à quatre heures du matin. Il est baptisé le jour même. Élevé à Paris, il passera bien des vacances près de Wimereux, à proximité de Boulogne-sur-Mer, avec sa grand-mère maternelle. Les Henri de Gaulle ont cinq enfants, une fille, Marie-Agnès, et quatre fils : Xavier, Charles, Jacques et Pierre.
Une enfance stricte
Le petit Charles est élevé strictement, dans une famille qui n’est pas fortunée mais dispose de rentrées suffisantes. Et qui pratique un catholicisme très rigide, fort ouvert cependant aux idées caritatives. L’enfant en est certainement marqué. Il lit beaucoup : James Fenimore Cooper, Daniel Defoe, J. D. Wyss, Gustave Aimard…, de quoi enflammer son imagination. Un peu plus tard, après la comtesse de Ségur, il aborde Jules Verne, Paul Féval et même Edmond About. Avec son père, il visite les monuments qui font la France éternelle : les Invalides, l’Arc de Triomphe. Et également les terrains de bataille du siège de Paris : Stains, Saint-Denis, Le Bourget… où Henri de Gaulle a combattu. Comme tout petit garçon de cette époque, il possède une collection de soldats de plomb, et ne manque pas de reconstituer la bataille d’Austerlitz. Et il entend son père comme sa mère appeler de leurs vœux une guerre de revanche pour reconquérir l’Alsace et la Moselle.
Élève de plusieurs établissements religieux, il défend avec âpreté la qualité de l’enseignement des jésuites et dénonce les mauvais traitements qui leur furent infligés sous Louis XV, puis de nouveau durant la IIIe République.
Sa scolarité, moyenne jusqu’en classe de seconde, s’améliore nettement ensuite. Sans doute parce qu’il sait que, pour préparer Saint-Cyr, il lui faut le meilleur niveau. Cette vocation militaire le hante depuis longtemps. L’histoire le passionne et il s’imagine déjà à la tête des armées de reconquête des territoires perdus en 1871. Une saynète versifiée en alexandrins, écrite en 1905 ou 1906 et intitulée Une mauvaise rencontre, appelle déjà à la résistance. Tout comme Campagne d’Allemagne, composée à quinze ans, qui évoque un conflit fictif entre la France et son voisin d’outre-Rhin. L’influence de son père a sans doute été déterminante dans le choix d’une carrière militaire.
Après avoir obtenu le baccalauréat, il entre au collège Stanislas, alors laïcisé, le 1er octobre 1908. Au bout d’une seule année de préparation, il est reçu à Saint-Cyr dans un rang moyen mais méritoire (119e sur 221), en octobre 1909. Le cursus, impératif, comprend une année dans le rang avec la troupe, puis deux autres dans l’école spéciale militaire. Il est incorporé au 33e régiment d’infanterie d’Arras. Avec la dure perspective d’avoir à obéir pour apprendre à commander.
Sans doute quelque peu tenaillé par le goût des femmes, c’est en 1910 qu’il publie une première histoire d’amour tragique, Le Secret du spahi : la fille de l’agha. Elle en annonce une seconde, tout aussi dramatique, Le Baptême, écrite en 1914, quelque peu inspirée de La Princesse de Clèves, sans en avoir la magie.
Un grand lecteur
Grand écrivain lui-même, avec quatre ouvrages fondamentaux publiés entre les deux guerres puis, à partir de 1954, des Mémoires de guerre et des Mémoires d’espoir, il s’est formé en lisant les grands auteurs. Il sait également s’exprimer face au public avec une éloquence marquée par la rigueur de la pensée, le sens de l’humour et de la formule, la capacité remarquable d’improviser au-delà même du texte écrit.
Il faut savoir que de Gaulle, plus tard, exercera une véritable fascination littéraire, tant sur André Malraux que sur Romain Gary, deux aviateurs et deux globe-trotters dont le style d’écriture est pourtant bien éloigné de celui du Général.
Charles de Gaulle lit tout au long de sa scolarité secondaire les auteurs grecs et romains mais aussi les classiques du XVIIe siècle. Et tout particulièrement les mémorialistes comme le cardinal de Retz et le duc de Saint-Simon. Il parcourt aussi avec curiosité, du fait probablement d’une proximité avec les Jésuites, les textes de saint Ignace de Loyola, ses Exercices spirituels, ses Lettres et ses Constitutions.
Quant aux philosophes politiques du XVIIIe siècle comme le baron Charles de Montesquieu ou Nicolas de Condorcet, il n’en fait pas ses lectures de chevet. Sans doute les a-t-il consultés sans pour autant être convaincu des vertus de la séparation des pouvoirs. Mais il apprécie beaucoup Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau et ses nouvelles perspectives.
Très vraisemblablement, le vicomte de Chateaubriand avec ses Mémoires d’outre-tombe est-il sinon son maître à penser du moins son modèle en écriture pour ses propres Mémoires. Il peut en réciter, grâce à sa prodigieuse mémoire, des passages entiers appris aisément par cœur. Ses autres écrivains préférés semblent tous être nés au XIXe siècle. Enfin pas tout à fait, car rien n’enchante plus Charles de Gaulle que d’assister à une représentation théâtrale où l’on joue Jean Racine.
La liste de ses auteurs de prédilection, nés en son siècle, comprend Gustave Flaubert (1821), Albert de Mun (1841), Maurice Barrès (1862), Charles Maurras (1868), André Gide et Henri Bergson (1869), Paul Valéry (1871) et Charles Péguy (1873).
Cela ne signifie nullement qu’il rejette des plumes plus contemporaines comme celles de François Mauriac, d’André Maurois et bien sûr d’André Malraux dont il affirme dans les Mémoires d’espoir : « La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l’impression que, par là, je suis couvert du terre à terre. »
Nous ne saurions omettre Edmond Rostand, né comme Maurras en 1868. Le Chanteclerc de 1910 lui procure une joie intense lorsqu’il assiste à sa représentation, tout comme L’Aiglon, et bien sûr Cyrano de Bergerac et son panache typiquement français.
Charles de Gaulle mêle intimement foi en la patrie et foi chrétienne. Une foi très ouverte sur la question sociale. Après le libéral Henri Lacordaire, le mouvement catholique social animé par Albert de Mun, René de La Tour du Pin, Marc Sangnier, Jacques Maritain, Stanislas Fumet attire un de Gaulle très curieux de ce renouvellement religieux. De même, Charles Péguy et son patriotisme religieux, voire son patriotisme imprégné de mysticisme, l’enchante. Tout comme le nationalisme de Charles Maurras mais aussi le spiritualisme, c’est-à-dire le retour du spirituel et de toutes les libertés de pensée, développé par Henri Bergson. Enfin, l’extrême intelligence du texte et le style de Paul Valéry le séduisent.
C’est à l’évidence sa relation à Charles Maurras qui intrigue le plus, à l’antigermanisme près, largement partagé. Certes, Charles de Gaulle est un patriote et un nationaliste, mais il adhère totalement à la République à la différence de Charles Maurras. Même si l’on distingue chez lui un zeste de bonapartisme. Sans doute, en synthèse, est-il davantage marqué par l’œuvre de Maurice Barrès, plus littéraire, que par celle de Charles Maurras. Le jeune de Gaulle partage avec Maurice Barrès un même nationalisme républicain teinté de sentimentalisme historique ainsi que le sens de la continuité de l’histoire (de France), à la différence de Charles Maurras qui voit s’achever celle-ci avec la Révolution française. Aussi, de Gaulle oublie-t-il l’antidreyfusisme de l’auteur de La Colline inspirée malgré son désaccord total sur ce sujet. Certes de Gaulle envoie sa Discorde chez l’ennemi, parue en 1924, le premier véritable ouvrage de sa longue carrière littéraire, à Charles Maurras. De même, il intervient, entre les deux guerres, en 1927, devant le Cercle Fustel de Coulanges, association universitaire proche de l’Action française. Mais ensuite, les relations cessent avec Maurras.
Parmi les auteurs étrangers, sans doute Nietzsche a-t-il sa préférence car il le cite à plusieurs reprises dans ses principaux ouvrages écrits avant 1940.
Une passion pour l’histoire qui détermine sa « mission »
Alors que les œuvres d’Alfred de Vigny et d’Ernest Psichari nourrissent sa vocation militaire, l’histoire l’attire par toutes les fibres de son corps. Il possède tout Adolphe Thiers, tout Jules Michelet et même du Voltaire, dont il apprécie seulement quelques œuvres : L’Histoire de Charles XII, Le Siècle de Louis XIV et L’Histoire de l’empire russe sous Pierre le Grand. Et sans doute ses deux héros préférés sont-ils Louis IX et Jeanne d’Arc. Tous deux des saints mais aussi des généreux, des enthousiastes, des patriotes, des passionnés de la France. Bien plus tard, Alain Peyrefitte racontera, dans De Gaulle en son siècle, que si le Général s’est fait réserver le dixième rang en l’église de Colombey c’est parce que les deux vitraux représentant Jeanne d’Arc et Saint Louis s’y découvrent le mieux.
S’identifiant très tôt à la patrie, Charles de Gaulle croit en sa mission de sauveur de la France comme le démontre l’une de ses premières compositions (déjà citée) demeurée fort peu connue, Campagne d’Allemagne, où il imagine un conflit, en 1930, entre France et Allemagne. Il y dirige des troupes et l’emporte. Déjà le nationaliste perce sous l’adolescent. Et l’idée de nation en ses frontières naturelles s’impose.
De Gaulle ne pense nullement que l’histoire de France débute en 1789, même s’il mesure parfaitement l’impact de la Révolution. Il se place d’abord dans la continuité de l’héritage monarchique. La royauté a beau ne pas connaître la démocratie, elle n’en constitue pas moins un État de droit. Le souverain ne saurait transgresser les lois fondamentales du royaume : succession en ligne directe, caractère inaliénable du domaine national, indépendance de l’Église de France envers Rome. Le roi doit également respecter le droit naturel, c’est-à-dire la justice et l’équité. Il lui faut accepter les coutumes et les grands corps. Car états provinciaux, parlements, corporations de tous ordres ont le pouvoir de s’exprimer. Plus qu’un homme qui tranche de toutes les questions, le roi s’avère être un arbitre suprême. Plus qu’autoritaire, son pouvoir est conciliateur et régulateur. Un concept qui, de toute évidence, séduit le futur fondateur de la Ve République.
Rien d’étonnant à ce que de Gaulle ait fait sienne la formule de Marc Bloch, selon qui « il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ».
Justement, ce sacre de Reims qui, par le saint chrême, rend la personne du roi inviolable et lui confère des pouvoirs divins, comme celui de devenir thaumaturge, a pu conduire de Gaulle à songer à une restauration monarchique au travers de la personne du comte de Paris, possible Henri VI de France.
La première rencontre de De Gaulle avec Henri comte d’Orléans, descendant légitime, date du 13 juillet 1954. Elle est précédée par un épisode sur lequel nous reviendrons, en décembre 1942, à Alger, celui d’une opération destinée à éliminer l’amiral François Darlan et à le remplacer. Durant l’été 1954, le comte de Paris a pu croire venu, durant quelques jours, le temps de sa restauration. De Gaulle aurait déclaré à l’héritier du trône de France : « Si la France doit vivre, alors la monarchie aura son rôle à jouer. » En mars 1959, le comte de Paris vient occuper un poste de conseiller à la présidence de manière non officielle, alors que son fils Henri (qui porte le même prénom que lui) séjourne au sein du secrétariat général de l’Élysée. Le 2 février 1961, Charles de Gaulle aurait réaffirmé au comte de Paris son souhait de voir la monarchie restaurée en France. Lui donne-t-il, par la suite, trois années pour se préparer, soutenant ne pas vouloir se représenter en 1965 ? Les sources à ce sujet ne sont pas absolument fiables. Du reste cette attitude semble bien peu « gaullienne ». Ce qui est certain, c’est que le président de Gaulle n’accède pas à la demande du comte de Paris d’être présenté aux Français en 1964, lui jetant au visage un sévère : « Que n’étiez-vous à Bir Hakeim ? » À l’évidence, de Gaulle sait que le comte a fricoté avec Vichy en 1940-1941. Et que Laval lui a même proposé le ministère du Ravitaillement. Un cadeau empoisonné qu’il a refusé avec à-propos…
En janvier 1966, le Général confirmera au prétendant l’impossibilité de rétablir la monarchie, d’une phrase définitive : « Les Français en sont si éloignés. » Philippe Le Guillou, parlant de De Gaulle, a superbement conclu ce délicat sujet : « La Ve République sera la métaphore glorieuse de toute sa songerie royale. » Voilà qui est énoncé de subtile façon.
Certes le général de Gaulle ne négligera pas la séparation des pouvoirs mais il en aura toute sa vie une conception personnelle et restrictive faisant pencher l’équilibre en faveur de l’exécutif (comme sous la monarchie). Il écrira ainsi : « Il faut depuis toujours dans la répartition des pouvoirs créer un déséquilibre au profit de l’un qui soldera les difficultés inévitables par la capacité à faire pencher la balance vers le pouvoir de gouverner. »
Un chrétien à l’ancienne
Quant à appréhender la foi chrétienne du général de Gaulle, son intimité, sa profondeur, qui s’y risquerait ? En ce domaine si personnel, la plus grande prudence s’impose. De Gaulle lui-même déclare à son neveu Michel Cailliau : « Je suis chrétien par l’histoire et la géographie. » Tout est dit en quelques mots. L’excellente étude de Candy et Roussel sur le sujet souligne « le sentiment religieux profond de De Gaulle » précise que « derrière l’austérité des pratiques apparaît une croyance romantique et généreuse qui retient parfois des éléments de surnaturel ».
Sans doute est-il possible de tenter de préciser les choses par une approche pointilliste. Chacun sait que le général de Gaulle ne souhaite pas communier lorsqu’il représente l’État laïc français, par pudeur et par respect envers la fonction. De même il exerce largement son droit de grâce : comme chef de l’État, à partir de 1959, il ne la refusera qu’à quatre reprises aux hommes de l’OAS (Claude Piegts et Albert Dovecar, assassins du commissaire Roger Gavoury, Roger Degueldre et Jean Bastien-Thiry). Le Général fait aménager à l’Élysée où il loge, en l’aile gauche, une minuscule chapelle. On peut à peine y loger quatre chaises et quatre prie-Dieu. Une vierge polonaise y trouve place. La messe y est dite le dimanche par François de Gaulle, père blanc, le fils de Jacques.
En ce qui concerne la croix de Lorraine, qui devient le double symbole de la Résistance et de la Ve République, il s’agit bien d’un choix gaullien symbolisant les valeurs chrétiennes et leur immortalité. Même si l’idée originelle en revient, semble-t-il, à l’amiral Émile Muselier, d’origine lorraine, qui, pacha de la marine des Forces françaises libres (FFL), fait arborer au côté du pavillon tricolore un pavillon bleu timbré d’une croix de Lorraine rouge. De Gaulle conteste cette version, attribuant la paternité de la fameuse croix à un autre amiral, Thierry d’Argenlieu, infiniment plus proche de lui. François Broche, dans un de ses ouvrages, défend la belle idée que la Résistance est d’abord une aventure spirituelle, et nous adoptons parfaitement ce point de vue. Mais l’Église de France ne semble pas à l’abri du péché. De même qu’elle se doit d’être d’abord gallicane, de même elle se doit d’être sanctionnée en cas de faute lourde. À la Libération, la double attitude du Général, à l’égard du cardinal parisien Emmanuel Suhard, interdit de Te Deum, et du nonce apostolique Valerio Valeri, privé d’accréditation, est lumineuse. Sans compter qu’il veille à ce qu’au moins quatre prélats, par trop collaborationnistes, quittent leurs ministères, avec l’accord de Pie XII. Il s’agit de Mgrs André du Bois de La Villerabel, François-Louis Auvity, Henri Dutoit et Roger Beaussart.
Le Général n’imagine pas de conflit entre sa morale chrétienne et ses objectifs politiques. La fin justifie les moyens. Il ne faiblit nullement lorsqu’il s’agit de briser les amiraux François Darlan ou Émile Muselier. Et on ne le voit guère regretter le sort des collaborateurs fusillés de 1945…
Saint-Cyr
À Arras, l’imagination du Général peut s’enflammer pour Vauban (constructeur de la citadelle) et Turenne (libérateur de la ville en 1654), mais il lui faut d’abord assurer les marches forcées, paquetage au dos, voire balayer la cour et assumer les corvées de pluches… Nommé caporal en avril 1910, de Gaulle s’est déjà fait une sacrée réputation. Le voilà surnommé « Le Connétable », une indication sur la manière dont il doit traiter tant ses supérieurs que ses camarades. Déjà solitaire, différent des autres, Charles de Gaulle ne renie pas sa supériorité.
C’est le 14 octobre 1910 qu’il franchit, comme élève officier d’active, le portail de Saint-Cyr. Entre les études et le sport, les journées durent seize à dix-sept heures. Le jeune homme se distingue par sa résistance, pratiquant avec plaisir équitation, escrime et gymnastique. Il s’entraîne durement au camp de Satory, supportant marches et contremarches. Pour préparer la guerre que l’on croit proche, l’étude de l’allemand est obligatoire. Avec sa taille de 1,93 mètre, Charles de Gaulle ne passe pas inaperçu. Mais ce sont ses interventions, surtout en histoire, que ses professeurs redoutent car il se révèle parfois plus savant qu’eux. La promotion Fez à laquelle il appartient comporte également quelques vedettes comme Alphonse Juin, futur maréchal, et Antoine Béthouart, futur général. Après avoir travaillé d’arrache-pied, l’aspirant de Gaulle sort, le 1er septembre 1912, en un excellent rang, le treizième. Sa notation est brillante en tous points. Plus qu’un autre, Charles de Gaulle est prêt à assumer cette tradition militaire qui l’a façonné.
Le rendez-vous d’Arras avec l’illustre Philippe Pétain
Sous-lieutenant en octobre 1912, Charles de Gaulle choisit de retourner à Arras – encore cette attirance pour le Nord. Le voilà en service au 33e RI où pourtant, à part la fréquentation de deux ou trois camarades (Gustave Ditte et Jacques de Sieyès, par exemple), il n’éprouve guère de grandes satisfactions. On veut croire qu’il sait devoir y retrouver un chef d’exception, le colonel Philippe Pétain, qui a pris son commandement trois mois plus tôt. L’homme est connu pour privilégier, contrairement à la doctrine officielle, le feu des canons sur l’offensive de la troupe. Aussi n’est-il guère apprécié à l’état-major. Et se voit refuser, en 1914, le grade de général par Adolphe Messimy, ministre de la Guerre. Ainsi, à cinquante-six ans, demeure-t-il colonel, avec la certitude de ne pas être promu avant sa retraite prévue sous trente-six mois. Lui qui, pourtant, professe à l’École de guerre depuis 1901. Il est vrai qu’il met sa religion en bandoulière, arborant son catholicisme avec fierté, en des temps où, malgré le scandale des fiches du général Louis André (1904), la maçonnerie continue d’influencer les promotions militaires au plus haut niveau. De Gaulle, élevé dans une profonde tradition religieuse, ne peut qu’approuver et admirer ce type d’attitude. L’éblouissement du jeune homme est immédiat, spontané, total, sans restriction aucune. Dans ses Mémoires de guerre, Charles de Gaulle laisse échapper : « Pétain me démontra ce que valent le don et l’art de commander. » Quant à Philippe Pétain, il n’est pas long à repérer, parmi sa cinquantaine d’officiers, celui qui comptera le plus dans sa vie. Et il note : « Charles de Gaulle est très intelligent. Il aime son métier avec passion. »
Philippe Pétain et Charles de Gaulle n’ont pas de véritable divergence quant au fait que le feu doive précéder l’assaut. Même si de Gaulle s’affirme un ferme partisan de l’offensive, ce qui n’est pas nécessairement contradictoire. À vingt-trois ans, le jeune officier pense que seul l’engagement déterminé de la troupe peut apporter la victoire. Sans doute est-il aveuglé par les succès japonais de 1905 contre une armée russe mal équipée et mal commandée. Nommé lieutenant en octobre 1913, de Gaulle se voit vivement félicité par Philippe Pétain. Lequel quitte Arras fin 1913.
À l’évidence, en ces mois qui précèdent le grand conflit, le sous-lieutenant Charles de Gaulle sent monter la tension. Il lit bien sûr les récits des héros militaires du Grand Siècle, il fréquente les ouvrages des grands théoriciens de la guerre, il se plonge dans l’étude des armements de l’armée allemande contemporaine. Mais, au fond de lui-même, en homme du XIXe siècle, il a la conviction que les qualités morales seront déterminantes pour la victoire. Il n’a pas encore pris conscience du rôle décisif, à venir, de l’artillerie, de l’aviation, des chars, des sous-marins… Il ne peut qu’approuver l’union sacrée décrétée par le président de la République, Raymond Poincaré, constatant pour ne plus jamais l’oublier que les idéologies cèdent devant le nationalisme et le service de la patrie. Et que même les classes sociales s’estompent en ces occasions exceptionnelles de mobilisation populaire.
A-t-il déjà la certitude de sa destinée ? Sans doute pas totalement. D’ailleurs la Grande Guerre se chargera de lui apporter un grand nombre de déboires.
Une famille incroyablement unie
La communauté familiale des de Gaulle, des Maillot, des Vendroux puise sa force dans le passé. Rien ne saurait les séparer, surtout pas les événements politiques. Une grande discrétion, une foi catholique partagée, le goût de l’essentiel, la volonté de vivre modestement constituent les valeurs respectées par chacun de ses membres. Les règles qui gouvernent la vie commune appartiennent au XIXe siècle : vouvoiement des parents, hiérarchie parents-enfants, mariages arrangés par les mères, enfin, religiosité exacerbée et rigueur des mœurs. On connaît là-dessus les ostracismes lancés, beaucoup plus tard, par Yvonne de Gaulle (née Vendroux) à l’égard de certains ministres divorcés ou séparés pourtant très fidèles à son époux. La distance toujours conservée vis-à-vis de l’argent témoigne d’un rejet, celui d’une richesse prompte à pervertir. Le couple de Charles de Gaulle vit convenablement, sans écarts, avec pour unique ressource une solde militaire. À Wimereux, pour les vacances, plusieurs familles s’entassent dans la villa afin de partager les frais de location. Bien sûr, Charles de Gaulle apprécie infiniment la belle maison des Vendroux dans les Ardennes, l’abbaye de Sept-Fontaines à proximité de Charleville. Une abbaye fondée par les Prémontrés au XIIe siècle, toute chargée d’histoire. Le Kaiser Guillaume II y séjourne durant la Grande Guerre ! De Gaulle y chasse et monte à cheval, ses deux divertissements favoris. Mais il n’a nullement le sentiment d’abuser. Un militaire ne peut que pratiquer ces deux sports.
Cette cohésion familiale va permettre à Charles de Gaulle de surmonter bien des douleurs intimes dont la première est la mort de son père, en mai 1932. Un père auquel une grande complicité le lie, un père qui participait largement aux recherches historiques dont le fils avait besoin pour articuler ses conférences et préparer ses premiers ouvrages.
L’assise et l’autorité familiales concourent à générer chez l’homme une forte opinion de lui-même, avec un maintien plein de raideur qui le fait détester de ses condisciples, élèves officiers comme lui, plus tard, de ses alter ego, lors des combats de 1940. Sans doute l’attitude surannée dont il fait montre et qui est celle des siens ne l’empêche nullement de concevoir des stratégies futuristes. C’est là sa force, celle de penser que c’est lui qui façonnera les événements et non l’inverse. Aucun des hommes de la IIIe République (hors Clemenceau) ni, d’ailleurs, parmi ceux qui entoureront Philippe Pétain, dont certains intellectuellement fort brillants, ne possède cette force de caractère.