Peu d’hommes d’État auront subi autant d’atteintes physiques que le général de Gaulle. On évoque Napoléon Ier touché à la cuisse en Égypte, légèrement blessé au pied à Ratisbonne, confronté au froid polaire d’une retraite de Russie abrégée, sans oublier les funestes hémorroïdes de Waterloo, un certain 18 juin… Mais l’Empereur est mort tué par l’amertume autant que par un probable cancer de l’estomac voire, peut-être, par empoisonnement.
Les souffrances physiques du Général ont occupé les trente-deux mois de sa Grande Guerre avant de se poursuivre tout au long de sa longue vie : crises de paludisme pendant le second conflit mondial, opérations oculaires aux lourdes conséquences, ablation de la prostate, dépressions, crises cardiaques. Sans compter cette vie passée aux fronts tant en 1914-1916 qu’en 1940, face au feu, sans sourciller sous les balles mais non sans témérité, et le long internement de 1916-1918. N’omettons pas non plus les nombreux attentats fomentés contre sa personne à cause de la question algérienne et dont il sort indemne par miracle.
Songerait-on alors à Alexandre le Grand, blessé à quatre reprises, dont une fois très grièvement ? Non pas : le roi, épuisé par ses conquêtes et ses excès, devait mourir prématurément… d’une maladie très probablement parasitaire.
Cette souffrance du corps est une dimension à prendre en compte : elle forge le caractère, elle conduit au mépris de la mort, elle rend imperméable aux épreuves. Mais elle épuise aussi et n’est pas sans influer sur le comportement. Il n’y a pas de rude douleur qui ne se répercute sur le psychisme. Assurément de Gaulle a pratiqué l’école de la résistance aux dommages corporels.
Premiers pas dans la Grande Guerre
Chacun retient son souffle en ce 1er août 1914. Le 33e régiment d’infanterie est aussitôt affecté à la 5e armée du général Charles Lanrezac. Le lieutenant Charles de Gaulle gagne le 1er bataillon de la 11e compagnie d’environ deux cents hommes. D’Arras, le régiment est transporté à Hirson puis dirigé vers les Ardennes. Par étapes d’une trentaine de kilomètres par jour, cette unité d’élite gagne la Belgique. De Gaulle chevauche quand ses hommes vont à pied. Le 13 août, il franchit la frontière. Le 14 août, la 11e compagnie atteint Dinant avec ordre de défendre les ponts sur la Meuse. Au contact de l’ennemi, le lieutenant n’est nullement ému. Il écrit : « Ce sont les premiers coups que nous recevons de la campagne. Quelle impression sur moi ? Pourquoi ne pas le dire ? Deux secondes d’émotion physique : gorge serrée. Et puis c’est tout. »
Première blessure à Dinant
Les canons allemands tonnent et le tir des mitrailleuses s’intensifie. L’ordre est donné à la 11e compagnie de défendre le pont de Dinant à la baïonnette. Il faut d’abord franchir un passage à niveau. De Gaulle qui emmène sa section écrit :
« Et je m’élance, conscient que notre seule chance de réussite est de faire très vite… J’ai l’impression que mon moi vient à l’instant de se dédoubler : un qui court comme un automate et un autre qui l’observe avec angoisse. J’ai à peine franchi la vingtaine de mètres qui nous séparent de l’entrée du pont que je reçois au genou comme un coup de fouet qui me fait manquer le pied. Je tombe et le sergent Debout tombe, tué raide. »
Au milieu des grêles de balles, de Gaulle se dégage des morts et des moribonds affalés sur la chaussée, et rampe dans la rue pour se mettre à couvert. Enfin, l’artillerie française commence à tirer. C’est en boitant qu’il gagne un abri, puis tente de rassembler tous les hommes valides du régiment. Alors que la nuit tombe, estimant avoir accompli son devoir, il monte dans une des charrettes que les paysans des environs ont mobilisées pour transporter les blessés. Le voilà évacué sur Charleroi, puis à Arras. Aucun chirurgien n’est disponible. C’est à l’hôpital Saint-Joseph, à Paris, qu’il est enfin opéré d’une plaie au péroné droit qui a été brisé. Transféré à Lyon à l’hôpital militaire Desgenettes, il constate que le nerf sciatique ayant été touché, son pied droit est paralysé. On le traite à l’électricité pour réanimer le nerf. C’est à Cognac que s’achève sa rééducation. Le 17 octobre 1914, il est de retour au front, en Champagne, après deux journées de voyage. Voilà tout juste deux mois qu’il l’a quitté. C’est le monde des tranchées qu’il découvre. Et les pantalons couleur garance ont disparu : ils sont désormais teints en beige ou en bleu. Les Allemands sont à cinquante mètres ! On les entend chanter. Chacun se déplace dans une mer de boue et les hommes tombent malades. Il apprend alors que ses deux frères, Jacques et Xavier, sont blessés, sans gravité.
Le 10 février 1915, de Gaulle est promu capitaine. Sans doute parce qu’il assiste le colonel qui dirige le 33e et qu’il montre une féroce volonté de déloger les Allemands par un travail de sape. Sa réputation de combattant courageux voire téméraire mais aussi d’homme aux rapports humains difficiles grandit.
La seconde blessure en Champagne
C’est probablement au début du mois de mars 1915, le 10, que le capitaine de Gaulle est blessé à la main gauche d’un éclat d’obus. Sans doute au cours d’une attaque très meurtrière : on parle de centaines d’hommes tués, sept cents, peut-être, au cours du même assaut. Une fois encore, les mitrailleuses allemandes ont décimé la troupe française. La main traversée par une balle au Mesnil-les-Hurlus (dans la Marne), il n’est pourtant évacué vers un hôpital qu’en avril. Sa blessure s’est révélée plus grave que prévu. Une forte infection fait gonfler son avant-bras, provoquant une sévère fièvre et une paralysie de la main. Il guérit rapidement à l’hôpital du Mont-Dore en Auvergne. C’est dans l’Aisne qu’il rejoint ses hommes, un peu plus tard. Toujours les tranchées mais point de matériel pour faire face aux gaz asphyxiants des Allemands. Seulement des feux de paille humide !
Laissé pour mort à Douaumont
En janvier 1916, de Gaulle tombe malade, victime d’une forte fièvre. Il se remet sans être évacué. Quand, brutalement, Falkenhayn lance une attaque, qu’il veut décisive, sur Verdun, le 21 février. Un feu d’enfer se déchaîne : mille deux cent vingt-cinq pièces d’artillerie allemandes écrasent les positions françaises. Au cours de cette première journée, deux millions d’obus tombent sur les malheureux poilus.
Le 33e RI est immédiatement dirigé vers Verdun. Il y parvient le 26 février prenant place au sein du 1er corps d’armée. Envoyé en reconnaissance, de Gaulle repère les préparatifs d’une seconde offensive ennemie.
Le 2 mars 1916, dans le village totalement détruit de Douaumont, entre le calvaire et l’église, le 3e bataillon du 33e tient le secteur. De Gaulle dirige la 10e compagnie. Le bombardement débute dès 6 heures ou 6 h 30. Face au déferlement ennemi, la 10e compagnie tente de s’opposer. Elle fonce sur les Allemands, baïonnette au canon, le capitaine de Gaulle en tête. Et c’est dans cette épouvantable mêlée qu’il disparaît. On le croit mort : il avait vingt-cinq ans !
Le général Philippe Pétain, après l’avoir personnellement corrigée de sa main, fait publier au Journal officiel du 7 mai une citation à l’ordre de la nation. Elle est demeurée célèbre :
« Le capitaine de Gaulle, commandant de compagnie, réputé pour sa haute valeur intellectuelle et morale, alors que son bataillon, subissant un effroyable bombardement, était décimé et que les Allemands atteignaient sa compagnie de tous côtés, a enlevé ses hommes dans un assaut furieux et un corps à corps farouche, seule solution qu’il jugeait compatible avec son sentiment de l’honneur militaire. Est tombé dans la mêlée. Officier hors pair à tous égards. »
Que s’est-il donc réellement passé ? Les témoignages confirment que la 10e compagnie a été totalement cernée par les Allemands après avoir subi des pertes considérables dues aux bombardements. Ensuite les avis divergent. De Gaulle s’est-il livré pour sauver ses derniers hommes, le coup de baïonnette ayant été porté dans la confusion de la reddition ? Ou bien, comme l’affirme son fils Philippe, a-t-il cherché, en menant une percée désespérée, à rejoindre les lignes françaises ? Et que, sautant alors dans un trou d’obus après avoir lancé une grenade, il aurait chuté avec plusieurs Allemands et reçu un coup de baïonnette ?
Une seule chose est certaine : la gravité de la blessure. La cuisse gauche est traversée de part en part. Sous l’effet de la douleur, le capitaine de Gaulle s’évanouit. C’est le médecin François Lepennetier, l’un des rares captifs survivants du bataillon, qui le panse le premier, juste après sa capture.
Mi-mai 1916, la famille de Gaulle reçoit un premier courrier du prisonnier qui est soigné à l’hôpital de la citadelle de Mayence. Il est, affirme-t-il, complètement guéri, et va être transféré dans un camp.
Prisonnier durant trente-deux mois, de mars 1916 au 28 novembre 1918, journée de son retour sur le sol national, de Gaulle ne cesse de tenter de s’évader, à cinq reprises.
Le facteur tabac
En 1914, Charles de Gaulle est un grand fumeur comme de très nombreux militaires encouragés par les rations de tabac quotidiennes et gratuites. Il semble s’être arrêté en 1936 avant de retomber dans son addiction en 1939, durant cette drôle de guerre si monotone. Malgré les avertissements du Dr André Lichtwitz, dès 1942, le général fume de plus en plus. Déjà, en juin 1940, le général Spears avait remarqué son invraisemblable consommation de cigarettes à la conférence de Briare.
Il cesse de fumer en 1946 ou 1947. Selon Philippe de Gaulle, le Général prend cette décision le jour de son cinquante-sixième anniversaire, après avoir constaté que sa voix se casse. Cette explication contredit celle de Jean Lacouture qui évoque le mois de novembre 1947 et la mort de Leclerc. En 1947, le Général est épuisé par l’effort prodigué pour le lancement foudroyant du RPF. La disparition brutale de Leclerc lui rappelle que les hommes, même les plus glorieux, sont mortels. Il sait qu’il s’exprime avec moins d’aisance qu’auparavant. Craignant une affection sérieuse, peut-être un cancer, il prend une décision définitive. Cette dernière version est-elle plus convaincante ?
On possède également le témoignage de son ami Pierre-Louis Blanc qui affirme qu’en 1970 le Général n’a toujours pas récupéré et qu’il est parfois sujet à de longues quintes de toux.
Trente-deux mois de captivité
La captivité n’est pas loin de rendre fou le jeune capitaine. Il est conscient de rater à cause d’elle son rendez-vous avec l’Histoire, demeurant capitaine alors que ses camarades de promotion gravissent les échelons de façon accélérée grâce à la guerre. Il ne peut plus devenir officier d’état-major, position indispensable pour gagner les grades élevés. Encore que, capturé et blessé par l’ennemi, son avancement ne soit pas suspendu et que son ancienneté continue de courir.
Aussi peste-t-il contre cette Grande Guerre qui envoie les hommes à la boucherie dans les nombreux courriers qu’il adresse à sa famille. Elle lui répond, en particulier sa sœur, Marie-Agnès, et son frère, Pierre, qui poursuit des études de droit. De Gaulle ne cesse de souligner, dans ses lettres, les faiblesses structurelles de l’armée française : le manque d’artillerie, les mauvaises liaisons entre unités, l’éloignement du front du commandement, l’insufficance de l’équipement du poilu…
Son obsession est de retrouver le champ de bataille. Une seule voie possible : l’évasion avec tous les risques qu’elle comporte. « L’état de prisonnier est le pire de tous », écrit-il à son père, dans un courrier de 1916.
En captivité, le jeune officier ne demeure pas inactif : ses Lettres, Notes et Carnets en témoignent. Il ne cesse de détailler des notes de lecture, de délivrer ses réflexions sur les grandes idées et l’avenir, émaillant ses écrits de toute cette tradition gréco-latine qui est à la base de son éducation. Sa vaste culture littéraire s’étale volontiers en ses carnets. Tout ce travail, abondant, concourt à sa formation intellectuelle. À l’évidence, il sait adopter la pensée bergsonienne relative à l’idée de durée. Vivre, c’est durer, et c’est pourquoi la durée constitue un concept fondamental que l’intuition et l’intelligence nous révèlent. De Gaulle, qui connaît désormais l’expérience vécue du temps, ne peut qu’approuver cette idée de la présence du temps à la conscience. En synthèse, l’intelligence est orientée vers le faire et l’intuition vers la durée. Une proposition qui définit assez bien le futur gaullisme…
Après avoir été enfermé à Osnabrück en Basse-Saxe, de Gaulle est transféré à Neisse en Silésie, puis à Szuczyn en Lituanie, un camp de redressement. Sans doute a-t-il déjà tenté de s’évader, encore que Neisse soit un camp de transit. À Szuczyn, il creuse un trou, vite repéré par les gardiens. Le voilà déplacé, en septembre 1916, à la forteresse d’Ingolstadt en Bavière où sont emprisonnés largement plus d’une centaine d’officiers français et russes mais également anglais. De Gaulle y fait la connaissance de célébrités françaises comme le journaliste Rémy Roure, le commandant Georges Catroux, mais aussi l’aviateur Roland Garros et le futur maréchal soviétique Toukhatchevski, alors simple sous-lieutenant. De Gaulle est décidé à fuir la sinistre forteresse : il s’empoisonne avec de l’acide picrique utilisé pour soigner les engelures. Les Allemands l’expédient à l’hôpital. Il prépare une évasion en soudoyant un officier allemand. L’hôpital n’est pas gardé. Après sept jours de marche nocturne, de Gaulle et son compagnon, le lieutenant Roederer, ayant parcouru près des deux tiers du trajet jusqu’à la frontière suisse, sont repérés par la population de Pfaffenhoffen, près d’Ulm. Les voilà ramenés à Ingolstadt. Avec sagesse, de Gaulle décide de devenir un détenu modèle, se concentrant sur la lecture, l’écriture et la tenue de conférences. Avec, pour sujet majeur, la Grande Guerre et son évolution, grâce à la lecture de la presse allemande mise à sa disposition. Il montre une stupéfiante maturité dans ses constats sur l’évolution du conflit, tout en continuant de professer la vertu de l’offensive et du mouvement, en cela étonnamment plus proche de Joseph Joffre et de Ferdinand Foch que de Philippe Pétain. Lequel préfère économiser la troupe et s’en remettre à une tactique moins accrocheuse, moins agressive, moins combative. Il y a quelque paradoxe dans le fait que de Gaulle ait choisi Philippe Pétain comme modèle.
En juillet 1917, de Gaulle se voit affecté dans une nouvelle forteresse, à Rosenberg, en Bade-Wurtemberg. Il ne pense qu’à s’enfuir. À la mi-octobre, il y parvient avec quelques complices, mais ils sont repris après dix jours de marche. Ramené à Rosenberg, de Gaulle tente aussitôt une troisième évasion : il est rattrapé à la gare alors qu’il s’apprête à prendre le train, le 30 octobre 1917.
Pour le coup, Charles de Gaulle est totalement découragé. Après avoir purgé début 1918 deux mois très sévères d’arrêts de rigueur, il est de nouveau expédié à Ingolstadt au fort Prinz Karl, avant d’être dirigé sur la forteresse de Wülzburg (datant de la Renaissance) en Bavière. Une quatrième fugue échoue : de Gaulle est repris avec ses compagnons après avoir parcouru une trentaine de kilomètres. Début juillet, une cinquième escapade dans un panier à linge se termine à l’hôpital, car il est victime de diarrhées. Il est encore puni et enfermé au fort de Magdebourg sur les rives de l’Elbe, en Saxe. Début décembre 1918, libéré, il est de retour à Paris. Henri de Gaulle réunit alors sa famille loin des fronts, dans la propriété familiale périgourdine de La Ligerie. Les quatre fils de Gaulle sont vivants : deux capitaines (Charles et Xavier), un lieutenant (Jacques) et un aspirant (Pierre). Un vrai miracle pour une famille française de l’époque ! Songeons aux cinq fils, morts à la guerre ou de leurs blessures, après-guerre, du ministre d’État de 1917, le futur président de la République, Paul Doumer.
Le paludisme
À la fin de l’année 1941, la famille de Gaulle déménage de Gadlas Hall dans le Shropshire, maison ancienne sans grand confort (implantée dans un vaste parc du village de Dudleston Hearth) pour Rodinghead. Certes, Gadlas Hall disposait d’un poulailler, d’un verger et d’un potager, dépendances indispensables pour améliorer l’ordinaire. Dans cette bâtisse située à deux cent cinquante kilomètres de Londres, Yvonne vivait le plus souvent seule avec sa fille handicapée, Anne. Son fils, Philippe, se formait à l’école navale de la France libre alors que sa fille, Élisabeth, achevait ses études secondaires. Quant au général de Gaulle, elle le voyait rarement, occupé à animer la France libre et accomplissant de nombreux voyages en Afrique.
À Rodinghead, près de Littel Gaddester et Berkhamsted, dans le Hertfordshire, les de Gaulle disposent désormais d’une gentilhommière, située à environ une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale. Son aménagement intérieur est plus luxueux et la propriété est aussi pourvue d’un poulailler. Un poste de TSF permet de se tenir informé tandis qu’un piano égaye à l’occasion les soirées. On s’est ainsi rapproché d’Oxford, où Élisabeth entame ses études supérieures, et le Général peut venir beaucoup plus fréquemment le week-end.
Le Général tombe brusquement malade à la mi-avril 1942. Gravement. La lutte incessante qu’il conduit depuis plus de vingt mois, seul contre tous, a épuisé son grand corps. Aucun médecin local ne parvient à porter un diagnostic. Les semaines passent… Le lieutenant-colonel Pierre Billotte, de l’état-major particulier du général de Gaulle, entretient une folle inquiétude qui ressort clairement dans son témoignage (Le Temps des armes) : « Mais contre notre espoir, le général s’affaiblissait et nous dûmes, avec angoisse et terreur, envisager le pire devant l’impuissance du corps médical. » Ayant appris la présence du Dr André Lichtwitz à Lisbonne qui essaie de rejoindre la France libre, il obtient des Anglais qu’un avion soit mis à sa disposition pour le transférer à Londres. Médecin personnel de Paul Reynaud, André Lichtwitz possède une grande expérience médicale. Il diagnostique aussitôt une crise aiguë de paludisme (plasmodium virax), contracté à Dakar. Il incrimine aussi l’absence d’exercice physique, l’excès de tabagisme et la fatigue nerveuse provoquée par les affrontements incessants avec Anglais et Américains. Et alors que le Général est au plus mal, dans un état proche du coma, il parvient à le remettre sur pied en une semaine grâce au chlorhydrate de quinine. André Lichtwitz deviendra médecin personnel de De Gaulle, compagnon de la Libération et un ami très cher.
De Gaulle n’en a pas fini avec les ennuis de santé. André Lichtwitz doit, dès l’année suivante semble-t-il, traiter un grave rhumatisme à la cheville qui empêche le Général de marcher. « Sans lui je serais podagre », déclare un jour Charles de Gaulle, en désignant son vieux compagnon.
Puis, en 1943, à Alger, en novembre, alors qu’il vient d’exclure Henri Giraud du CFLN (Comité français de libération nationale), le Général s’affaiblit à nouveau, frappé d’une nouvelle crise de paludisme, cette fois immédiatement identifiée. Afin qu’il se rétablisse plus rapidement, Yvonne recherche des œufs dont le médecin a préconisé la consommation quotidienne, un à chaque petit-déjeuner… mais on n’en trouve qu’au marché noir. Aussi achète-t-elle deux poules pondeuses, qu’elle ramène à la maison…
La grande fatigue de mai-juin 1944
Sans doute de Gaulle est-il fort inquiet de l’évolution de la Résistance intérieure : la déportation de Charles Delestraint et, plus encore, la mort terrible de Jean Moulin, favorisent les tendances centripètes. Nul n’a pu remplacer le président du CNR et les communistes s’emparent peu à peu du Comac avec Pierre Villon et Maurice Kriegel-Valrimont malgré les efforts de Marie-Pierre Kœnig à Londres et de Jacques Chaban-Delmas en France occupée. Le Comac (Comité d’action militaire), en charge de l’action en métropole jusqu’au débarquement, pousse à l’insurrection nationale générale. Exactement le contraire de ce que veut de Gaulle, soucieux d’imposer une autorité unique, la sienne, face à des Anglo-Saxons qui n’ont nullement renoncé à l’Amgot. Et ce d’autant plus que l’importance des Rouges dans la Résistance intérieure française les inquiète au plus haut point. L’exécution de Pierre Pucheu, théoriquement protégé par Henri Giraud, après le refus de sa grâce par de Gaulle, parce que sa tête est réclamée par le PC, produit le plus mauvais effet à Londres comme à Washington.
Alors qu’à Alger, de Gaulle triomphe, la situation en France le mine littéralement. Certes il parvient à intégrer Henri Frenay dans le Conseil national de la Résistance mais sa tentative d’imposer Pierre Brossolette à Claude Serreules et Jacques Bingen, jugés trop faibles avec les communistes, échoue. De Gaulle prend conscience du nombre des pinces qui s’agitent dans le panier de crabes de la Résistance et des difficultés qui l’attendent dès son retour en France, à l’été 1944, lors du débarquement programmé par les Alliés. Heureusement que les armées françaises se couvrent de gloire en Italie. L’outil du BCRA (Bureau central de renseignements et d’action), sous l’autorité du fidèle Passy, à l’efficacité remarquable, permet tant de limiter les approvisionnements des maquis communistes en Corse (en dépit des « bourdes » d’Henri Giraud) que d’empêcher une insurrection armée trop précoce à l’été 1944.
Face à cet imbroglio, alors que s’approche la date du débarquement de la fin du printemps 1944 (qu’il ignore), de Gaulle se sent usé et dort mal. Il tente de faire face à toutes les agressions anglo-saxonnes avec plus ou moins de succès. C’est un homme épuisé qui aborde l’étape décisive qui va décider de sa réussite et de l’indépendance de la France libérée. Il va tenir grâce au soutien du peuple de France, soulevé contre l’occupant.
Les fusillades de Notre-Dame
Le 26 août 1944, les premiers coups de feu éclatent place de la Concorde à l’arrivée de la voiture du Général. Alors que de Gaulle aborde le parvis de Notre-Dame, la fusillade crépite à nouveau. De Gaulle la néglige tant à l’entrée qu’à la sortie… Pour certains historiens, les plus nombreux, les tirs proviennent de miliciens, pour d’autres de communistes… Allez savoir…
Deux opérations de la cataracte
Fin décembre 1952, le 27, le général de Gaulle est opéré une première fois de la cataracte par le Dr Louis Guillaumat. Comme souvent, elle est bilatérale et il faut opérer l’autre œil, en mars 1955. Sa vue est devenue très mauvaise. Il doit porter d’épaisses lunettes qu’il se refuse à mettre en public, en particulier lors des réceptions officielles. Aussi, son aide de camp doit-il lui indiquer les obstacles qui se dressent alors sur sa route. Il ne distingue plus que des silhouettes floues. Même avec ses lunettes, les projecteurs et les flashs le gênent considérablement lors des cérémonies officielles et des conférences de presse. L’embarras est constant et la contrainte permanente d’une vision voilée difficile à endurer.
Un premier anévrisme
Le 11 mars 1955, à la suite de son opération de la cataracte, le général fait une brutale chute de tension. Impossible de joindre le Dr André Lichtwitz ! Le Dr Louis Guillaumat l’examine dans une clinique du XVIe arrondissement. C’est finalement Paul Milliez, grand résistant, professeur de clinique médicale à la faculté de médecine de Paris, qui le soigne en urgence. Le pouls du Général bat entre 130 et 136. Il diagnostique un anévrisme aortique. Il le traite et sauve son patient. L’alerte a été chaude.
Hémorragie à Telergma
En décembre 1960, lors d’un déplacement en Algérie, sur la base aérienne de Telergma, près de Constantine, le Général est victime d’une hémorragie. Le Dr André Lichtwitz accourt dans le plus grand secret et exige un retour immédiat en métropole.
Les attentats de l’OAS : la mort de près
Après la capitulation du général Maurice Challe, le 25 avril 1961, l’OAS se réorganise, bien décidée à empêcher la poursuite des négociations de paix par des attentats, des assassinats ciblés en Algérie et en métropole. Elle entend, par priorité, éliminer le général de Gaulle, désigné grand responsable de la destruction de l’Algérie française.
Le 8 septembre 1961, alors que le Général vient d’annoncer qu’il est prêt à concéder le Sahara, un attentat est organisé par l’OAS et exécuté par un commando très probablement placé sous les ordres du colonel Jean Bastien-Thiry. Parti de l’Élysée, un convoi de cinq voitures roule en direction de Colombey-les-deux-Églises. À 20 h 35, entre Crancey et Pont-sur-Seine dans l’Aube, alors que la DS conduite par Francis Marroux (ancien gendarme) passe devant un tas de sable, une violente explosion manuelle est déclenchée. Un mur de flammes envahit la chaussée. Déportée de l’autre côté de la route, la DS, habilement manœuvrée, parvient à ne pas quitter la route. Francis Marroux accélère à fond, craignant des rafales de mitraillette. Quelques kilomètres plus loin, il s’arrête et l’on transfère Yvonne de Gaulle et le président ainsi que l’aide de camp, Jean Teisseire, dans un autre véhicule. Par chance, le pain de plastic de quarante kilos n’a pas vraiment explosé : sans cela le véhicule présidentiel aurait été détruit. L’OAS revendique pleinement l’attentat.
Le 23 mai 1962, un tueur placé en face de l’Élysée doit éliminer le Général sur le perron du palais… L’opération est annulée.
Pourtant les chefs de l’OAS ne renoncent nullement à abattre le général de Gaulle, « traître envers l’Algérie française ». C’est à nouveau l’ingénieur Jean Bastien-Thiry qui conçoit une nouvelle opération terroriste, celle du Petit-Clamart. Cet ancien gaulliste, qui a largement participé à la mise au point du très efficace missile sol-sol Nord-Aviation SS 10, puis du SS 11, est devenu un farouche adversaire de De Gaulle.
Le 22 août 1962, après le Conseil des ministres, le Général regagne La Boisserie. Il est accompagné de son épouse, de Gaston de Bonneval, son aide de camp, d’Alain de Boissieu, son gendre. Francis Marroux conduit la DS présidentielle, qu’accompagne un seul véhicule de protection. Vers 20 h 10, les deux DS s’engagent avenue de la Libération. C’est un commando d’une douzaine d’hommes qui les attend. Il dispose de quatre véhicules dont deux camionnettes dans lesquelles ont pris place huit hommes armés jusqu’aux dents. Lorsque surgit le cortège présidentiel, Jean Bastien-Thiry donne le signal du tir en agitant un journal. Aussitôt, juste avant le carrefour du Petit-Clamart, le feu des armes automatiques rugit. Un crachin gêne les tireurs dont plusieurs armes s’enraient. Alain de Boissieu réagit le premier. Il hurle à Francis Marroux de foncer, puis à sa belle-mère et à son beau-père de se baisser alors que la vitre arrière vole en éclats sous l’impact des balles. Ainsi leur sauve-t-il la vie. À bord d’une ID 19, Alain de La Tocnaye, Georges Watin et Jacques Prévost se lancent à la poursuite du convoi. Ils tirent avec des PM Sterling. Malgré deux pneus crevés, Francis Marroux fonce vers l’aérodrome de Villacoublay. La voiture tangue mais parvient à bon port. De Gaulle sort impassible du véhicule criblé de quatorze impacts, et lance, se tournant vers son épouse : « Vous êtes brave, Yvonne », avant d’aller passer en revue le piquet d’honneur de l’armée puis de monter dans l’hélicoptère. Mme de Gaulle, impériale, ayant à peine regardé son mari, époussette sa robe couverte de débris de verre, puis se retournant vers son gendre, lui indique autoritairement : « N’oubliez pas les poulets, j’espère qu’ils n’ont rien ! » Les motards de l’escorte et les inspecteurs de la sécurité pâlissent sous la familiarité du propos qui les concerne assurément. Tout compte fait, il s’agit des poulets en gelée achetés le matin même chez Fauchon et placés dans le coffre. Ils sont destinés à Georges Pompidou qui doit venir déjeuner le lendemain à La Boisserie. Le soir même, à Colombey, où Philippe et Élisabeth sont accourus, Yvonne risque une seconde saillie : « Le général et moi aurions fait de beaux morts ; nous nous étions fait coiffer le matin. »
Le 17 septembre, Jean Bastien-Thiry est arrêté. Son procès débute le 28 janvier 1963. D’abord disposé à le gracier malgré le risque encouru par Yvonne de Gaulle, le général modifie son opinion lors du déroulement du procès. Les accusations portées par Me Jacques Isorni, l’avocat de Jean Bastien-Thiry, contre Valéry Giscard d’Estaing dénoncé comme le financier du complot, l’affirmation absurde de l’accusé de n’avoir cherché qu’à capturer de Gaulle (cent quatre-vingts projectiles ont été tirés) indisposent de Gaulle. Quant au rôle joué par Jean Bastien-Thiry lors de l’attentat, il le mécontente gravement. Ne s’est-il pas contenté d’agiter L’Aurore au lieu de venir l’affronter les armes à la main ? De même quand le tribunal constate que trois des membres du commando sont des mercenaires hongrois, le Général se sent presque humilié. Mais sa conviction est emportée lorsque Francis Marroux raconte qu’il n’a évité la Panhard venant en sens inverse et qui transportait une famille innocente (les Fillon) que par miracle, à cause des balles qui, en transperçant ses pneus, ont provoqué son dérapage. Le Général refuse alors d’accorder son pardon à Jean Bastien-Thiry mais gracie les deux autres condamnés à mort, désireux de montrer qu’il fait la différence…
Un mystère demeure quant au financement du commando et plus encore concernant l’identité de la personne ayant communiqué l’itinéraire et l’heure de départ du Général de l’Élysée. Le 11 mars 1963, Jean Bastien-Thiry est fusillé dans l’enceinte du fort d’Ivry.
Le 31 juillet 1963, un attentat préparé à l’École militaire par Georges Vatin échoue. Enfin, le 14 août 1964, la vasque du mont Faron, au-dessus de Toulon, n’explose pas lors de la venue du Général.
Épuisement physique et moral fin juin 1961
À partir du 23 avril 1961, le général de Gaulle doit affronter une sévère laryngite, laquelle réapparaît au mois de juin suivant. Au point qu’il faut alléger son déplacement en Lorraine, toutefois maintenu fin juin.
Alors que les négociations avec le FLN viennent d’échouer à Évian en mai-juin 1961, puis fin juillet de la même année au château de Lugrin, le général de Gaulle se trouve en proie à une véritable dépression. François Flohic en témoigne dans Souvenirs d’Outre-Gaulle. Sans doute débute-t-elle fin juin et se prolonge-t-elle tout au long de la négociation de Lugrin. C’est que de Gaulle a dû faire face successivement au putsch des généraux et aux attentats de l’OAS, concéder beaucoup au FLN à Évian (cessez-le-feu, représentativité et mise en force de l’indépendance de l’Algérie). Bien plus, la presse, injuste, moque les délais à répétition des négociations. Alors que l’on bute toujours sur la question du Sahara que les négociateurs du GPRA considèrent comme partie intégrante du territoire algérien. Proprement épuisé, de Gaulle atermoie sur l’affaire saharienne. Ce désert découvert par la France, exploité par la France, il n’en conçoit pas l’abandon pour des raisons stratégiques. Le pétrole et le gaz sont extraits de son sous-sol, les essais nucléaires et spatiaux sont en cours dans ses sables désertiques. Il en vient à envisager de partager l’Algérie entre deux territoires (le français et l’algérien), d’internationaliser l’exploitation des matières premières découvertes à d’autres États africains riverains… Il en devient même brutal, réprimant avec trop de violence les ambitions de Bourguiba (environ sept cents Tunisiens tués à Bizerte), maltraitant ses collaborateurs, constatant une rupture croissante avec Michel Debré sur l’Algérie et ne la supportant plus. Bref, il n’est plus lui-même. Sa pensée se brouille. Il ne sait plus que faire avec ce désert de sable, gorgé d’hydrocarbures, qui bloque toute la négociation. Le 8 septembre 1961, reprenant tous ses esprits, il ouvre la voie, dans une conférence de presse, au compromis.
L’opération d’un adénome de la prostate
Le 17 avril 1964, la France apprend que le général de Gaulle a été opéré, à soixante-treize ans, d’un adénome de la prostate. Le secret a été bien gardé. Voilà des semaines que le Général est gêné. En mars précédent, il s’est fait poser une sonde américaine à la demande du professeur Pierre Aboulker, urologue, avant de s’envoler pour le Mexique (du 16 au 19). Personne n’a rien vu ni n’en a rien su. Hospitalisé à Cochin, le 16 avril, à 10 heures, le Général est opéré le lendemain matin par Pierre Aboulker, assisté du Dr Roger Parlier (le successeur d’André Lichtwitz comme médecin personnel) et du Dr Jean Lassner, anesthésiste, recommandé par André Lichtwitz. L’opération, qui dure 1 h 40, se déroule bien. Il n’y a aucune origine cancéreuse. Mme de Gaulle a fait installer un lit dans la chambre voisine pour être auprès de son époux. Le Général ne l’apprend que le lendemain. L’opération, réussie, nécessite une dizaine de jours d’hospitalisation. Les suites opératoires sont difficiles : le Général ne peut plus uriner. Il faut poser une sonde. Et c’est ainsi affaibli que le Général part pour son grand périple sud-américain du 20 septembre au 16 octobre 1964 qui va se révéler un immense succès populaire.
Le professeur Pierre Aboulker n’a pas été sans diagnostiquer, à son tour, un anévrisme aortique.
Le difficile voyage russe
Du 20 juin au 1er juillet 1966, le Général effectue un déplacement officiel en URSS. Très vite, il voit sa cheville droite s’enflammer. C’est un œdème qui le fait souffrir et entrave sa marche. Il s’agit là des suites de la blessure reçue en août 1914 qui a paralysé le nerf sciatique et à laquelle s’est ajoutée une déformation de la voûte plantaire.
Alerte cardiaque en 1967
Lors de son déplacement en Italie en mai 1967, le Général est probablement victime, durant une nuit, d’un léger épisode cardiaque. Épuisé, il doit garder la chambre toute la journée du lendemain, annulant son programme.
Des insomnies au désespoir (fin mai 1968)
Affirmer que de Gaulle n’est pas conscient de son âge serait illusoire. Bien sûr que l’homme est lucide, se confiant là-dessus, bien souvent, à ses aides de camp et à des proches – pensons à Olivier Guichard. Jean d’Escrienne raconte combien de Gaulle cherche même à se rassurer, au mois d’avril 1969, en rappelant que Sophocle avait écrit Œdipe à Colone à quatre-vingt-dix ans, Goethe son second Faust à quatre-vingt-trois ans, Victor Hugo lancé un projet de Seconde Légende des siècles au même âge, François Mauriac publié Un adolescent d’autrefois à quatre-vingt-quatre ans. Sans oublier Michel-Ange peignant la Sixtine, courbé en deux, à plus de quatre-vingts ans, etc.
Ce mois de mai 1968 s’annonce pourtant sous les meilleurs auspices. De Gaulle s’apprête à effectuer un déplacement magistral en Roumanie, toujours à la recherche d’une déstabilisation de l’URSS en ses terres d’Europe orientale. Alors que Pompidou doit se déplacer en Iran où la France espère des marchés pétroliers voire nucléaires. Et que Paris voit s’ouvrir la conférence de la paix entre Hanoï et Washington.
Et pourtant, à plusieurs reprises, à partir du 6 mai et jusqu’au 28, le général de Gaulle, quelque peu débordé par les événements intérieurs, paraît sur le point de tout laisser tomber. Lui, l’homme qui sait contrer les ouragans, semble avoir perdu ses réflexes et sa force d’âme face à la révolte des étudiants et des ouvriers de 1968. Le péril ne le stimule plus, il le déconcerte. C’est en ayant perdu le cap qu’il prononce un discours inadapté, le 24 mai, s’adressant fort maladroitement au peuple de France. Le fiasco n’en est que plus complet. Il faut attendre le 29 mai pour qu’il se reprenne.
D’ailleurs, à partir du 18 mai et de son retour de Roumanie, il dort très mal. C’est un vrai drame pour lui : les insomnies l’assomment. Elles lui font perdre, en partie, son insolente mémoire, abîment la qualité de ses réflexions et de ses discours. Il a du mal à les surmonter et la fatigue physique, bien naturelle, se cumule à l’âge (le Général a entamé depuis un semestre sa soixante-dix-septième année). Le voilà désorienté devant les situations délicates. Peu d’hommes ont subi autant d’épreuves, franchi autant d’obstacles, fixé et atteint autant d’objectifs… Sa vieillesse n’est pas un naufrage mais le navire peine à avancer et tient moins bien les grandes lames de traverse.
Dès le 25 mai, les interlocuteurs du Général le trouvent dans un état fortement dépressif. Le témoignage de Pierre Messmer, recueilli par Philippe Alexandre, dans son ouvrage L’Élysée en péril, ne cache guère la réalité. Pierre Messmer affirme toutefois qu’il l’a trouvé, certes moins désabusé que son collègue François Missoffe, le matin même, placé brutalement en face d’un général de Gaulle décidé à tout abandonner. Le militaire, plus politique, précise néanmoins qu’il l’a perçu « incertain face à l’avenir et se lançant dans une série d’hypothèses »…
Lorsque, le 27 mai, de Gaulle apprend que le travail ne reprendra pas chez Renault, le voilà à nouveau désemparé. Il préside avec difficulté le Conseil des ministres convoqué à 15 heures. Philippe Alexandre le décrit « les épaules voûtées, les avant-bras allongés sur la table…, totalement indifférent ». Peut-être a-t-il même renoncé à son référendum ?
Le 28 mai, à l’Élysée, les choses se présentent mieux. Jean Lacouture cite le ministre Georges Gorce que le président appelle au téléphone : il le trouve même assez remonté… contre son Premier ministre. Sans doute de Gaulle est-il également révolté par l’incident qui a opposé son épouse, dans un grand magasin, à un groupe de vendeuses en grève, le 26 mai semble-t-il. Le général de Boissieu affirme dans son livre Pour servir le Général qu’elle y est injuriée. Le surlendemain, 28 juin, un automobiliste, abaissant sa vitre, l’aurait également insultée… Le soir, lors du dîner avec Charles, elle aurait fait un malaise. On sait que le Général ne supporte pas que l’on touche à Yvonne. De là à y puiser une énergie nouvelle ou au contraire à se laisser abattre ?
Ce 28 mai 1968, de Gaulle reçoit plusieurs personnalités. Elles témoigneront des contenus de leurs entretiens. Dans son ouvrage, Le Projet paysan, Michel Debatisse assure que son interlocuteur lui a annoncé son intention de reprendre la parole devant les Français. Quant à Georges Pompidou, reçu après le dîner, il affirme dans Pour rétablir une vérité que le Général lui a reproché de s’être trompé sur la capacité de la CGT à faire accepter un accord négocié. Et le Premier ministre ajoute, de façon assez ambiguë et qui laisse dubitatif : « Je me retirai sans me rendre compte à quel point le général était lassé, et même découragé. » Curieux tout de même ce manque de sagacité de Georges Pompidou ! Autre visiteur du soir, Christian Fouchet : il raconte dans Les lauriers sont coupés que le Général l’a quitté en prononçant une phrase étrange voire impénétrable : « Il est bien possible que parmi ces farfelus de la Sorbonne et de l’Odéon, quelques-uns soient dans le vrai… »
C’est en cette soirée du 28 mai 1968 qu’un projet naît dans la tête du président de la République. À son fils Philippe, il annonce qu’un avion le transportera avec son épouse et leurs trois enfants à Baden-Baden, quartier général des forces françaises en Allemagne. Et à son gendre, Alain de Boissieu (qui commande une division à Mulhouse), par téléphone, il ordonne de venir le voir en urgence le soir même, au plus tard le lendemain matin.
Ainsi se prépare l’incroyable initiative qu’un général de Gaulle, revigoré, entend conduire dès le 29 mai. Il a retrouvé son sens de la manœuvre et entend bénéficier de l’effet de surprise. Une fois encore, victime de cyclothymie, passant de la dépression à l’emballement, c’est un de Gaulle prêt au combat qui entame très tôt sa journée du 29 mai 1968.
De nombreux commentateurs de la vie du Général ont oublié de souligner que, jusqu’à la fin de son mandat présidentiel, de Gaulle apprend par cœur ses interventions, les restituant sans commettre la moindre faute. Ce qui démontre une forme intellectuelle très remarquable jusqu’au terme de sa présidence, en 1969.
Lors de sa conférence de presse de début septembre 1968, ses quintes de toux, nombreuses, impressionnent son auditoire. Le Général semble avoir beaucoup vieilli à la suite des épreuves de mai-juin.
Rupture d’anévrisme
La dernière journée du Général est comparable à toutes celles qu’il passe à La Boisserie et a été maintes fois racontée : tour de jardin sous la pluie avant le déjeuner, repas partagé avec son épouse Yvonne, brève promenade écourtée en raison d’un temps épouvantable après le café, accueil de M. Piot, son voisin, appel de Xavier de Beaulaincourt, son secrétaire, au téléphone. Ensuite, Charles de Gaulle s’enferme dans son bureau, rédigeant des lettres et dédicaçant quelques volumes de ses œuvres. Vers 17 heures, alors que la pluie a cessé, il retourne faire un tour de parc. Dès son retour, le thé lui est servi par Charlotte alors qu’Yvonne est « sous le casque » pour une mise en plis. Le Général monte porter thé et gâteaux à son épouse immobilisée dans sa chambre. Puis il retourne en son bureau, se consacrant à sa correspondance. Sans doute, vers 18 h 35 ou 18 h 40, vient-il s’asseoir devant la petite table à jeu de la bibliothèque. Yvonne le rejoint alors qu’il fait des « réussites » avant le dîner, immuablement servi à 19 h 15. Peu avant 19 heures, une immense douleur le saisit, dans le dos. Il pousse un cri et quelques mots, à plusieurs reprises, sortent de ses lèvres. Seule Yvonne de Gaulle, unique témoin du drame, les entend. Foudroyé par une rupture d’anévrisme, le Général entre dans le coma. Abattu, Charles de Gaulle gît, immobile, son grand corps retenu par le bras du fauteuil. Yvonne de Gaulle réagit immédiatement, ordonnant à Charlotte, à Honorine et au chauffeur Francis Marroux d’appeler le Dr Guy Lacheny à Bar-sur-Aube et le curé de Colombey, l’abbé Claude Jaugey. Tous deux arrivent exactement ensemble à La Boisserie. Le médecin s’efface devant le ministre de Dieu. Ils trouvent le général allongé sur le matelas du divan de la bibliothèque où Yvonne de Gaulle l’a fait étendre. Charles de Gaulle est à l’agonie. Le diagnostic du Dr Guy Lacheny est immédiat et sans espoir. Il le fait comprendre à Yvonne de Gaulle tout en faisant au Général une piqûre de morphine pour le cas où il souffrirait encore. L’abbé Claude Jaugey lui administre immédiatement les derniers sacrements qu’il doit entendre en conscience.
Quelques minutes plus tard, tous, spontanément, s’agenouillent devant le grand homme qui a, désormais, cessé de vivre, le prêtre, le médecin, les deux domestiques, le chauffeur et, bien sûr, Yvonne de Gaulle. Le silence est absolu.
Le refus de se laisser enfermer
Le grand neuropsychiatre Henri Labori a remarqué que « toute sa vie, de Gaulle luttera pour ne pas se laisser enfermer ». Il cite, dans l’ordre chronologique, les tentatives d’évasion du prisonnier de la Grande Guerre, la rébellion brisée d’Émile Muselier, le départ furtif pour l’Algérie en 1943, jusqu’à l’épopée de Baden-Baden en 1968. De Gaulle, dans un entretien avec Michel Droit, accepte de parler de ses faiblesses. Ses méformes physiques, ses difficultés psychologiques, intimement liées, ont pu le conduire au bord du renoncement. Le Général distingue lui-même sept épisodes :
– le désarroi total à bord du Westernland, fin septembre 1940, après l’échec de l’assaut contre Dakar ;
– l’affaire de la trahison d’Émile Muselier (auréolé de la prise de Saint-Pierre-et-Miquelon) fin février 1942, soutenu durant quelques journées par les Britanniques en vue de le remplacer. Elle provoque un besoin de récupération chez de Gaulle. Il se réfugie un mois durant à la campagne, avec son épouse, près de Berkhamsted. Une posture, pour une part théâtrale, qui produit tout son effet ;
– le conflit ouvert avec Churchill et Eden, le 30 septembre 1942, à la suite du débarquement anglais à Tamatave (Madagascar). Churchill lui ayant asséné qu’il est devenu « l’ennemi de l’Angleterre », de Gaulle présente sa démission, refusée à l’unanimité, par le Comité national ;
– le 21 octobre 1945, après l’élection à l’Assemblée constituante, il ne doit son élévation qu’au refus des socialistes de constituer un Front populaire. Réélu à l’unanimité à la présidence du Gouvernement provisoire, le 13 novembre, il remet trois jours plus tard son mandat à disposition, en raison des exigences communistes d’obtenir l’un des trois ministères régaliens. N’ayant nullement cédé, il est réélu président le 19. Mais, face à toutes les entraves partisanes, il est déjà décidé à quitter un pouvoir retombé aux mains des partis politiques. Le débat sur les crédits militaires lui en fournit l’opportunité, dès le mois de janvier 1946 ;
– lors des législatives de juin 1951, la loi sur les apparentements prive le RPF de bien des sièges : le voilà réduit à cent dix-huit députés sur six cent vingt-cinq. Bien que demeurant le premier groupe de l’Assemblée, privé du pouvoir, de Gaulle accepte peu à peu de voir les députés RPF jouer le jeu parlementaire avant de renoncer au parti lui-même, en 1953 ;
– alors qu’une ordonnance a créé le 1er juin 1962 la cour militaire de justice, qui a envoyé au peloton d’exécution Roger Degueldre (le chef des commandos Delta de l’OAS) et condamné à mort André Canal (responsable d’OAS Métropole) qui s’est pourvu en cassation, de Gaulle connaît une période de flottement. Il envisage de devoir partir. Le résultat du référendum du 28 octobre 1962 sur l’élection du président de la République au suffrage universel le déçoit : il n’a obtenu que 47 % des inscrits. Or il s’agit d’un enjeu décisif destiné à restituer sa primauté au pouvoir exécutif. Il se retire à Colombey pour prendre une décision. Et ne rentre, décidé à poursuivre, que le mardi 30 octobre à l’Élysée. Alors Georges Pompidou le convainc de la probabilité d’une victoire aux législatives ;
– au soir du 5 décembre 1965, la déception est considérable. Contraint à un second tour, le Général s’estime désavoué. Il semble, durant de longues heures, décidé à se retirer avant de reprendre le chemin du combat.
Les biographes du Général auraient volontiers tendance à en ajouter un huitième, celui du référendum d’avril 1969, souvent décrit comme un désir de suicide politique.
Atteint de la maladie de Marfan ?
De Gaulle n’a cessé de souffrir dans sa chair tout au long de sa vie, la chose est limpide. Mais il a toujours rempli les devoirs de ses fonctions avec une force de caractère impressionnante, son marqueur principal. Dominer le corps et préserver la pensée…
La thèse présentée par le professeur Jacques Mirouze, ancien doyen de la faculté de médecine de Montpellier, sous le titre « Pathobiographie de Charles de Gaulle » lors des Journées montpelliéraines d’histoire de la médecine en juin 1991, ne peut que retenir l’attention. Le professeur estime avec une argumentation serrée que le général de Gaulle était atteint de la maladie de Marfan. Il souligne la convergence des indices : grande taille, paludisme, anévrisme, cataracte bilatérale, rupture d’anévrisme finale. Au fond ce diagnostic ne nous intéresse que dans la mesure où il détermine un profil psychologique. Or quelles sont les caractéristiques dominantes de la personne atteinte d’une telle maladie ? Ressortent en tête l’orgueil, le goût de la puissance, la méfiance, l’attitude de mâle dominant, le lien noué avec le divin, un peu de mégalomanie, une certaine inadaptation sociale et même parfois une paranoïa maîtrisée. Rien qui ne soit totalement absent de l’analyse de la personnalité du général de Gaulle même si tout ne concorde pas. Jusques et y compris le constat complémentaire que le sujet peut faire des erreurs de jugement…
On sait, par ailleurs, combien ses proches ont remarqué ses fort nombreuses crises cyclothymiques, le général passant dans la même journée d’un grand abattement à une attitude pleine d’allant et de reconquête.
Que l’hypothèse de Jacques Mirouze soit ou non retenue, on ne saurait comprendre les sautes d’humeur du général de Gaulle sans prendre en compte ses très nombreuses altérations de santé. L’homme s’est parfois complu dans des attitudes extrêmes en s’offrant aux balles de l’ennemi, durant les deux guerres mondiales, mais aussi lors des attentats de l’OAS, avec une parfaite désinvolture. Sans doute les hommes d’exception ont-ils foi en leur destinée. De même, on le voit sombrer dans des vagues de pessimisme ouvrant la voie à tous les renoncements. Des élans d’anxiété, des angoisses insondables le saisissent à Dakar en 1940, en 1961 durant la négociation algérienne, en 1968 pendant la crise estudiantine. Et il existe bien d’autres périodes de trouble dans sa vie, comme nous l’avons relevé et comme le Général l’a lui-même reconnu.