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Des premiers succès à l’hostilité anglo-saxonne

Cette conquête gaulliste au Moyen-Orient, venant après d’autres succès dans l’Empire, bouscule le monde à deux que Roosevelt et Staline souhaitent organiser. Pour Roosevelt, en effet, Churchill n’est qu’un glorieux second. Pour Staline, de Gaulle appartient à un pays vaincu et donc peu respectable. Le redressement français personnifié par de Gaulle permet toutefois une renaissance de la France, lui apportant une véritable consistance internationale. Se partager le continent européen devient plus difficile, avec un de Gaulle qui rejette tant l’Amgot américain que le communisme russe et qui a repris en Afrique et au Moyen-Orient une partie de l’ancien Empire français…

Comment faire face à l’opposition anglo-saxonne ?

On a souvent glorifié l’amitié entre de Gaulle et Churchill. Elle ne dure qu’une année. Ensuite, leurs relations se résument en un terrible face-à-face, de la mi-1941 aux premiers mois de l’année 1943, ayant pour scène le sol anglais jusqu’à l’envol du Général pour Alger. La célèbre pièce d’Henri Bentégeat, Meilleurs alliés, écrite bien des années plus tard, rend compte, avec un humour très britannique, de l’atmosphère orageuse (voire tumultueuse) qui prévaut alors. Pour dire vrai, les relations de Gaulle-Churchill ne s’améliorent pas avant l’automne 1944. Mais, à partir de la mi-1943, les moyens de pression anglais ne sont plus aussi intenses, en raison de l’éloignement géographique des deux hommes. Quant au mépris, voire à la détestation, entretenus envers de Gaulle par un Roosevelt fort mal informé, ils surprennent encore de la part du dirigeant de la première puissance mondiale. Jamais le cynisme américain, d’abord favorable au maréchal Philippe Pétain, puis à son principal lieutenant l’amiral François Darlan, enfin à un personnage très velléitaire et passablement compromis, le général Henri Giraud, n’est apparu aussi manifeste. Des relations marquées, côté américain, par la naïveté, la superficialité, l’apriorisme, le défaut de consultation des bons spécialistes, le refus d’un échange direct, le libre cours donné à un environnement politique très hostile à la France libre (de Leahy à Alexis Leger et Jean Monnet).

Toujours est-il que de Gaulle parvient à supporter, de façon véritablement héroïque, une série de pressions d’une incroyable virulence de la part de ses alliés anglo-saxons. Lui-même doit recourir à la violence verbale et, plus fréquemment qu’on ne le pense, mettre en jeu sa position de chef de la France libre, avec, à bon escient, une bonne dose de machiavélisme.

Ces épisodes critiques, à forte intensité émotionnelle et à enjeu décisif, ne manquent pas d’épuiser physiquement de Gaulle. Pensons aux deux affaires Muselier, à la prise de Saint-Pierre-et-Miquelon, à la guerre du Levant, au rapt anglais de Madagascar, aux débarquements alliés ignorés par le Général en Afrique du Nord et en Sicile. Mais aussi aux sanctions personnelles appliquées par les Britanniques interdisant, à maintes reprises, au Général d’utiliser la BBC, voire de quitter le sol anglais. Et que dire d’un débarquement en Normandie, sur le sol français, dont de Gaulle n’est informé qu’au tout dernier moment, sans pouvoir y participer…

L’on reste surpris de la capacité de résistance du général de Gaulle et de sa ténacité face aux épreuves qu’il n’a pas suscitées mais qu’il essuie avec bravoure et esprit de sacrifice.

Successions de crises avec Churchill

Au mois d’août 1941, c’est un de Gaulle furieux de l’hostilité anglaise constamment rencontrée par Georges Catroux en Syrie-Liban qui, interviewé par le journaliste américain Weller, déverse sans trop de précaution son anglophobie. Et va jusqu’à accuser Churchill de collusion avec Vichy, évoquant même « un marché avec Hitler », ce qui n’est pas exact (les missions Rougier et Chevalier sont d’origine maréchaliste). Par malchance, l’article sort dans le Chicago Daily News et Churchill en prend connaissance par un canal américain. Sa fureur décuple d’avoir été tenu dans l’ignorance. Tous les membres du cabinet britannique d’Eden à Beaverbrook sont priés de mettre de Gaulle en quarantaine, tout comme Spears (à présent très hostile) et Lyttelton. L’accès de la BBC est, une fois encore, interdit. Finalement le Premier ministre anglais consent à un entretien, qui se déroule le 12 septembre 1941 et que de Gaulle a rapporté lui-même dans ses Lettres, Notes et Carnets. Refusant de serrer la main du Général, s’exprimant volontairement en anglais, lui qui adore utiliser la langue de Molière avec de Gaulle (une bonne manière qu’il lui fait), Churchill étale brutalement tous ses griefs. De Gaulle riposte, rappelle le poids des attitudes inamicales anglaises au Levant. Si tous deux conviennent que la Syrie doit marcher vers l’indépendance, celle-ci, pour de Gaulle, ne devra intervenir qu’après la fin de la guerre. Puis le Général évoque le nouveau projet de création du Comité national de la France libre. La réconciliation n’est acquise qu’en surface car Churchill exige l’indépendance immédiate de la Syrie et du Liban. Il faut attendre le 5 août 1942 pour que de Gaulle s’envole vers le Levant, après bien des démarches effectuées auprès d’Eden pour obtenir cette permission de sortie du territoire anglais.

Quand Georges Catroux accorde une semi-indépendance, en 1943, un ambassadeur britannique, le général Spears, bien sûr, est désigné. Un coup de Jarnac porté à de Gaulle ! Spears cherchera sans cesse à contrôler l’autorité de Georges Catroux, non sans arrière-pensée. Il s’efforce, en particulier, de modifier la carte de la Syrie au profit des Britanniques, voire de leurs alliés arabes. Mais pas question, pour de Gaulle, de concéder la moindre parcelle impériale à son puissant et souvent cynique allié. De Gaulle sait que, désormais, pour ce qui concerne l’étendue de l’Empire et la reconnaissance de la France libre comme seul État français, l’affrontement est devenu inévitable avec l’Angleterre. Comme d’ailleurs avec les États-Unis d’un président Roosevelt dépourvu de considération pour « celui qui se prend pour Jeanne d’Arc ». Casey, qui a succédé à Lyttelton, continue d’exiger l’organisation d’élections pour l’indépendance en Syrie et au Liban. Georges Catroux est, à l’évidence, mal à l’aise, car il l’a promise au printemps 1941 pour rallier les nationalistes. Quant à Spears qui dirige la politique anglaise avec une grande latitude au Levant, il pousse les sécessionnistes arabes contre les Français en instrumentalisant le chef de la Légion arabe, le Britannique Glubb Pacha. Aussi de Gaulle laisse-t-il exploser sa colère. Sans doute va-t-il trop loin, raconte Kersaudy dans son De Gaulle et Churchill, en menaçant le consul américain à Beyrouth, Gwynn, de déclarer la guerre aux Anglais !

Coups de tabac avec Émile Muselier (1941-1942)

Après l’arrestation, le 2 janvier 1941, par les autorités britanniques d’Émile Muselier (le seul amiral sur la cinquantaine de très haut gradés de la Marine française à avoir rejoint de Gaulle) pour haute trahison (il aurait livré à Vichy des informations sur l’opération de Dakar), de Gaulle (qui ne l’apprécie guère) proteste sans toutefois exiger sa libération. Et même lorsqu’il prend conscience que les accusations reposent sur des faux grossiers, le Général n’impose pas son élargissement immédiat. Ce retard observé par de Gaulle va briser la confiance entre les deux hommes. Quant à l’intoxication, elle semble bien provenir de la France libre elle-même bien que l’on ait également accusé les services anglais. Il est manifeste qu’Émile Muselier a soutenu du bout des lèvres l’opération de Dakar et que ses relations avec de Gaulle sont depuis lors empreintes de suspicion. Au cours de l’année 1941, elles se dégradent beaucoup plus sérieusement. Émile Muselier cherche à écarter de Gaulle avec la complicité anglaise pour le cantonner dans un rôle militaire et assumer lui-même la direction politique. Devant cette menace, de Gaulle obtient le soutien de Churchill, le 23 septembre 1941, à l’issue d’un entretien vérité où il prend l’engagement d’adopter une attitude plus respectueuse des règles républicaines et plus loyale à l’endroit des Britanniques. En contrepartie, il peut de nouveau s’exprimer à la BBC. C’est contraint par une menace d’exclusion totale de la France libre qu’Émile Muselier doit faire amende honorable, tout en entrant au Comité national français (CNF) instauré par de Gaulle, le 24 septembre 1941. Ce Comité, totalement dominé par les gaullistes, validé par les autorités britanniques, comprend René Cassin, René Pleven, Paul Legentilhomme, André Diethelm, Louis-Charles Vallin, Maurice Dejean, Thierry d’Argenlieu, Hervé Alphand et Henry Hauck. L’opposition de Gaulle-Muselier n’en est nullement réglée pour autant.

Le 26 septembre 1941, le ministre anglais des Affaires étrangères, Anthony Eden, l’homme qui demeurera, quelles que soient les circonstances, le plus fidèle allié de De Gaulle au sein du cabinet anglais, précise dans un courrier que si son gouvernement préserve sa représentation diplomatique auprès de la France libre, cela ne vaut nullement reconnaissance diplomatique ; en vérité cela s’en approche… Cependant, de Gaulle devra quérir une autorisation de la part de Churchill, comme celui-ci le lui spécifie, pour quitter le territoire britannique. On voit que les Britanniques tiennent la laisse assez courte… Tout de même de Gaulle a marqué bien des points, en particulier en obtenant que tous les membres du Comité soient responsables devant lui seul. Les Anglais ont désormais pleine conscience qu’ils ne pourront plus écarter de Gaulle.

L’opération conduite par Émile Muselier, alors au Canada, à la tête d’une flottille, sur ordre exprès du général de Gaulle, à Saint-Pierre-et-Miquelon, fin décembre 1941, permet de rattacher les deux îlots à la France libre. Le Général a pensé pouvoir profiter de l’emballement provoqué par l’entrée en guerre des États-Unis, bien que Roosevelt ait interdit l’opération. Mais c’est tout le contraire qui se produit ! Elle déclenche une réaction indignée des Américains (et des Anglais qui s’y étaient également opposés). Certes la population locale plébiscite la France libre, mais Émile Muselier qui a été contraint d’obéir sur ordre de De Gaulle malgré l’opposition anglo-américaine s’estime trahi, avec quelque mauvaise foi. En déplacement à Washington, Churchill prend néanmoins la défense de De Gaulle et de son opération maritime.

Arguant avoir été forcé et n’avoir pas été averti par de Gaulle de l’interdit américain, Émile Muselier refuse d’assumer l’invasion de Saint-Pierre-et-Miquelon et démissionne du CNF début mars 1942. Il est remplacé à la tête des forces navales de la France libre par Philippe Auboyneau, nommé vice-amiral, par décret du 4 mars. Émile Muselier en appelle à l’arbitrage anglais, sollicitant l’intervention d’Eden et d’Alexander (Premier Lord de l’Amirauté). Le gouvernement britannique insiste pour que son poste lui soit restitué. Mais une violente altercation se produit entre de Gaulle et Émile Muselier, le 11 mars. L’amiral commet une erreur capitale, défiant l’autorité du Général sur le corps des officiers de marine de la France libre. De Gaulle ne peut supporter d’être ainsi désavoué, devant ses marins, par un homme qui s’appuie ouvertement sur les Britanniques. Il se retire en sa campagne anglaise, fait savoir à ses proches collaborateurs qu’il ne reviendra pas si la sanction contre Émile Muselier n’est pas appliquée. Émile Muselier s’enferre, commet un véritable forfait en réclamant l’intervention d’Alexander et en annonçant les démissions de très nombreux officiers de marine de la France libre. Outrés, les Britanniques finissent par l’abandonner. Le 23 mars 1942, de Gaulle l’emporte définitivement. Si le Général se trouve maintenant privé des services d’Émile Muselier, il est surtout débarrassé d’un rival à l’ambition démesurée. Émile Muselier, qui a brillamment créé les Forces navales françaises libres, puis les a développées, avant d’amener à la France libre Saint-Pierre-et-Miquelon, va désormais se déconsidérer, allant jusqu’à proposer ses services aux Américains…

Cette affaire est révélatrice de l’animosité et de la pression entretenues en permanence par le gouvernement anglais, Premier ministre en tête, à l’endroit du Général.

Toutefois, le 14 juillet 1942, après Bir Hakeim et la transformation, la veille, de la France libre en « France combattante », la Grande-Bretagne sait choisir cette date symbolique pour reconnaître la France gaullienne.

Détesté par Roosevelt

Cependant la guerre mondiale connaît de profondes mutations. Malgré l’échec de leur assaut contre la Grande-Bretagne en 1940, les nazis ouvrent un second front à l’Est en agressant l’URSS avec laquelle, pourtant, ils sont liés par un traité. Dès la fin de l’année 1941, le piétinement et même le recul devant Moscou démontre l’outrecuidance de l’ambition hitlérienne. D’autant qu’exclus du Moyen-Orient comme de l’Afrique (à la seule exception du sol libyen où Rommel, trop avancé, a dû faire retraite), les Allemands sont à la recherche d’une stratégie de rechange. En s’entêtant tant en URSS qu’en Libye, en 1942, ils vont perdre la guerre. Ce dont Churchill et de Gaulle commencent à prendre conscience en cette fin de seconde année de conflit. De Gaulle est conforté par la reconnaissance des Français libres par l’URSS, le 26 septembre 1941.

L’entrée en guerre des États-Unis après la lâche attaque japonaise contre Pearl Harbour, le 8 décembre 1941, fortifie sa conviction que la guerre n’est plus perdue. Très vite, dès 1942, la France libre envoie des pilotes sur le front russe qui constitueront l’ossature de l’escadrille Normandie-Niemen. Puis il accueille avec espoir l’extension par les États-Unis à la France libre de la loi prêt-bail permettant la livraison de matériel de guerre. On peut penser que le général de Gaulle n’a jamais entretenu une admiration excessive envers le corps expéditionnaire américain qui s’est déversé sur la France en 1917-1918 et qui, sur le terrain, n’a jamais représenté plus de 6 % des effectifs alliés et cela seulement à partir du mois de juillet 1918. À ses yeux les États-Unis, de création si récente encore, ne sont pas une grande nation historique à l’égal de l’Angleterre. Son premier déplacement en Amérique, en 1944, va le faire totalement changer d’avis…

Sans doute n’oublie-t-il ni la non-ratification du traité de Versailles, SDN incluse, par Washington, ni les pressions exercées par Dawes et Young pour réduire à peu de chose les réparations dues par l’Allemagne à la France. Sans doute, enfin, ne peut-il se contenir de moquer l’illusion constituée par le pacte Briand-Kellogg de renonciation à la guerre signé en 1928. Aussi commet-il quelques fautes dans sa relation avec Roosevelt, sans en prendre conscience. La principale est, peut-être, de laisser Jean Monnet le quitter dès la fin juin 1940. Lequel, devenu très actif aux États-Unis et hostile au Général, ne va cesser de témoigner de l’impossibilité de s’entendre avec « ce de Gaulle » qu’il considère comme un homme opposé à la démocratie représentative.

L’attitude très négative de l’influent Alexis Léger, l’ancien secrétaire général du quai d’Orsay, réfugié aux États-Unis et devenu opposant à de Gaulle pour des raisons largement personnelles (il attribue son éviction du Quai par Paul Reynaud, en juin 1940, au Général et n’accepte pas la nomination de son rival René Massigli à la tête de la diplomatie de la France libre en 1942) doit également être soulignée. Cet homme n’en est pas à son coup d’essai. Certes brillant poète, il est largement responsable de la détestable diplomatie française entre les deux guerres, celle de la « pactomanie » à la Briand dont il s’avère le principal représentant. Sa plus grande erreur a cependant consisté à faire échouer, par l’orchestration de fuites, le compromis difficilement négocié par Pierre Laval et Samuel Hoare avec Mussolini en 1935. Avec son complice Anthony Eden, tous deux pour des raisons de carrière personnelle, car ils aspirent à remplacer les titulaires, ont jeté sur la place publique l’arrangement franco-anglo-italien. Ce partage de l’Abyssinie entre le Négus et le régime de Mussolini, accepté par le Duce, s’il n’est pas très ragoûtant, aurait du moins permis de maintenir l’Italie dans le camp des démocraties… Et d’éviter la Seconde Guerre mondiale, car très certainement Hitler n’aurait pas osé se lancer seul dans une telle aventure.

C’est à de Gaulle qu’Alexis Leger s’efforce, cette fois, de nuire en ces années 1941-1942 : il dispose de l’oreille bienveillante de Francis Biddle, le secrétaire d’État à la Justice, un ami intime de Roosevelt. En mai 1942, ce serviteur de l’étranger (américain) refuse de venir rejoindre le Général à Londres comme celui-ci le lui a proposé. Son motif ? L’autoritarisme supposé d’un homme qu’il ne connaît pratiquement pas… Ainsi qu’on voit, ni le courage ni la lucidité (on l’avait constaté avec l’affaire italienne) ne sont les qualités principales d’Alexis Leger, ce qu’Éric Roussel dans son ouvrage sur de Gaulle fait aimablement remarquer, en attribuant ce jugement… aux autorités britanniques. En fait, Alexis Leger dénie toute capacité politique à de Gaulle ; il ne lui reconnaît que des qualités militaires. Tentons néanmoins d’être objectif : Alexis Leger est également défavorablement impressionné par les entrechats du Général à l’égard de l’URSS, ce qui peut constituer un motif acceptable de refus de ralliement.

Quant à Franklin D. Roosevelt, il est marqué par cette grande amitié qui lie l’Amérique de John Pershing au maréchal Philippe Pétain, grand protecteur de l’indépendance opérationnelle du corps expéditionnaire américain en 1918. Cependant, le président Roosevelt, en Américain pragmatique, ne considère pas la France à l’égal de la Grande-Bretagne. Pays vaincu, elle n’entre plus dans sa vision d’un monde nouveau fondé sur des institutions internationales et un partage des continents avec l’URSS. Elle a cessé d’appartenir au club restreint des grandes puissances mondiales. La seule véritable préoccupation de Roosevelt relativement à Vichy se résume à ceci : veiller à ce que la flotte, d’une part, et l’Empire français, d’autre part, ne tombent pas aux mains de l’Axe. Bien plus, anticolonialiste convaincu, Roosevelt croit de son devoir de défaire l’Empire français, au nom du droit des peuples, chaque fois qu’il le peut. Ainsi encourage-t-il l’autonomisme du sultan du Maroc début 1943, l’indépendance de l’Indochine avec l’occupation chinoise en 1945… À l’exact opposé d’un de Gaulle qui entend préserver l’héritage impérial.

Cette mauvaise relation entre la France libre et l’Amérique constitue un véritable souci pour de Gaulle. Une délégation non formalisée existe bien sans grands moyens, dirigée par un de ses amis, connu dans l’armée, Jacques de Sieyès, l’un des dirigeants des parfums Patou aux États-Unis. L’homme, très dévoué, ne possède cependant pas les capacités requises pour le rôle diplomatique qui lui est dévolu. Roosevelt ne cesse de ressasser son hostilité à de Gaulle, un homme qui n’est pas élu, a été vaincu et prétend représenter la France. Et ce ne sont pas les récits des confrontations orageuses que Churchill ne manque pas de lui rapporter qui l’amènent à de meilleurs sentiments ! S’y ajoutent les témoignages personnels de Jean Monnet et d’Alexis Léger, vigoureusement opposés à de Gaulle. Il n’y a guère que Jacques Maritain à défendre ce dernier aux États-Unis mais il n’a pas vraiment accès aux cercles du pouvoir.

Inquiet de la détérioration de ses relations avec Roosevelt, de Gaulle envoie René Pleven en mission aux États-Unis, en juin 1941. La besogne est difficile en raison de la forte hostilité de l’amiral Leahy à l’endroit du mouvement gaulliste. L’ambassadeur américain auprès de Vichy est un partisan inconditionnel du Maréchal. On se doit de rappeler que l’un de ses principaux informateurs n’est autre que Maurice Couve de Murville (directeur du mouvement général des fonds puis membre de la Commission d’armistice), comme le rappelle opportunément Éric Roussel dans son De Gaulle. Leahy décrit à son gouvernement un de Gaulle ambitieux, simple militaire, futur dictateur, bref, un portrait sommaire propre à effrayer un démocrate américain. René Pleven, bien accueilli, repart sans résultat tangible. La délégation française, formalisée, se voit dotée d’un nouveau directeur, Adrien Tixier, l’homme qui dirige le BIT (Bureau international du travail) à Washington. Le moins que l’on puisse dire est que ce choix n’est pas des plus heureux.

Avec une certaine forme de naïveté, de Gaulle estime alors qu’il convient de prendre contact avec l’URSS, une façon de faire pression sur Anglais et Américains pour les amener à plus d’ouverture vis-à-vis de la France libre. Cette politique contre nature n’aura guère de résultats, Staline ayant percé les visées de De Gaulle, si ce n’est de tendre un peu plus les relations avec Churchill et avec Roosevelt. Toujours est-il que l’URSS, nous le savons, a reconnu la France libre malgré le mépris du dictateur communiste à l’égard d’un pays défait. Staline n’est pas non plus ignorant de l’action de Jean Moulin qui traite avec la résistance communiste. La rencontre de Gaulle-Molotov de mai 1942 est la première d’une série qui voit, ensuite, le Général s’entretenir avec l’ambassadeur soviétique à Londres, Bogomolov, dès le mois de juin suivant. De Gaulle, affirme Éric Roussel, l’aurait directement interrogé sur la possibilité d’un accueil des dirigeants de la France libre en URSS, tant les relations avec les Anglais et les Américains sont difficiles. S’agit-il vraiment d’une démarche officielle ? On nous permettra d’en douter. Quant à Roger Garreau, nouveau délégué du CNF en URSS, il développe un activisme remarqué. Le général de Gaulle n’en demeure pas moins très réaliste sur la nécessité de contrer un Parti communiste français fortement militarisé à l’heure de la libération de la France.

La reconnaissance soviétique vient confirmer celles préalablement obtenues, partout dans le monde, là où des comités gaullistes se sont implantés : Mexique (Jacques Soustelle), Égypte (Georges Gorse), Brésil (Georges Bernanos), Canada (Élisabeth de Miribel et Thierry d’Argenlieu)…

Pourtant, en novembre 1942, Roosevelt doit bien constater qu’il s’est trompé : le régime baudruche et collaborateur de Vichy n’existe plus. Sans territoire, sans flotte, sans empire, l’État français du maréchal Philippe Pétain ne possède tout simplement plus de réalité légale. Refusant de reconnaître qu’il a eu tort, Roosevelt se rabat d’abord sur François Darlan avant de promouvoir Henri Giraud (qu’il avait choisi à l’origine)… Reconnaissons que Roosevelt n’est informé du développement de la France libre que par Churchill qu’il écoute souvent distraitement et par des diplomates peu avisés, à l’esprit partisan, qui peuplent le département d’État. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir une vision claire de la guerre mondiale. N’oublions pas qu’il a, le premier, envisagé une opération navale en Afrique du Nord, dès l’année 1942, rejetant le projet britannique de débarquement en Europe en 1943. Il n’impose définitivement son point de vue qu’en juillet 1942, décision largement facilitée par un revirement complet de Churchill. Assurant l’essentiel de l’effort militaire allié, les États-Unis n’entendent nullement se laisser dicter leur conduite par Churchill. Celui-ci demeure bien isolé en présentant de Gaulle non pas positivement, mais comme une réalité incontournable. Roosevelt juge d’abord de Gaulle au travers des avis des deux Américains qui servent Vichy entre 1940 et 1942 : l’ambassadeur Leahy, si proche du maréchal Philippe Pétain, et le représentant spécial en Afrique du Nord, Murphy, très lié à Maxime Weygand. Autant dire que leurs appréciations manquent de la plus élémentaire objectivité.

À l’évidence, le président Roosevelt impose à Churchill – qui se tient désormais, en cette année 1942, au second rang (après avoir subi seul le premier choc en 1940) – de ne plus avertir le général de Gaulle des opérations des Alliés dans l’Empire français. Pourtant, le 9 juillet 1942, une convention est signée entre de Gaulle et les Américains (toujours aussi réalistes) qui reconnaît la contribution de la France libre et ouvre la voie à une concertation pour les opérations militaires futures. Tandis que les Britanniques, sans doute mécontents des affrontements levantins, refusent toute reconnaissance formelle de la France libre par une accréditation diplomatique, au contraire de l’URSS.

Succès de la « France combattante » sur le territoire national

Les premiers pas

Le 13 juillet 1942, la « France combattante » associe les résistants de l’intérieur à l’effort commun. La résistance intérieure s’est en effet considérablement développée. À Londres, André Dewavrin a su nouer des relations quasi amicales avec le patron de l’IS, Claude Dansey, colonel comme lui. Et obtenir, ainsi, des moyens de transport et de transmission pour ses agents en France. Après l’action d’André Weil-Curiel, le 11 novembre 1940, à Paris (dépôt d’une gerbe au pied de la statue de Clemenceau portant la signature du général de Gaulle) se mettent en place les missions de Maurice Duclos (créateur du réseau Saint-Jacques et cofondateur de la Confrérie Notre-Dame CND) à Paris et d’Honoré d’Estienne d’Orves en Bretagne (arrêté en janvier 1941).

Pendant ce temps, le colonel Passy suscite en France la création de réseaux gaullistes : la CND (Confrérie Notre-Dame), bien sûr, à l’été 1941, en zone occupée sous l’égide du colonel Rémy (Gilbert Renault) et Phratrie en zone libre avec Jacques Robert. La CND comptera jusqu’à deux mille agents et se rapprochera de l’OCM (Organisation civile et militaire) durant l’hiver 1942-1943.

Rappelons qu’au 31 décembre 1941 tous les réseaux de résistance français ne regroupent pas plus de vingt et un mille personnes, femmes et hommes confondus. Les gaullistes de Londres ne commencent à sérieusement s’organiser dans leur relation avec la métropole occupée qu’à partir du milieu de l’année 1942, avec la nomination d’André Philip, tout juste arrivé de France, au commissariat à l’Intérieur et celle de Jacques Bingen au BCRA, comme responsable des liaisons civiles. Les gaullistes sont, dans l’Hexagone, en compétition avec les mouvements de résistance managés par le SOE anglais comme Alliance (Georges Loustaunau-Lacau et Marie-Madeleine Fourcade), les grands mouvements de la zone sud (Combat d’Henri Frenay, Francs-Tireurs de Jean-Pierre Lévy et Libération Sud d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie) et les réseaux de la zone occupée (Musée de l’Homme, Ceux de la Libération, Libération Nord, Organisation civile et militaire), et enfin, depuis juillet 1941, les organisations de résistance communiste (Front national et FTP).

Ni le Parti communiste ni Combat n’entretiennent de préjugé favorable à l’endroit de De Gaulle. Le premier, en raison de ses affidés et de ses troupes, se pose en véritable rival dans la prise future du pouvoir. De Gaulle ne manque d’ailleurs pas de critiquer ses méthodes terroristes qui provoquent des massacres d’otages. Quant au second, Combat, son attitude manque de franchise.

Le nombre des réseaux (deux cent soixante-six seront finalement homologués après-guerre) et des mouvements (vingt-trois au total) illustre la diversité de la Résistance et permet de saisir l’immense tâche de rassemblement accomplie par Jean Moulin.

Dès le début de l’année 1942, des rencontres entre les chefs des mouvements de résistance intérieure et de Gaulle se déroulent à Londres. La première avec Christian Pineau (Libération Nord), en mars, marque une étape décisive. De Gaulle souscrit alors au Manifeste qui lui est proposé et qui défend les idées démocratiques. Sa diffusion rassure la Résistance. La seconde, en avril, avec le journaliste Pierre Brossolette (normalien et agrégé d’histoire), lequel entend rallier à de Gaulle le plus grand nombre de personnalités influentes françaises. Très proche du colonel Passy, son ami, il souhaite jouer un rôle décisif dans l’orientation du régime gaulliste à la Libération. Christian Pineau et Pierre Brossolette ouvrent les yeux du Général sur les réalités de la résistance métropolitaine tout en acceptant son leadership. Emmanuel d’Astier de La Vigerie (Libération Sud) les suit début mai, venant faire allégeance. Avant qu’André Philip (Libération Sud) ne rejoigne Londres au mois de juillet 1942 pour y être aussitôt nommé, on l’a vu, commissaire national à l’Intérieur. Tous ces leaders de la Résistance sont largement imprégnés d’idéologie socialiste. Tout comme Jean Moulin dont le choix s’explique par la volonté de De Gaulle d’imposer une personnalité incontestable, un ancien préfet, résistant de la première heure (il s’est tranché la gorge à Chartres en juin 1940), un homme qui a manifesté un engagement précoce en sa faveur et qui privilégie l’unité nationale des résistances. Beaucoup moins idéologue que Pierre Brossolette, il possède une capacité peu commune de persuasion. Plus rassembleur que Pierre Brossolette, il sait convaincre les communistes de la nécessité de l’unité.

L’action exemplaire de Jean Moulin

L’ancien préfet Jean Moulin est reçu à Londres par le Général le 25 octobre 1941. Le courant passe remarquablement entre les deux hommes qui ont une conception identique du rôle de l’État. Très organisé, Jean Moulin sait démontrer qu’il est apte à unifier la Résistance dès lors que les principes démocratiques républicains sont clairement assumés par de Gaulle. Bien plus, le Général comprend immédiatement l’avantage qu’il peut tirer d’un préfet présumé de gauche et proche des communistes. Ceux-ci ne pourront le récuser, or il n’est ni possible ni crédible de ne pas intégrer le Front national et les FTP (la force armée la plus importante en nombre) dans la Résistance intérieure unifiée. Deux missions lui sont confiées dans une volonté plus générale, de la part des gaullistes, de contrôler les mouvements de résistance : le 4 novembre 1941, celle de constituer l’Armée secrète (AS) gaulliste en France (avec pour chef le général Charles Delestraint) : et, le 24 décembre suivant, celle d’unifier, comme délégué du Comité national français et représentant personnel de De Gaulle, les trois grands mouvements de résistance de la zone sud : Combat (d’Henri Frenay, Pierre-Henri Teitgen, François de Menthon, Pierre de Bénouville), Franc-Tireur (de Jean-Pierre Lévy) et Libération-Sud (d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, de Jean Cavaillès et Lucie Aubrac) ainsi que les divers services transversaux (ROP, renseignement, sabotage et entraide).

Dans la nuit du nouvel an 1942, Jean Moulin est parachuté dans les Alpilles… En novembre précédent, Yvon Morandat a également été largué en France et a rejoint Libération-Sud. La tâche la plus ardue qui attend Jean Moulin concerne la liaison avec le mouvement Combat d’Henri Frenay. Ce dernier a successivement entretenu des relations avec le général Benoît-Léon de La Laurencie, en 1941, et avec le ministre de l’Intérieur de Vichy, Pierre Pucheu, en 1942 (la dernière rencontre au mois de février). La Laurencie sert les services américains d’Allen Dulles en Europe (l’OSS, Office of Strategic services) et apporte des financements à Combat. Quant à Pierre Pucheu, il propose de libérer des résistants capturés de Combat contre l’arrêt des attentats. L’ambition nouvelle d’Henri Frenay de prendre la tête de la Résistance, manifestement démesurée, ne facilite pas un ralliement à Jean Moulin qui va s’effectuer cependant, à regret.

Puis, Jean Moulin s’efforce, avec habileté, de coiffer les autres mouvements, sans jamais toucher à leur autonomie.

L’expansion des résistances est rapide en 1942 et 1943, leur extrême pluralisme favorisant les recrutements de même que l’instauration du STO (Service du travail obligatoire) et sa menace inhérente de déportation en Allemagne. Sans plus de précision, au 1er janvier 1944, les effectifs de la résistance française sont évalués entre cent vingt-cinq mille et cent quatre-vingt-dix-huit mille agents et combattants (dont la moitié est en possession d’armes de guerre). Quant au renouveau des anciens partis, il concerne au premier chef les communistes mais aussi les socialistes, avec Libération et le CAS (Comité d’action socialiste).

Radio Londres, aux mains d’une équipe dirigée par Maurice Schumann (avec Jean Marin, Pierre Bourdan et Jean Oberlé), joue également un rôle, en diffusant le message du général de Gaulle en France continentale dans le cadre d’une émission quotidienne (dès novembre 1940) : « Les Français parlent aux Français ». À partir du milieu de l’année 1941, elle diffuse des messages personnels qui donnent des indications précises aux résistants sur les réseaux, les radios, les parachutages, les arrivées et départs de personnalités… Les renseignements fournis, en retour, à Londres circulent plutôt par radio et courriers portés. Dès 1942, on estime que plusieurs millions de Français, deux ou trois, écoutent Radio Londres malgré les menaces de sanctions.

L’opposition du général de Gaulle, exprimée à Radio Londres, le 23 octobre 1941, aux attentats commis par la résistance communiste contre les officiers et soldats allemands au second semestre 1941, en raison des exécutions d’otages qui en résultent, suscite des réactions. Car les représailles nazies favoriseraient le recrutement de nouveaux résistants, tant et si bien que les Allemands eux-mêmes les jugent contre-productives. Les communistes, très critiqués, ne souhaitant pas s’isoler des autres mouvements de résistance, réduisent la fréquence de leurs attentats antiallemands.

Toujours cassant, à juste titre

En 1942, le succès de Jean Moulin n’est pas total. Grâce à sa force de persuasion et aux subsides financiers qu’il attribue, en quelques mois, il parvient à mieux coordonner l’ensemble des mouvements de la zone sud. Le résultat le plus tangible de son action est, au printemps 1942, la création de l’AS (Armée secrète), puis celle du BIP (Bureau d’information et de presse) dirigé par Georges Bidault, enfin celui du CGE (Comité général d’études) en charge de la préparation des institutions futures, confié aux grands juristes résistants que sont François de Menthon, Paul Bastid, Robert Lacoste, Michel Debré, Pierre-Henri Teitgen et Alexandre Parodi. Ainsi les résistances intérieures commencent-elles à se parler : c’est là l’immense mérite de Jean Moulin. Par ailleurs, peu à peu, les communications s’établissent entre le colonel Rémy et les résistants communistes.

Le 1er septembre 1942, les chefs de la Résistance de la zone sud se retrouvent à Londres. Henri Frenay s’efforce de préserver son autonomie tout comme Libération Sud. Avec l’accord de Jean Moulin, de Gaulle se laisse astucieusement imposer le général Charles Delestraint (qui accepte aussitôt) par le mouvement Combat et son leader Henri Frenay, à la tête de l’AS. L’Armée secrète a vocation à intégrer toutes les forces combattantes de la résistance (hors les communistes), dans l’immédiat celles de la zone sud puis, dans un second temps, celles de la zone nord. Henri Frenay visait le poste : cela laissera des traces… Pourtant le leader de Combat ne pouvait ignorer les relations amicales existant entre de Gaulle et Charles Delestraint, deux théoriciens de l’usage massif des blindés avant guerre. Il a mal manœuvré. Sans doute a-t-il ainsi démontré ses limites ? De Gaulle est bien conscient des choses et se méfie. D’autant qu’Henri Fresnay ne cesse de menacer de démissionner du Comité de coordination de la zone sud.

Bien qu’il use volontiers d’un ton cassant et fasse preuve d’une extrême exigence, notamment en continuant d’imposer Jean Moulin que la résistance intérieure conteste encore, mais aussi en malmenant dans des discussions directes les chefs de zone sud, de Gaulle parvient à prendre l’ascendant. Il est le seul à développer une vision globale, qui certes rejette un retour à la IIIe République et à son régime des partis mais écarte également une révolution sociale qui remettrait en cause les bases de la démocratie à la française.

Humilié à plusieurs reprises

Nouveau coup de canif britannique avec l’affaire malgache

Alors que les relations sont toujours dégradées avec Churchill, brutalement, le 5 mai 1942 au matin, de Gaulle apprend le débarquement d’unités britanniques à Madagascar en la baie stratégique de Diego Suarez. Furieux tant de n’avoir pas été prévenu que de l’ambition affichée par l’Angleterre d’occuper la Grande Île jusqu’à la fin du conflit, le Général tente d’y imposer la présence de Français libres. Lors d’un entretien, le 11 mai, Churchill s’y refuse obstinément alors même que les autorités de Vichy sont laissées en place sur l’île. Bien que la garnison militaire française vichyssoise souhaite se rallier à de Gaulle, celui-ci devra patienter des mois… En septembre 1942, les Anglais se décident, enfin, à démettre le gouverneur vichyssois, Armand Annet, et s’emparent de toute l’île.

Crise majeure entre de Gaulle et Churchill en septembre 1942

Le 30 septembre 1942, de Gaulle, accompagné de René Pleven, est reçu par Churchill, Eden et Morton (l’assistant du Premier ministre). Le contrôle de Madagascar continue à lui être refusé. Ayant remis en cause la coopération entre France et Grande-Bretagne, il voit sa personne même durement contestée. Churchill sort de ses gonds et lui jette au visage : « Vous dites que vous êtes la France ! Vous n’êtes pas la France ! Je ne vous reconnais pas comme la France. »

Le Premier ministre anglais adopte aussitôt d’importantes mesures de rétorsion : blocage des télégrammes cryptés avec l’outre-mer et arrêt de toute coopération avec les services français. De Gaulle en vient alors à penser que les Américains ont informé les Anglais de leur désir de trouver une solution vichysso-compatible en Afrique du Nord pour le remplacer. Le lendemain, épuisé moralement, il présente sa démission au Comité national français. Elle est unanimement refusée.

À juste titre, de Gaulle estime que les Anglo-Saxons vont organiser, sous l’égide des États-Unis et sans l’en avertir, un débarquement en Afrique du Nord française. Le président américain cherche à minimiser les risques, il sait parfaitement que l’armée française d’Afrique, renforcée des éléments levantins, demeure largement maréchaliste. De Gaulle y est honni tant pour son acceptation de Mers el-Kébir que pour la conquête très meurtrière de la Syrie et du Liban. Déjà, les préparatifs anglo-saxons d’invasion de l’Afrique du Nord débutent, tenant de Gaulle largement à l’écart.

Le coup d’éclat de Bir Hakeim

C’est à Bir Hakeim que la France libre trouve le chemin de la gloire, en ce mois de juin 1942. Marie-Pierre Kœnig, capitaine de la Légion étrangère lors de son ralliement à de Gaulle dès juin 1940, s’est engagé dans les rangs de la 8e armée britannique qui combat Rommel en Libye. Le front s’étant stabilisé devant Tobrouk, sous la poussée allemande, Marie-Pierre Kœnig y tient une position clé située au sud des positions anglaises. C’est sur son dispositif que bute Rommel, le 27 mai 1942. La garnison, la 1re brigade française libre, forte de trois mille sept cents hommes, résiste quinze jours. Elle utilise avec efficacité ses cinquante-quatre canons de 75 et ses armes antiaériennes, détruisant cinquante-deux chars et cinquante avions allemands et italiens. À bout de souffle, avec l’accord du haut commandement anglais, Marie-Pierre Kœnig tente une sortie et la réussit dans la nuit du 10 au 11 juin 1942 : environ deux mille six cents rescapés regagnent ainsi les lignes anglaises. Si les Français essuient des pertes importantes : deux cent soixante-dix tués et blessés, six prisonniers et cent soixante-trois disparus, l’adversaire subit une véritable saignée : trois mille sept cent vingt-trois tués et blessés et deux cent soixante-douze prisonniers. Ainsi Marie-Pierre Kœnig permet-il à la 8e armée, menacée d’encerclement, de faire retraite en bon ordre, favorisant la victoire décisive d’El-Alamein début novembre 1942.

Lorsque le général de Gaulle apprend que Radio Berlin diffuse un message menaçant de mort les captifs français : « Les Français blancs et de couleur faits prisonniers à Bir Hakeim n’appartenant pas à une armée régulière subiront les lois de la guerre et seront exécutés », il réplique à la BBC : « Si l’armée allemande se déshonorait au point de tuer des soldats français faits prisonniers en combattant pour leur patrie, le général de Gaulle fait connaître qu’à son profond regret il se verrait obligé d’infliger le même sort aux prisonniers allemands tombés aux mains de ses troupes. » Radio Berlin calme aussitôt le jeu.

Alors qu’on ignore encore si Marie-Pierre Kœnig a pu sortir de la nasse, de Gaulle lui télégraphie : « Général Kœnig, sachez et dites à vos troupes que toute la France vous regarde et que vous êtes son orgueil. » Puis, il apprend par Churchill le succès de sa manœuvre. Il écrira dans ses Mémoires de guerre, encore marqué par l’émotion, tant d’années après : « Je remercie le messager, le congédie, ferme la porte. Je suis seul. Oh ! Cœur battant d’émotion, sanglots d’orgueil, larmes de joie ! »

Cependant, la colonne Leclerc partie du Tchad conduit une première campagne victorieuse au Fezzan de février à mars 1942. Après une seconde campagne, à l’automne, elle pénètre dans Tripoli, le 25 janvier 1943. Leclerc rencontre le général Montgomery, se plaçant sous son commandement. Alors, pour la première fois, les troupes des FFL venues du Tchad font leur jonction avec celles du Levant commandées par le commandant Roger Bouillon.

Ignorance du débarquement allié en Afrique du Nord

Robert Murphy a su convaincre le président Eisenhower de la « nocivité » du général de Gaulle dans le dossier nord-africain. Il prétend que les gaullistes n’y sont guère influents et qu’au contraire les seules forces efficientes sont celles de Vichy. Et qu’il convient plutôt de se les concilier que de les provoquer en agitant le chiffon rouge des FFL. L’éviction de Maxime Weygand d’Afrique du Nord imposée par Hitler à Philippe Pétain, en novembre 1941, contraint les Américains à s’appuyer sur un groupe de Français dit des Cinq. Les services de renseignement américains ont, dès le début de l’année 1942, parfaitement repéré les transports par cargos de matériel militaire (mille cinq cents véhicules, semble-t-il) destinés à l’Afrikakorps depuis Marseille jusqu’à Tunis. Bien plus, la nomination de Pierre Laval à la présidence du gouvernement, le 18 avril 1942, achève de les convaincre de la duplicité de Vichy. Aussi le rappel de l’ambassadeur Leahy au printemps 1942 est-il suivi de la nomination d’un simple chargé d’affaires, Pinkney Tuck, jusqu’en novembre de la même année. En Algérie même, après le départ du gouverneur général Maxime Weygand (lequel n’a pas hésité à poursuivre avec virulence tant les juifs que les francs-maçons conformément à la doxa vichyssoise), c’est Yves Châtel qui le remplace. Quant au commandant de toutes les forces françaises d’Afrique du Nord (cent cinquante mille hommes), le général Alphonse Juin, marié à la fille d’un pied-noir, il est pour l’heure un vichyssois patenté. Il a même rencontré le maréchal Göring à Berlin, le 21 décembre 1941, au sujet de la ligne Mareth entre Tunisie et Libye. Il est vrai qu’il n’a rien concédé… L’amiral Raymond Fénard apparaît en Algérie comme le bras droit de l’amiral François Darlan, alors que son épouse est gaulliste. Au Maroc, le général Charles Noguès, à la fois résident général et commandant militaire, après avoir été tenté en juin 1940 par une résistance solitaire à l’ordre nazi, s’est rangé sous la bannière vichyssoise. Et l’amiral Jean-Pierre Esteva, résident général en Tunisie, adopte quant à lui une attitude similaire à celle de Charles Noguès.

Dès 1940, à Alger, les juifs gaullistes se mobilisent. Ils sont nombreux à s’opposer à Vichy, en particulier le chef de la Brigade de la sécurité du territoire, André Achiary, un gaulliste de la première heure, mais aussi José Aboulker, jeune préparateur en anatomie à la faculté de médecine, associé à l’étudiant José Athias. Ils parviennent à mobiliser d’éminentes personnalités comme l’industriel Roger Carcassonne, Bernard Karsenty, Pierre Smadja, Guy Cohen, René Moatti…, constituant le groupe dit des Quatre-Cents. Lequel donnera l’assaut contre les autorités de Vichy lors du débarquement allié de novembre 1942. On voit ainsi combien la communauté juive, maltraitée par la suppression du décret Crémieux, s’est engagée en résistance.

Parallèlement, le fameux groupe des Cinq entend maîtriser Alger au profit des Américains. Il compte comme animateur principal Jacques Lemaigre-Dubreuil, ancien de la Cagoule, devenu un riche industriel grâce à son mariage avec l’une des deux héritières Lesieur. Cet homme a su obtenir des Allemands le transfert de ses usines Lesieur de Dunkerque jusqu’en Afrique (Alger, Dakar et Casablanca). Quatre autres personnes l’entourent : Jean Rigault qui lui est tout dévoué puisqu’il gère son quotidien Jour-Écho de Paris, le diplomate de carrière Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, très proche de Maxime Weygand et de Murphy, Alphonse Van Hecke commissaire pour l’Afrique des Chantiers de jeunesse, personnage ambigu qui va en exclure les juifs, enfin, le frère d’Emmanuel, le jeune Henri d’Astier de La Vigerie, un catholique maurrassien et monarchiste qui travaille aux Chantiers avec Van Hecke. Henri d’Astier saura faire la liaison entre les Quatre-Cents et les Cinq, jouant un rôle de meneur tout à fait décisif. Autant les Quatre-Cents sont des hommes jeunes, souvent juifs, et de forte conviction républicaine, autant les Cinq sont beaucoup plus âgés, marqués à droite, plutôt royalistes, mûris par des carrières qui ont exigé bien des souplesses, à l’exception d’Henri d’Astier de La Vigerie.

Le capitaine André Beaufre du cabinet du gouverneur général d’Alger (arrêté en mai 1941, puis libéré en novembre suivant), le colonel Léon Faye des services secrets de l’aviation à Alger, très proches des généraux Charles Mast (qui commande la place d’Alger comme chef d’état-major) et Antoine Béthouart (commandant l’armée à Casablanca), vont tous les quatre jouer un rôle important dans le succès du débarquement allié. Ils soutiennent provisoirement Henri Giraud contre François Darlan et Alphonse Juin.

Enfin, il existe d’autres gaullistes affirmés très engagés à Alger, dont le professeur René Capitant et l’historien Louis Joxe, membres de Combat.

On voit dans quelle pétaudière les Américains s’apprêtent à débarquer en Algérie et au Maroc.

Alors qu’en cette année 1942 Hitler, épuisé par l’hiver russe, n’a repris son offensive en Union soviétique qu’au mois de juillet, que Rommel est reparti à l’assaut de l’Égypte, que la guerre de l’Atlantique semble tourner en faveur des sous-marins de Raeder et de Dönitz, les Américains et les Anglais préparent l’opération de débarquement (Torch) en Afrique du Nord. La victoire de Midway contre les Japonais sonne comme un heureux présage au mois de juin. Malgré le retour de Laval, l’Amérique accepte de maintenir l’accord d’approvisionnement de l’Afrique du Nord (Algérie et Maroc) conclu entre le consul américain Murphy et Maxime Weygand. Une façon de détourner l’attention des vichyssois du réseau des désormais trente-trois vice-consuls américains en Algérie (et Maroc) qui apportent de précieux renseignements pour préparer le débarquement allié.

Les Alliés décident de ne pas informer la France libre. Certes de Gaulle, grâce à ses contacts londoniens, a bien le pressentiment, dès fin août 1942, qu’un débarquement se prépare en Afrique du Nord. Il l’écrit d’ailleurs dans ses Mémoires de guerre : « J’ai la conviction, étayée sur beaucoup d’indices, que les États-Unis ont maintenant pris la décision de débarquer des troupes en Afrique du Nord française. » En octobre, il ne peut plus en douter car ses contacts directs algérois lui font parvenir des informations. Le 6 octobre 1942, il écrit directement à Roosevelt pour proposer l’appui des FFL. André Philip va porter la missive. Aucune réponse ne vient. Un peu plus tard, en pleine concertation avec de Gaulle, plusieurs chefs de la Résistance française adressent un écrit, dans le même sens, au président américain, qui reste également sans réponse ! Pourtant le colonel Passy a discuté de l’opération et de la place des gaullistes avec son collègue de l’OSS, l’influent colonel Arthur Roseborough, un éminent juriste s’exprimant dans un français parfait.

À Cherchell, le 22 octobre 1942, les Américains conduits par le général Clark, l’adjoint du général en chef Eisenhower, rencontrent dans des conditions rocambolesques le général Charles Mast et le colonel Germain Jousse (tous deux sont des partisans du général de Gaulle) mais également Jean Rigault, Henri d’Astier de La Vigerie, Alphonse Van Hecke et Bernard Karsenty (le seul représentant des Quatre-Cents). Le débarquement est annoncé pour le 8 novembre 1942.

L’intervention américaine en Afrique du Nord

Le général Henri Giraud déçoit infiniment les Américains. Il exige, avec la plus grande inconscience, de commander en chef l’opération de débarquement, puis interdit toute participation des Anglais et des FFL. Écarté, il ne parviendra à Alger que le 9 novembre 1942. Les Américains, en fait le général Clark (dans l’attente d’Eisenhower), vont rapidement lui préférer François Darlan. De fait, nul n’en veut pour chef au sein de l’armée vichyssoise d’Afrique du Nord.

Alors que l’amiral François Darlan est arrivé à Alger le 5 novembre 1942, sur injonction de l’amiral Raymond Fénard (officiellement pour assister son fils hospitalisé à la suite d’une aggravation de sa poliomyélite), il apprend l’imminence du débarquement, le 7 au soir, de la bouche de Murphy, l’homme qui a longuement préparé l’opération. Le 8 au matin, les résistants gaullistes des Quatre-Cents et du groupe d’Henri d’Astier de La Vigerie, s’emparent d’Alger. Cependant, les Américains tardent à arriver et la garnison d’Alger commence à réagir car Philippe Pétain a donné l’ordre à François Darlan de résister. Pourtant le général Charles Mast a interdit tout combat. Seule la marine de Vichy réagit avec force à Alger, à Oran, et plus encore au Maroc (Casablanca). En fin d’après-midi, les troupes américaines pénètrent enfin dans la capitale algérienne. Elles sont assez peu nombreuses. Le premier jour, seuls trente-cinq mille Américains ont pu débarquer sur tout le littoral nord-africain. L’amiral François Darlan autorise alors Alphonse Juin à parlementer. Le général Clark atterrit le 9 novembre, obtenant dès le lendemain l’accord de François Darlan pour signer la convention d’armistice.

Les Américains préfèrent Darlan à Giraud

Le 11 novembre 1942, alors que les combats cessent en Afrique du Nord, après de difficiles négociations, François Darlan accepte de devenir haut-commissaire, Henri Giraud se voyant confiné au seul commandement des troupes françaises.

Alors que François Darlan a donné l’ordre à l’amiral Jean de Laborde de diriger la flotte de Toulon vers l’Afrique, puis à Alphonse Juin et Jean-Pierre Esteva de combattre les Allemands en Tunisie, la radio annonce l’occupation de la zone libre en France par les nazis. Le 13 novembre 1942, un accord définitif est signé avec les Américains : à François Darlan le pouvoir civil et militaire et à Henri Giraud le commandement en chef des armées de terre et d’air, la marine demeurant sous les ordres de l’amiral Frix (François-Félix) Michelier. Quant à l’amiral Jean de Laborde qui refuse d’obéir à François Darlan, il préférera saborder la flotte le 27 novembre suivant, alors que de nombreux navires avaient largement rempli leur soute de fuel lourd. Ce sont ainsi quatre-vingt-dix navires français qui sont alors mis hors d’usage.

Cependant, de Gaulle, seulement informé le 8 novembre de l’opération Torch, est reçu en début d’après-midi aux Chequers par un Churchill passablement mal à l’aise. Il lui réaffirme son appui personnel. Le Général peut adresser en soirée, à la BBC, un appel au combat au côté des Alliés. Avec un sens très sûr de la situation, surpassant sa fureur, il affirme avec beaucoup d’habileté : « Les Alliés de la France ont entrepris d’entraîner l’Afrique du Nord française dans la guerre de libération. Ils commencent à y débarquer des forces énormes… Nos alliés américains sont à la tête de cette entreprise… Chefs français, soldats, marins, aviateurs, fonctionnaires, colons, levez-vous donc ! Aidez nos Alliés… Allons ! Voici le grand moment… Partout l’ennemi chancelle et fléchit. Français de l’Afrique du Nord ! Que par vous nous rentrions en ligne d’un bout à l’autre de la Méditerranée et voilà la guerre gagnée grâce à la France. »

Bien vite, de Gaulle prend conscience que François Darlan lui coupe l’herbe sous le pied, « qu’une sorte de nouveau Vichy se reconstitue en Afrique du Nord sous la coupe américaine », selon ses propres mots ! En guise de compensation, les Anglais, embarrassés, offrent à de Gaulle l’administration de Madagascar…

Le 14 novembre 1942, en effet, François Darlan s’intronise haut-commissaire de la France en Afrique et commandant en chef des forces armées françaises en Afrique. Pour ce qui concerne l’accord personnel donné à Darlan par le maréchal Pétain, par le truchement de l’amiral Gabriel Auphan, on peut s’interroger sur sa signification. Il n’est certainement pas un feu vert pour engager les troupes françaises de l’Empire contre l’Allemagne : une telle attitude aurait été suicidaire tant pour Pierre Laval que pour Philippe Pétain après l’occupation de la zone libre. Le 22 novembre 1942, les Américains imposent leur volonté à l’amiral François Darlan. Il s’agit bien d’une occupation militaire même si les forces françaises sont réintroduites dans le combat des démocraties contre le nazisme. François Darlan qui joue désormais sa propre partition ne s’y oppose pas. Après avoir servi les nazis en France, il se soumet aux Américains en Afrique du Nord. Ces derniers ne cessent pourtant de durcir leur position, après avoir chiffré l’effroyable bilan des combats des différents débarquements en Algérie et au Maroc entre les Anglo-Saxons et les Français de Vichy : deux mille morts et trois mille blessés. Et ils commencent, sans le dire encore, à souhaiter remplacer François Darlan qui n’a pu éviter un tel carnage entre Alliés.

Le jour même, le gouverneur Pierre Boisson annonce le ralliement de l’AOF à François Darlan, apportant l’importante base maritime de Dakar. En Tunisie, les amiraux Jean-Pierre Esteva et Edmond Derrien ne s’opposent pas à l’atterrissage d’avions allemands à Tunis qui débarquent des troupes et du matériel. Les amiraux René-Émile Godfroy et Georges Robert, respectivement à Alexandrie et à Fort-de-France, refusent quant à eux de se rallier à François Darlan.

Réuni le 30 novembre 1942, le Conseil impérial, en présence d’Henri Giraud, des gouverneurs Charles Noguès, Yves Châtel et Pierre Boisson, sous la présidence de François Darlan, joue son va-tout. Il manifeste son engagement vichyssois, confirmant les lois antijuives, antimaçonniques, le maintien de la Légion, l’interdiction des partis politiques… François Darlan n’est que le primus inter pares : ce sont désormais de véritables proconsuls qui dirigent le Maroc et l’AOF.

Aux yeux des Américains, le sabordage de la flotte, malgré l’ordre de Darlan, fragilise gravement sa position. D’autant que la presse américaine se déchaîne contre cet amiral dans lequel elle voit un collaborateur des nazis, resté fidèle à Vichy.

Darlan doit être exécuté

Comment trouver un nouvel Érostrate ?

Le 2 décembre 1942, les officiers généraux qui ont soutenu le débarquement américain en Algérie et au Maroc, comme Charles Mast, Antoine Béthouart et Joseph de Monsabert, tout comme les colonels Germain Jousse et Louis Baril, sont déchus de la nationalité française. Ils doivent trouver refuge au QG américain pour éviter l’internement. Dans le même temps, d’autres officiers qui ont combattu les Anglo-Saxons au Maroc sous les ordres de Charles Noguès sont décorés. Les Américains commencent alors à sérieusement douter de leur choix : ne s’appuient-ils pas sur un partisan de l’alliance allemande ? N’a-t-il pas rencontré Hitler à Berchtesgaden en 1941 et vanté la collaboration avec l’Allemagne en mai 1942 devant les cadres de l’École d’Uriage avant de tenter de signer les accords de Paris ? L’amiral François Darlan qui entretient l’ambition d’être le libérateur de la France sous protection américaine comprend que sa position se fragilise fortement. Les Américains ont percé à jour sa stratégie de coopération sans rupture avec Vichy. Pourtant, pendant quelques jours, le destin semble tourner en sa faveur : Roosevelt est touché, et pour cause, par la maladie de son fils et offre de le faire soigner aux États-Unis. Leahy, son vieil ami, pousse dans le même sens, s’efforçant de démontrer la modération de Darlan au président américain. Seuls les Anglais refusent de se laisser embobiner.

Cependant de Gaulle (qui aurait pu accepter de s’effacer devant Henri Giraud) ne peut envisager, sans ruiner ses convictions et sa perspective, la moindre coopération avec Darlan. Il lui faut même éliminer ce traître à la France. D’autant que la BBC a de nouveau interdit toute critique, non seulement de Philippe Pétain, mais de Darlan également. De Gaulle, abasourdi, rencontre Churchill, le 16 novembre 1942. Ce dernier est sensible à son argumentation qui insiste sur le caractère moral de la guerre mondiale. On ne peut exiger le sacrifice des soldats alliés au profit d’un fourbe comme François Darlan. Cependant, Churchill conseille d’éviter de heurter de front les Américains. Au milieu de ce désastre, de Gaulle reçoit enfin une bonne nouvelle. Le 17 novembre 1942, la résistance intérieure française vient presque en totalité, syndicats inclus, de se rallier à lui et exige son installation à Alger. Le général François d’Astier de La Vigerie et Yvon Morandat sont venus en personne porter le message à Londres. Le 20 novembre 1942, le président Roosevelt reçoit une délégation de la France libre composée d’Adrien Tixier et d’André Philip. La rencontre est limpide. Elle atteste la volonté du président américain de s’associer avec ceux qui sont capables d’exercer une autorité : François Darlan aujourd’hui en Afrique du Nord, Pierre Laval demain en France ose même ajouter le président américain, si cela facilite la victoire… À Alger, les Américains semblent décidés à mettre en place un régime de tutelle directe que François Darlan ne peut guère contester. Le 26 novembre 1942, une nouvelle rencontre Churchill-de Gaulle, révèle Éric Roussel, permet de constater que les Anglais refusent toujours toute critique de François Darlan à la BBC et poussent de Gaulle à rencontrer Roosevelt. En fait, Churchill est beaucoup plus favorable aux thèses américaines que ne le croit de Gaulle. François Kersaudy rapporte que, dans la première quinzaine de décembre 1942, le Premier ministre anglais n’a pas caché, devant son parlement réuni en session secrète, sa méfiance envers de Gaulle : « Au contraire je crois qu’il [de Gaulle] fait partie de ces bons Français dont le cœur est marqué depuis longtemps par des siècles de guerre contre l’Angleterre. »

De Gaulle ne peut plus reculer. Son pire adversaire, l’amiral Darlan, s’impose peu à peu comme le partenaire principal des Américains. Il prétend diriger l’Empire et s’affirme comme le successeur d’un Philippe Pétain très âgé. En cette fin décembre 1942, l’amiral en vient même à envisager une nouvelle Constitution pour consolider sa position…

De Gaulle joue donc le tout pour le tout, prenant des risques considérables. Il sait parfaitement que son entretien du 13 décembre 1942 avec l’ambassadeur russe en Grande-Bretagne, Maïsky, heurte violemment les dirigeants anglo-saxons. Il cherche ainsi à exister et à les faire réagir. Ayant bien conscience que le sabordage de la flotte française à Toulon a fortement affaibli l’image de François Darlan auprès des Américains, de Gaulle se décide à agir.

Le Général ordonne à François d’Astier de La Vigerie, l’un des chefs de Libération Sud, de se rendre à Alger où il peut s’appuyer sur son frère Henri, nommé secrétaire adjoint à l’Intérieur en charge de la police, par un François Darlan désireux de l’attirer dans son camp. Avec un objectif : trouver les moyens d’éliminer Darlan. François d’Astier de La Vigerie multiplie les contacts, va jusqu’à rencontrer l’amiral en personne, le 20 décembre 1942. En présence des généraux Henri Giraud et Jean Bergeret mais aussi de Jean Rigault, il suggère à Darlan, pour lui sauver la vie, de se retirer au profit de Giraud. L’amiral refuse et le fait renvoyer par les Américains dans un avion à destination de Londres, dès le 22.

Deux jours plus tard, le 24 décembre 1942, François Darlan est assassiné par Fernand Bonnier de La Chapelle, un jeune homme de vingt ans, ancien de la très chic École des Roches et des Chantiers de la jeunesse, très proche d’Henri d’Astier de La Vigerie et de l’abbé Cordier. Ce royaliste exalté rêve de rejoindre de Gaulle à Londres. Largement manipulé par Henri d’Astier, il se porte sans doute volontaire pour éliminer l’amiral Darlan. Désigné parmi d’autres, confessé la veille par l’abbé Cordier, ce nouvel Érostrate est transporté sur le lieu de l’assassinat par Jean-Bernard d’Astier de La Vigerie, le fils d’Henri, Gilbert Sabatier et Mario Faivre. Si la responsabilité de la France libre dans cette liquidation tellement opportune semble probable, Marc Jacquet et Alfred Pose s’étant largement engagés dans la manœuvre, elle n’est pourtant pas seule engagée. Ajoutons que François et Henri d’Astier de La Vigerie se sont vus et qu’une partie de la somme apportée par François d’Astier pour les gaullistes algérois est retrouvée dans les vêtements de Fernand Bonnier de La Chapelle. Complot de royalistes voulant rendre service à de Gaulle avec l’appui des réseaux gaullistes, l’affaire est-elle si mystérieuse ? Henri d’Astier a, sans nul doute, cherché à sauver la tête de Fernand Bonnier, néanmoins fusillé deux jours plus tard. Peut-être ce dernier en savait-il trop… encore qu’il ait beaucoup avoué durant son interrogatoire…

De Gaulle parle lui-même « d’exécution », corrigeant le colonel Paul Chrétien qui évoque les circonstances de la mort de l’amiral (Darlan de Claude Huan et Hervé Coutau-Bégarie). La thèse imputant la mort brutale de Darlan au comte de Paris est-elle mieux étayée ? Elle était en effet dans ses intentions, puisque le chef de la maison de France avait donné l’ordre d’exécuter Darlan par tous les moyens avant le 25 décembre. On a du mal à imaginer que l’attentat ait été organisé par quelques jeunes royalistes patriotes agissant sans véritable directive. En dernière analyse, il semblerait que l’ordre du comte de Paris ait largement influencé Fernand Bonnier avant que celui-ci ne soit pris en main par les gaullistes.

Quoi qu’il en soit, d’autres commandos étaient, semble-t-il, préparés et déterminés à éliminer un Darlan lâché par les Américains (ce sont eux qui ont transporté le général gaulliste François d’Astier de La Vigerie jusqu’à Alger le 19 décembre).

Face à Giraud

L’amiral Darlan disparu, les Américains se tournent naturellement vers l’homme qu’ils avaient choisi à l’origine : le général d’armée Henri Giraud. Évadé d’Allemagne en avril 1942, Giraud, homme de grande bravoure, deux fois laissé pour mort (à Guise, en 1914, et à Taza, durant la guerre du Rif), a cherché protection, aussitôt après son évasion (réalisée dans des conditions époustouflantes), auprès du maréchal Pétain. Menacé par Pierre Laval d’être livré aux Allemands, il lui a fallu plaider sa liberté auprès d’Abetz. Avant de subir les remontrances de François Darlan et d’affirmer par courrier sa fidélité totale à Philippe Pétain, à Pierre Laval et à l’amiral, début mai 1942. Certes, il a refusé de se rendre aux Allemands lorsque, revenant sur sa parole, le vieux maréchal Pétain le lui a demandé vers la fin du mois de mai. Il a dû alors se réfugier près de Lyon, au domaine de Fromente, chez des amis. Certes, placé sous surveillance, il est parvenu à rencontrer Maxime Weygand, puis des envoyés américains en forêt de Randan, près de Vichy. Roosevelt lui a proposé de travailler avec les Américains à la libération de la France. Le caractère malléable d’Henri Giraud n’a pas échappé à ses interlocuteurs. Mais le président américain compte sur lui pour rallier les troupes françaises d’Afrique du Nord. Roosevelt va tomber des nues lorsqu’une nouvelle fois Giraud démontre, par ses inconséquences, son inaptitude au pouvoir. Le général d’armée prétend, en effet, prendre le commandement de toute l’opération de débarquement et même entend la réorienter vers la Provence… Pourtant, début octobre 1942, Murphy parvient tout de même à convaincre Roosevelt qu’il a fait le bon choix. Arrivé à Alger au lendemain du débarquement, Henri Giraud, à la grande surprise d’Eisenhower, prononce un discours qui demeure sans écho, démontrant le peu de cas que font de lui les chefs militaires français d’Afrique du Nord. Ce sont les Américains qui l’imposent à François Darlan. Lequel ne lui concède que le commandement militaire, hors la marine…

Après la disparition de Darlan, dès le 25 décembre 1942, de Gaulle adresse un télégramme au général Giraud, élu le lendemain, avec l’accord américain, haut-commissaire en Afrique du Nord. La réponse reçue, quatre jours plus tard, est une fin de non-recevoir personnelle mais une acceptation d’accueillir un émissaire venu de Londres. Le 29 décembre 1942, de Gaulle s’entretient avec Churchill. L’échange est rude : aucune ouverture n’est faite. Le Britannique soutient les Américains et leur candidat, Henri Giraud.

Après les succès de Leclerc en Libye et la prise de contrôle de Madagascar par Paul Legentilhomme, alors que la Réunion et Djibouti le rejoignent, de Gaulle se sent euphorique. Le mois de janvier 1943, pressent-il, va être décisif. En fin d’année, sur les ondes de la BBC, il ose dénoncer le désordre institutionnel en Afrique du Nord et en AOF, après l’écroulement de Vichy, appelant à la reconnaissance de la France combattante. Il termine ainsi son discours : « Le remède à cette confusion c’est l’établissement en Afrique du Nord, en AOF, comme dans tous les autres territoires français d’outre-mer, d’un pouvoir central provisoire et élargi, ayant pour fondement l’union nationale, pour inspiration l’esprit de guerre et de libération, pour lois les lois de la République jusqu’à ce que la nation ait fait connaître sa volonté. Telle est la tradition de la démocratie française. »

Tant Londres que Washington ne peuvent plus ignorer de Gaulle. Et Churchill pousse désormais à une rencontre décisive Giraud-de Gaulle.

Répression « giraudienne » contre les gaullistes et les résistants

Fort du soutien américain et de sa loi prêt-bail, Henri Giraud s’efforce, avec succès, de mobiliser rapidement une puissante force militaire constituée d’environ (les chiffres sont approximatifs) cent mille pieds-noirs et deux cent mille volontaires arabes algériens et marocains, au double des effectifs de l’armée pétainiste. Il se fait représenter aux États-Unis par le général Antoine Béthouart (que Charles Noguès a dû libérer après l’avoir emprisonné pour faits de résistance le 8 novembre précédent). Toutefois, Giraud cherche à demeurer apolitique, ce qui constitue un grave handicap aux yeux des Américains et des Anglais. Vichy n’est pas remplacé et continue à gérer en sous-main, avec des hommes comme Jean Bergeret (ancien secrétaire d’État ayant poursuivi de sa vindicte plusieurs industriels juifs dont Marcel Bloch et Paul-Louis Weiller) devenu haut-commissaire adjoint et Marcel Peyrouton (ancien ministre ayant présenté le premier statut juif d’octobre 1940 et arrêté des réfugiés politiques allemands comme l’industriel Thyssen pour les livrer aux nazis) nommé gouverneur d’Algérie, sans compter Charles Noguès au Maroc et Pierre Boisson en AOF.

Henri Giraud tolère que le très pétainiste Jean Bergeret, qu’il a pris pour adjoint, fasse arrêter dix-sept gaullistes et résistants ayant favorisé le débarquement allié de novembre, y compris Louis Joxe et José Aboulker, le 29 décembre 1942. Les Américains, absolument furieux, s’y opposent par la force dès le lendemain, 30 décembre. Bien pis, les cercles demeurés proches de François Darlan font arrêter un peu plus tard Henri d’Astier de La Vigerie et l’abbé Cordier. Henri Giraud, dépassé, parviendra cependant, le 2 février 1943, à dissoudre le Conseil impérial, le remplaçant par un Comité de guerre, et prendra le titre de commandant en chef civil et militaire.

Le difficile triomphe nord-africain du Général

Contre Roosevelt et Churchill à Anfa

Il est temps pour de Gaulle de quitter l’Angleterre et de ne plus dépendre des humeurs de Churchill – et de diriger, enfin, le combat contre le nazisme depuis un territoire français. Mais un obstacle se dresse encore devant son ambition : non pas le faible Henri Giraud mais l’homme qui conduit la coalition des démocraties, Franklin Delano Roosevelt, président de la première puissance mondiale, les États-Unis.

Alors de Gaulle décide de forcer les portes du destin, soutenu par un Churchill qui considère que la thèse américaine d’une France sans existence légale jusqu’à la libération de son territoire est devenue absurde et contredite par la présence, certes encore modeste, des Forces françaises libres dans la guerre et par la maîtrise territoriale qu’elles ont acquise d’une large partie de l’empire colonial. Le 2 janvier 1943, de Gaulle déclare (Mémoires de guerre) :

« La confusion ne cesse de s’accroître en Afrique du Nord et en Afrique occidentale française. La raison de cette confusion est que l’autorité française n’y a point de base après l’écroulement de Vichy, puisque la grande force nationale d’ardeur, de cohésion et d’expérience que constitue la France combattante et qui a déjà remis dans la guerre et dans la République une grande partie de l’Empire, n’est pas représentée officiellement dans ces territoires français… »

Le 14 janvier 1943, une conférence réunit à Casablanca, dans le quartier chic d’Anfa, les Américains arrivés en grand nombre autour de Roosevelt (Murphy, Hopkins, les généraux Eisenhower, Patton et Marshall, Harriman, l’envoyé spécial en Europe) et la délégation anglaise conduite par Churchill, au sein de laquelle le nouveau ministre pour l’Afrique du Nord, Harold Macmillan, va jouer un rôle essentiel. Il s’agit tout d’abord de décider d’une première opération de débarquement en Sicile puis d’une seconde en Italie continentale et de confirmer l’accord de livraison d’armements à l’URSS. Et accessoirement de rassembler Henri Giraud et Charles de Gaulle en un duumvirat apte à conduire la guerre avec l’armée d’Afrique au côté des Alliés.

De Gaulle, flairant un piège en raison de la présence américaine, refuse de répondre positivement à l’invitation de Churchill de rencontrer Henri Giraud à Anfa. Lequel, convoqué, s’empresse d’accourir. Alors Churchill se fâche : c’est une véritable sommation qu’Eden porte à de Gaulle le 19 janvier 1943. Le Général, poussé par le Comité national français, finit par céder. Le 22, le voilà à Casablanca accompagné de Georges Catroux, Claude Hettier de Boislambert, Gaston Palewski et Georges Thierry d’Argenlieu. Après un déjeuner très difficile avec un Giraud qui reste largement vichyssois, de Gaulle se retrouve face à Macmillan (ministre résident anglais à Alger) puis devant Churchill.

L’affrontement fait bientôt place à un dialogue plus positif. Churchill finit par reconnaître qu’il est n’est guère possible d’associer au nouveau pouvoir français des pétainistes comme Charles Noguès, Pierre Boisson, Jean Bergeret, Marcel Peyrouton qui n’ont cessé de combattre et de faire condamner les gaullistes. Vient, enfin, la rencontre avec Roosevelt, encourageant dans le même temps le sultan marocain à l’indépendance, en présence de Charles Noguès. Ce que de Gaulle apprend avec fureur. Le Général ne sait pas que Roosevelt a trouvé Henri Giraud sans projet ni ambition politiques. Leur rencontre se passe convenablement – Roosevelt faisant l’effort de s’exprimer en français, langue qu’il maîtrise – mais n’efface nullement dans l’esprit du président américain l’image de dictateur qu’il s’est faite au sujet de De Gaulle.

C’est le 23 janvier 1943 que se déroule la rencontre décisive avec Giraud. L’homme des Américains évoque son projet de triumvirat Giraud-de Gaulle-Georges. De Gaulle refuse, mais que pèse-t-il avec ses quinze mille Français libres face à l’armée d’Afrique du Nord ? Le mémorandum d’Anfa (préparé par Murphy et le bien souple Jacques Lemaigre-Dubreuil), signé le 24 janvier par Roosevelt, Henri Giraud et Churchill, est rejeté par de Gaulle en raison des pouvoirs excessifs accordés à Giraud et à ses principaux collaborateurs vichyssois. Soumis aux pires pressions tant de Churchill (leur rencontre de la matinée est ponctuée d’échanges terribles et de paroles définitives) que de Roosevelt, de Gaulle finit par accepter de serrer la main du général Giraud. Dans le cadre d’une mise en scène regroupant le Premier ministre anglais et le président américain, une photo immortalise l’événement, aussitôt diffusée dans le monde entier. De Gaulle, impressionnant de maîtrise, fait alors paraître un communiqué approuvé par Giraud (à deux mots près), repris dans ses Mémoires de guerre :

« À l’issue de leur première rencontre en Afrique du Nord française, le général de Gaulle et le général Giraud font en commun la déclaration suivante : Nous nous sommes vus. Nous avons causé. Nous avons constaté notre accord complet sur le but à atteindre qui est la libération de la France et le triomphe des principes démocratiques par la défaite totale de l’ennemi. Ce but sera atteint par l’union dans la guerre de tous les Français luttant côte à côte avec tous leurs Alliés. »

De Gaulle-Churchill : le temps de la haine

Si de Gaulle pose ainsi, dans ce qui ressemble sur le moment à un échec, les fondements futurs de son succès, ses relations avec Churchill, à qui il a refusé la signature du mémorandum d’Anfa, se sont très gravement détériorées. De retour en Angleterre, il se voit interdire tout déplacement aérien. Et il lui faut patienter jusqu’au 2 avril 1943 pour revoir le Premier ministre anglais. Lequel, inflexiblement, campe sur les positions de l’accord d’Anfa qui oblige de Gaulle à coopérer avec les vichyssois Charles Noguès, Pierre Boisson, Marcel Peyrouton et Jean Bergeret.

Lors de la troisième conférence de Washington (dite « Trident »), tenue du 12 au 27 mai 1943, entre Roosevelt et Churchill (les deux premières se sont déroulées à la fin décembre 1941 et en juin 1942), il est décidé du plan de campagne militaire en Italie, de la politique de bombardements intensifs des villes allemandes, enfin de la date du débarquement en Europe continentale. En ce qui concerne de Gaulle, alors que Roosevelt va jusqu’à suggérer qu’on le nomme gouverneur de Madagascar, Churchill envisage carrément de l’éliminer de la scène politique en lui coupant les vivres, avec extension au Comité national français si celui-ci ne le démet pas. Non seulement Churchill, en la circonstance, ne se grandit pas mais il fait surtout preuve d’un véritable aveuglement. En effet, Jean Moulin (parachuté le 23 mars 1943) vient de parvenir à former le Conseil national de la Résistance (CNR), le 15 mai 1943, qu’il convoque, pour sa première réunion, le 27 mai suivant à Paris. Par ailleurs, le général Giraud s’est décidé, le 17 mai, à inviter de Gaulle à le rejoindre à Alger pour constituer un pouvoir central commun. La volte-face du général cinq étoiles s’explique simplement : la résistance intérieure française, unie derrière Jean Moulin, rend de Gaulle incontournable. En deux jours, tout a basculé pour l’homme du 18 juin.

Antony Eden et tout le cabinet britannique rejettent, avec hauteur d’âme et réalisme, la colère hargneuse de Winston Churchill. Les choses en resteront là. Enfin, le 15 mai 1943, les Allemands, en retraite depuis El-Alamein, capitulent en Tunisie sous les coups de butoir des Alliés, parmi lesquels se trouvent les troupes de Marie-Pierre Kœnig, celles de Leclerc et même des éléments de l’armée d’Afrique du Nord (dont beaucoup rejoignent alors les FFL).

L’hostilité de Churchill envers de Gaulle va durer jusqu’en juin 1944, son jugement rejoignant celui, très négatif, de Roosevelt. Si de Gaulle, à partir de son envol pour Alger, devient moins vulnérable, le Britannique cherchera de nouveau à paralyser ses déplacements après le débarquement de juin 1944 qui verra le Général revenir en Angleterre.

C’est sans doute face à Churchill que de Gaulle révèle le mieux les points saillants de sa personnalité : fierté, ténacité, caractère inébranlable, mépris au besoin, orgueil, arrogance, dureté, tendance à la rancune… Avec un atout supplémentaire : la capacité à réagir dans l’instant sans cesser, pourtant, de se projeter dans l’avenir.

Le rôle clé de Jean Monnet

Roosevelt est bien conscient de l’insuffisance d’Henri Giraud. Il envoie, par décision personnelle, Jean Monnet le conforter à Alger, dès février 1943. Ce dernier est accrédité auprès de Giraud pour tout ce qui concerne le réarmement des forces françaises d’Afrique. Très vite il en devient le conseiller principal. Nullement gaulliste, on le sait, depuis sa rupture de juin 1940, Jean Monnet, si proche des Anglo-Saxons (il occupe alors à Washington la vice-présidence de la British Supply), considère le général de Gaulle comme un homme trop lié à Londres, même si c’est là une analyse erronée. La capacité limitée d’Henri Giraud, sauf peut-être dans le domaine militaire, ne lui échappe nullement, ni d’ailleurs ses attaches profondes envers le régime fascisant de Vichy. Dès lors, Jean Monnet s’efforce de rapprocher Giraud et de Gaulle. Mais c’est Giraud qui doit faire l’effort principal : se démocratiser, rejeter Vichy, reconnaître la résistance intérieure française. Le 13 mars, Giraud prononce enfin un discours, largement inspiré par Monnet, qui prend ses distances avec Vichy en proclamant sa fidélité à la République.

Puis la négociation débute entre les deux généraux, difficile, malgré les efforts remarquables de Georges Catroux, en charge des contacts directs avec Henri Giraud. Mieux écouté par de Gaulle, il eût fait gagner bien du temps.

Le 1er avril 1943, Giraud adresse un mémorandum à de Gaulle, rédigé pour l’essentiel par Jean Monnet qui rejette l’idée d’un gouvernement provisoire avant la libération du territoire métropolitain. Mais qui prévoit la mise en place d’un conseil souverain. Le 28 avril, de Gaulle, olympien, le rejette. Le 4 mai, ne tenant aucun compte de l’ultimatum fixé à la veille par Henri Giraud, de Gaulle décide de tenter un coup de force et prononce un discours rappelant sa volonté de réaliser l’union et condamnant l’esprit maréchaliste qui continue de régner à Alger. Enfin, provocateur, au-delà du tolérable, il assure que « la volonté nationale est maintenant en marche, que rien ne pourra l’arrêter et certainement pas un homme [Henri Giraud] qui tient sa légitimité de quatre fonctionnaires demeurés fidèles au maréchal Pétain [Marcel Peyrouton, Charles Noguès, Jean Bergeret et Pierre Boisson] ». Une colère noire s’empare de Jean Monnet, lorsque, soudain, de Gaulle adresse une lettre des plus aimables à Giraud. Il propose un rendez-vous à Alger, la mise en place d’un pouvoir central politique hors le commandement militaire, enfin la création d’un conseil consultatif permettant d’associer partis politiques et résistants de l’intérieur.

Harold Macmillan et Jean Monnet doivent bien constater le sérieux des propositions. Ni Murphy ni Hopkins ne peuvent entraver la négociation malgré leurs oppositions conjuguées. Ni même Churchill, en dépit de son aversion pour de Gaulle. François Kersaudy, dans son De Gaulle et Churchill, rapporte les propos effarants tenus par ce dernier à l’endroit du Général à la conférence de Washington (nom de code Trident) avec le maître de l’Amérique. Il le dénonce comme « vaniteux et malveillant ». Selon la même source, Churchill évoque également la possibilité de faire entrer Alexis Leger et Édouard Herriot dans le Comité national tout en excluant de Gaulle, le tout sous la direction d’Henri Giraud. Quant à Alexis Leger, il s’efforce de nuire à nouveau à de Gaulle, subordonnant sa venue à Alger à son exclusion. Beaucoup d’historiens sous-estiment l’acrimonie rageuse d’un Churchill et celle, plus diplomatique, d’un Alexis Leger. Il y a une sorte de miracle à voir le Général se tirer d’affaire. Pas étonnant qu’il doive agir avec la dernière énergie, jusqu’à employer la violence. Heureusement certains Anglais veillent à l’intérêt fondamental de leur pays, au premier chef, Eden et Macmillan. Et ils n’hésitent pas à contredire un Premier ministre dont les crises rappellent parfois celles de De Gaulle. Après tout, les deux hommes ont bien un point commun : leurs excès !

Finalement Harold Macmillan et Monnet mettent sur pied un compromis acceptable par les deux parties. Monnet s’engage personnellement en traçant les contours d’un accord sur un Comité français de libération nationale (CFLN) coprésidé par les deux généraux et composé de sept membres. Ce mémorandum très modéré paraît pouvoir recueillir l’assentiment des deux hommes. Certes la résistance intérieure n’est en rien associée et le Comité se voit privé de tout pouvoir politique. Cela n’échappe pas à de Gaulle, qui voit là une manœuvre américaine, par Jean Monnet interposé.

Fort de l’exceptionnel succès que représente, sous l’égide de Jean Moulin, la première réunion du Conseil national de la Résistance, étonnamment tenue le 27 avril 1943 en plein Paris occupé, le Général sait qu’il peut, désormais, diriger ses pas vers Alger. C’est le 30 mai 1943 qu’il atterrit, volontairement, sur la base de Boufarik (aéroport rétrocédé à la France à la différence de Maison-Blanche). René Massigli, Gaston Palewski, André Philip, Pierre Billotte, François Charles-Roux (le père d’Edmonde) l’accompagnent. Georges Catroux et Henri Giraud l’accueillent. Le premier échange entre les deux hommes est abrupt. De Gaulle avance les noms qui siégeront avec lui au Comité : André Philip et René Massigli. Henri Giraud déclare s’appuyer sur Alphonse Georges et Jean Monnet, provoquant des remarques acerbes du Général. La réunion du lendemain, 31 mai, s’avère plus violente encore. L’atmosphère est électrique et l’affrontement ne tarde pas. Comme prévu, Giraud est assisté de Jean Monnet et du général Alphonse Georges, de Gaulle de René Massigli et d’André Philip. Georges Catroux, coopté, vient s’adjoindre en fin de séance. De Gaulle exige la tête des hommes de Vichy entourant Giraud. Devant l’impasse des discussions, de Gaulle quitte la réunion. En sortant, affirme Charles Zorgbibe, il se trompe et emporte le képi d’Henri Giraud : cinq étoiles contre deux, cela doit pourtant se remarquer ! En début d’après-midi, les deux généraux se retrouvent, sans parvenir à un accord. Cependant, le gouverneur Marcel Peyrouton vient remettre sa démission entre les mains de De Gaulle au lieu de celle d’Henri Giraud. Même Georges Catroux proteste auprès de son patron contre cette mauvaise manière.

De Gaulle sait déjà qu’il est devenu le chef du Comité, comme la séance du 3 juin 1943 va le démontrer. Aussi se rend-il disponible pour un ultime entretien avec Giraud. Un accord est alors trouvé, avec la création d’un CFLN coprésidé par les deux généraux, et composé des sept membres dont deux désignés par de Gaulle et deux par Giraud, les trois autres étant laissés vacants provisoirement. Le Comité assume la souveraineté sur tous les territoires français non occupés par l’ennemi.

Catroux est désigné pour remplacer Peyrouton comme gouverneur général de l’Algérie. Et Gabriel Puaux se substitue à Charles Noguès au Maroc. Quant à Pierre Boisson, le voilà en sursis jusqu’à désignation de son successeur. Enfin, Jean Bergeret se voit poussé à la retraite. De Gaulle l’a emporté partout avec le soutien d’un Jean Monnet qui, disons-le, n’a jamais apprécié les hommes de Vichy.

Le 6 juin 1943, la rencontre, à Alger, entre de Gaulle et Churchill, la première depuis près de cinq mois, est acerbe. Le soir, le premier meeting public de De Gaulle est un immense succès populaire. Cependant Churchill poursuit de Gaulle de sa vindicte. Dès le 14 juin 1943, il cesse tout financement en faveur de la France libre et tente de nuire au BCRA en faisant transiter des fonds par des réseaux rivaux.

Le lendemain, le CFLN est élargi à quatorze membres : René Pleven, André Diethelm, René Mayer, Adrien Tixier, Henri Bonnet, tous gaullistes, renforcent la majorité du Général. De son côté, Giraud fait entrer Maurice Couve de Murville (déjà passé du côté gaulliste) et Jules Abadie, le seul à lui être encore fidèle.

De Gaulle revient aussitôt à la charge, alors que le fléau de la balance penche déjà largement en sa faveur. Il exige la séparation du pouvoir militaire et du pouvoir civil, car Henri Giraud cumule les deux. Faute d’accord, il annonce sa démission. Giraud s’apprête à l’accepter lorsque les membres du CFLN, dont ses propres soutiens, s’y opposent. Le CFLN, grâce à Jean Monnet, parvient finalement à un compromis : un Comité militaire permanent est instauré, présidé par de Gaulle, réunissant Henri Giraud le commandant en chef et les trois chefs d’état-major des trois armes. C’est alors que Pierre Boisson offre sa démission, espérant sans doute éviter une condamnation, bien qu’il ait pris soin de ne l’adresser qu’au seul Giraud… La vocation du Comité militaire est clarifiée : il décide en matière de recrutement et de fusionnement des forces françaises.

Si de Gaulle n’a pu rétablir des relations acceptables avec Churchill, il est en revanche parvenu, en cette fin juin 1943, à tisser des liens de sympathie avec Eisenhower, le patron des forces américaines en Afrique du Nord.

Victoire gaulliste en Afrique du Nord

Facilitant l’avancée en force des gaullistes, Giraud accumule les erreurs. Le voilà parti, le 2 juillet 1943, pour les États-Unis sans en avoir averti le CFLN. Ce dernier en profite et accélère les prises de décisions. Le 31 juillet, de Gaulle obtient de présider seul les séances du CFLN, Giraud n’assistant plus qu’à celles qui ont trait aux questions militaires. Certes, Giraud dirige les Forces françaises d’Afrique du Nord et les FFL mais, en temps de campagne militaire, il ne peut faire partie du CFLN, au nom de la séparation des pouvoirs. Bien sûr, il pourrait tirer profit de l’armistice signé début septembre 1943 entre Eisenhower et Badoglio, après la victoire remportée en Sicile par les Américains. Mais en France, Badoglio fait irrésistiblement penser au Darlan de novembre 1942 à Alger… Giraud est soupçonné d’avoir mal informé le CFLN sur les opérations italiennes des Alliés. Ses décisions d’engager, seul, la libération de la Corse, de parachuter des armes aux communistes, de les laisser s’emparer d’un grand nombre de villes, enfin de ne pas empêcher une rivalité entre le préfet gaulliste Charles Luizet et le général giraudiste Émile Mollard, déclenche une crise définitive. De Gaulle décide de se rendre en Corse, premier territoire français libéré. Par sa seule présence, il recueille tout le bénéfice de l’opération de libération au détriment de Giraud.

Le 25 septembre 1943, de Gaulle est décidé à en finir. Il menace de tout quitter et exige la présidence du CFLN. Le général Henri Giraud, avec un certain panache, s’incline. Deux chefs militaires viennent alors le remplacer : Alphonse Juin, rallié, va commander le corps expéditionnaire en Italie et Jean de Lattre de Tassigny, préparer les forces qui débarqueront en Provence en août 1944.

Giraud n’a guère pu résister à de Gaulle en raison de son manque de force mentale et de son absence d’intelligence politique. Au-delà du choc des personnalités, le soutien unanime de la résistance intérieure, unifiée dès mai 1943, a permis à de Gaulle de l’emporter. Il le doit à Jean Moulin, son seul représentant depuis février 1943 en France, devenu président du CNR. Son sacrifice, en juillet 1943, place paradoxalement les gaullistes en position de force.

Remarquables progrès des gaullistes en France occupée

Retour sur l’année 1943 en France occupée

Dès le 26 janvier 1943, la création des MUR (Mouvements unis de Résistance), sous l’impulsion de Jean Moulin, en zone sud, permet à Combat, Libération-Sud et Franc-Tireur de mettre en commun leurs forces et tous leurs outils : l’AS, organisation militaire hiérarchisée, le NAP (Noyautage des administrations publiques) et le Service social. Après avoir créé six régions puis mis en place une structure départementale en décembre 1943, les MUR se transformeront en MLN (Mouvement de libération nationale).

Début 1943, en prélude à la Libération, de Gaulle s’efforce tout autant d’unir la Résistance que de repérer les partis et les syndicats qui devront participer, au côté des mouvements de combattants, au futur Conseil national de la Résistance. Pierre Brossolette (Brumaire) et Passy sont chargés de cette mission délicate, élargie à la recherche des futurs cadres de l’administration que de Gaulle devra nommer pour exercer son autorité en France. Ils agissent tous deux en quasi-rivalité avec Jean Moulin (Max), l’unificateur de la zone sud en obtenant, peu après lui, celle de la zone nord, le 26 mars 1943, au sein du CCZN (Comité de coordination des mouvements de la zone nord). Sont ainsi réunis Libération-Nord, l’OCM (Organisation civile et militaire), les CDLR (Ceux de la Résistance), les CDLL (Ceux de la Libération) et le FN (Front national) communiste.

Finalement, dans une rencontre quelque peu baroque et dangereuse, André Dewavrin, Pierre Brossolette et Jean Moulin s’affrontent à Paris, au cours de plusieurs discussions. Passy s’efforce de demeurer neutre entre Brumaire et Max. Le premier, Pierre Brossolette, souhaite rénover les vieux partis de la IIIe République qui ont porté Vichy sur les fonts baptismaux. Alors que le second, Jean Moulin, plus réaliste et plus souple, entend d’abord agréger les forces politiques existantes. C’est le point de vue de Max qui l’emporte sur ordre de De Gaulle. Au demeurant, il n’est pas sûr que Jean Moulin ait été si favorable à la renaissance des partis…

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas avec Pierre Brossolette, gaulliste de stricte obédience, que les divergences peuvent s’envenimer. L’homme qui s’oppose le plus rudement au général de Gaulle à Londres puis à Alger s’appelle Henri Frenay (Charvet), dont le petit MLN d’origine est devenu Combat en novembre 1941 lors de la fusion avec les démocrates-chrétiens de Pierre-Henri Teitgen, Georges Bidault et François de Menthon. Ce mouvement met en cause l’autorité de Jean Moulin et veut maintenir son indépendance politique, rejetant donc de Gaulle, tout en concédant la fusion des résistances sur le plan militaire. Henri Frenay espère, en effet, pouvoir s’appuyer grâce à Pierre Guillain de Bénouville sur les fonds provenant de l’OSS américaine. Max s’y oppose avec virulence dénonçant toute collusion avec des États-Unis fortement opposés à la France libre. C’est une perte d’indépendance qui menacerait alors toute la Résistance. Il l’emporte avec la création du CNR (Conseil national de la Résistance).

Le CNR permettra de maîtriser la volonté indépendantiste de Frenay et de tenter de ralentir l’ascension du Parti communiste, mais également de bien faire comprendre à Roosevelt et à Churchill que les quelque deux cent mille hommes que la Résistance devrait pouvoir mobiliser lors du futur débarquement de Normandie, prévu à la mi-1944, marchent tous ensemble avec de Gaulle.

Le Conseil national de la Résistance ainsi institué à la fin du mois de mai 1943, au 48 rue du Four à Paris, par Jean Moulin, comprend huit représentants des mouvements de résistance dont trois de la zone sud, quatre de la zone nord, un du FN, ainsi que six représentants politiques (un communiste, un socialiste, un radical, un démocrate-chrétien, un membre de l’Alliance démocratique et un membre de la Fédération républicaine) et, enfin, deux syndicalistes CGT et CFTC. Sorte de parlement de la nouvelle France à libérer, reconnaissant la nécessité de l’existence des partis dans une démocratie, le CNR appelle à la formation d’un gouvernement unique, le CFLN, autour de De Gaulle.

De Gaulle a parfaitement bien saisi que l’intervention de Jean Moulin (comme de son successeur Georges Bidault) permet d’éviter à la Résistance, parcourue de fortes différences idéologiques, de se diviser trop profondément et que Jean Moulin constitue l’unique fanal vers lequel chaque mouvement de résistance peut porter son regard avec honneur et confiance. Le patriotisme de De Gaulle et sa hauteur de vue sont indiscutables pour tous. Certes de Gaulle ne montre guère d’humanité dans son discours, il n’apparaît guère sensible au sort des résistants qui meurent sous la torture, dans les combats, dans les camps. Il n’est guère attentif aux hommes qui l’entourent et semble souvent manquer de reconnaissance. Ses ailes de géant l’empêchent non pas de marcher mais d’éprouver de la compassion. En sa constante solitude, a-t-il jamais eu beaucoup d’amis ? Pour tous ceux qui le suivent, il a le grand mérite de s’imposer un régime de fer et de savoir souffrir en silence. Qui ne l’a vu, au premier rang, dressé face aux tirs de l’ennemi ou planté face à Churchill plein de défi, ne connaît pas vraiment de Gaulle ni la confiance qu’il a en son destin.

Brutales catastrophes à la fin du printemps 1943

L’instauration du STO en février 1943, après celle de la Relève l’année précédente, favorise globalement les recrutements de la Résistance, en particulier communiste, de mieux en mieux structurée autour du FN, de l’OS (Organisation spéciale), du TP (Travail particulier), des forces combattantes FTP (Francs-Tireurs partisans) et FTP-MOI (Main-d’œuvre immigrée). Après la première réunion du CNR du 27 mai 1943, le mois de juin voit la Résistance subir de graves revers. Trois de ses principaux chefs sont arrêtés par les Allemands en douze jours. Le 13 juin, le général Aubert Frère, l’homme qui a présidé le tribunal ayant condamné le général de Gaulle à mort en 1940 mais qui est également le fondateur, en décembre 1942, après l’invasion de la zone libre, de l’ORA (Organisation de résistance de l’armée), souvent composée d’anciens militaires pétainistes et de cadres des Eaux et Forêts, est arrêté à Royat. Certes, cette organisation est suspecte aux gaullistes et aux communistes, mais les généraux Jean Verneau puis Georges Revers, qui succèdent à Aubert Frère, savent se rapprocher de la France libre. L’ORA sera intégrée dans les FFI (Forces françaises de l’intérieur) fin février 1944. Elle rassemble, au milieu de l’année 1944, quelques dizaines de milliers de combattants mais certainement pas les soixante-cinq mille qu’elle met en avant.

Beaucoup plus grave est l’arrestation, le 9 juin, du général Charles Delestraint (Vidal), le chef de l’AS, à la station de métro La Muette. À cette époque, les effectifs de l’AS peuvent être estimés à environ trente mille hommes. Pierre Dejussieu-Pontcarral succède à Delestraint. Au cours du premier semestre 1944, l’AS parvient à regrouper sans doute environ le double de combattants. Quant à Delestraint, emprisonné et déporté, il est abattu par les nazis en avril 1945, alors que débute l’évacuation du camp de Dachau.

L’interpellation de Jean Moulin (Max), le 21 juin, dans la maison du Dr Dugoujon à Caluire, tout près de Lyon, au cours d’une réunion destinée à trouver un successeur à Delestraint, est assurément d’une gravité encore supérieure. Moulin va périr des supplices infligés par la Gestapo, « sans avoir trahi aucun secret, lui qui les savait tous », comme le dira Malraux lors du transfert de sa dépouille au Panthéon. Il expire semble-t-il dans le train qui le conduit vers Berlin, en gare de Metz, le 8 juillet 1944.

L’élimination brutale et concomitante des deux grands représentants du général de Gaulle en France peut difficilement être considérée comme le seul fruit du hasard. Dans les deux affaires, Charles Delestraint et Jean Moulin, des noms sont prononcés et des mises en cause interviennent. Elles concernent respectivement Henri Aubry et René Hardy, tous deux issus du mouvement Combat. On sait combien est vive l’opposition entre Henri Frenay et le gaulliste Jean Moulin. Et on se souvient bien sûr de la déclaration de Frenay sur le 27 mai 1943, « jour le plus triste de sa vie » (bien qu’il ne fût pas rue du Four ce jour-là mais à Londres, son ami Claude Bourdet le représentant). Rappelons également qu’Henri Frenay a fortement participé au choix de Delestraint à la tête de l’AS, même s’il l’a aussitôt combattu et que l’on voit mal, dès lors, Combat concourir à sa dénonciation. Souvenons-nous enfin de L’Énigme Jean Moulin, ouvrage d’Henri Frenay, publié bien après la fin de la guerre, cherchant à démontrer que Moulin était un dangereux cryptocommuniste. La vérité sur les deux arrestations, complexe assurément, n’est pas sortie des procès d’après-guerre ni des ouvrages écrits sur le sujet… À l’évidence, des agents de l’Abwehr et de la Gestapo, parfois agents doubles, se sont approchés de très près de chefs de la Résistance qui manquaient souvent de prudence. Et ils sont parvenus à leurs fins. Avec quelles complicités ? On n’en dira pas plus sur ces deux énigmes non résolues.

Après l’arrestation de Max, il faut d’urgence le remplacer. Le tout jeune ancien aide de camp du général de Gaulle, Claude Serreulles, venu rejoindre Jean Moulin en France au mois de juin 1943 comme adjoint, n’entend pas présider le CNR mais simplement occuper l’autre fonction assumée par Jean Moulin, celle d’envoyé spécial du général de Gaulle. C’est donc, on le sait, Georges Bidault, l’animateur du BIP (Bureau d’information et de presse), magnifique agence de presse clandestine, qui est choisi. D’un caractère plus souple que celui de Moulin, Georges Bidault doit faire face à l’entrisme de Pascal Copeau, journaliste comme lui, ancien patron de Libération Sud (il a succédé à Emmanuel d’Astier de La Vigerie), très soutenu par les communistes qui le feront élire député en 1945. Quant à Claude Serreulles, il est théoriquement remplacé à la direction de la Délégation générale en France du général de Gaulle par Jacques Bingen (l’un des patrons du BCRA). En fait les deux hommes vont se partager les tâches sur le plan géographique, Serreulles gardant la zone nord et Bingen se contentant de l’ex-zone libre. Finalement, de Gaulle décide de remplacer un ancien préfet, Jean Moulin, par un autre, Émile Bollaert (en poste à Lyon avant-guerre), préférant un haut fonctionnaire à un ancien diplomate (Serreulles) et à un ancien armateur (Bingen).

En cette fin d’année 1943, des deux grands couples d’hommes qui entouraient de Gaulle, ne demeure plus que le colonel Passy, André Dewavrin, militaire de carrière. Pierre Brossolette est reparti vers l’action résistante en France pour y trouver la mort, alors que Claude Serreulles et Jacques Bingen ont été coiffés par Émile Bollaert. Sans doute le général de Gaulle préfère-t-il l’échine plus souple des préfets habitués à obéir à cet État qu’il incarne. Il a parfaitement assimilé que sa légitimité et sa force face aux Anglo-Américains reposent désormais sur deux piliers : l’armée d’Italie et plus encore la résistance intérieure qu’il doit contrôler. Comment un pays qui se bat au côté des Alliés en Europe et qui résiste lui-même sur son propre territoire aux nazis, saurait-il être sanctionné par le régime avilissant de l’Amgot ?

Dialogue difficile avec les communistes français

Voilà de Gaulle désormais unique et irremplaçable, personnifiant la souveraineté nationale française. Durant l’année 1943, de Gaulle aura tout réussi : s’imposer en Afrique, résister à la volonté des Alliés anglais et américains de le rabaisser sinon l’éliminer, s’enraciner de nouveau en France métropolitaine grâce au soutien et au contrôle de la Résistance. Une seule force organisée et différenciée se dresse alors devant lui, celle du Parti communiste. Des contacts sont établis par le colonel Rémy avec Fernand Grenier. Ce dernier rencontre de Gaulle en janvier 1943, porteur de deux courriers : l’un émane du Comité central du Parti communiste et l’autre du patron des FTP, Charles Tillon. Les relations ne sont pas aussi cordiales qu’on a pu le prétendre. Il faudra attendre le 4 avril 1944 pour que le Parti communiste rejoigne le CFLN, y disposant de deux représentants. Un Parti communiste très asservi à Moscou et qu’il faudra maîtriser après avoir écouté ses griefs concernant la répartition des parachutages d’armements et celle des temps de parole à la BBC. Il suffit de voir l’attitude du général de Gaulle à l’endroit des communistes corses, en octobre 1943, pour comprendre que le combat pour le pouvoir s’est engagé.

L’unification militaire de 1944 dans la résistance française

Il faut attendre le 1er février 1944 pour que fusionnent au sein des FFI tant l’AS que les FFL et les FTP communistes. L’ORA les rejoint le 26 février suivant. L’État-major national (EMN-FFI) dirigé par le général Kœnig est placé, en mars 1944, sous l’autorité très théorique du Comac (Comité militaire et d’action) dominé par les communistes (Pierre Villon et Maurice Kriegel-Valrimont) qui dépend du CNR. Le Comac couvre en principe les structures de résistance étrangère comme le SOE britannique et l’OSS américaine, tout en laissant aux grands groupes armés français leur autonomie d’action.

Quant à l’appréciation globale du nombre de résistants, il semble raisonnable, pour la déterminer, de s’en référer au nombre de cartes CVR (Combattant volontaire de la Résistance) attribuées, soit deux cent soixante-six mille – et non pas huit cent mille comme on l’écrit parfois, en intégrant bien des résistants autoproclamés au cours des derniers mois de l’année 1944.

Vers une très lente amélioration des relations avec la Grande-Bretagne et les États-Unis

Hostilités américaine et anglaise persistantes

Même la conférence de Téhéran de novembre 1943 n’inquiète pas de Gaulle outre mesure bien qu’elle porte essentiellement sur la perspective du débarquement allié en France, l’opération Overlord. Encore que pour la préparation de cette opération en territoire français, pas un expert tricolore n’ait été consulté ! C’est dire jusqu’où l’antigaullisme conduit les deux dirigeants anglo-saxons : au non-sens ! Roosevelt s’est, de façon scandaleuse, défendu de cette accusation en déclarant qu’il n’avait pas consulté Mussolini avant d’attaquer la Sicile.

De Gaulle doit en revanche subir les réactions très dures de Roosevelt et de Churchill à la suite de l’affaire libanaise qui voit la France interner, le 11 novembre 1943, sous l’égide de l’ambassadeur Jean Helleu, le président de la République, Khoury, le Premier ministre, Sohl, et six ministres, parce qu’ils ont proclamé l’indépendance. Il faut céder, sous la menace d’une intervention britannique, et élargir tous les hommes politiques libanais arrêtés.

L’affaire Maurice Dufour où l’on voit les Forces françaises libres comparées par les Anglais à la Gestapo et dans laquelle le général de Gaulle est menacé d’un procès, à l’automne 1943, va également laisser des traces. Les arrestations de Marcel Peyrouton, Pierre Boisson, Pierre-Étienne Flandin, tous anciens dignitaires de Vichy, choquent à nouveau le président américain et surtout Churchill, victime d’une perte de mémoire inhabituelle. C’est bien Pierre Boisson qui a fait tirer le Richelieu contre la flotte anglaise à Dakar, en 1940… Et que dire de Peyrouton, suppôt de Darlan à Alger ? Il semblerait que Roosevelt ait même envisagé de faire tirer la flotte américaine sur Alger pour montrer son mécontentement… On ose à peine accorder du crédit à une telle rumeur ! En janvier 1944, lors de la rencontre à Marrakech, entre un Premier ministre anglais convalescent et Charles de Gaulle, cette affaire de l’arrestation de dirigeants pétainistes, pourtant purement française, est encore évoquée. Réaliste, l’Angleterre infléchit sa position en faveur d’un accroissement de livraisons d’armes à la résistance intérieure française et d’une meilleure coopération entre agents français et anglais en France. Seul Roosevelt demeure implacablement antifrançais et plus encore antigaulliste.

Dans ses Discours et Messages, de Gaulle insiste, dès le 8 août 1943, sur le fait que l’union nationale ne pourra se faire de façon angélique : « Elle ne peut se faire et ne peut durer que si l’État sait distinguer les bons serviteurs et punir les criminels. » L’instauration d’une Haute Cour pour juger tous ceux qui ont exercé des pouvoirs sous Vichy confirme cette vision dure. C’est dire le peu de cas accordé aux réactions anglo-saxonnes quant au traitement réservé aux anciens responsables pétainistes d’Algérie. L’affaire Pierre Pucheu est d’une autre ampleur que les précédentes. L’ancien ministre de l’Intérieur de Vichy, qui a participé au choix des otages à fusiller en représailles aux attentats contre les Allemands, a changé de bord, parvenant au Maroc, couvert par une lettre d’Henri Giraud (pas absolument limpide). Il souhaite, assez opportunément, s’engager dans la guerre contre l’Allemagne. Le voilà placé, le 12 mai 1943, en résidence surveillée à Ksar es-Souk, sans que de Gaulle, encore à Londres, se soit prononcé. Mais à partir d’août 1943, c’est bien de Gaulle qui dirige seul à Alger.

Or, le 18 août 1943, Pucheu est mis en accusation devant un tribunal militaire, celui de Meknès. Son procès débute à Alger le 4 mars 1944. Ce premier véritable procès de l’épuration sonne comme un glas pour tous les dirigeants de Vichy encore en place en métropole. Le communiste Fernand Grenier, membre de l’Assemblée consultative, porte les accusations les plus lourdes contre Pierre Pucheu. Le Parti communiste a juré de le faire condamner à mort, le rendant coresponsable, ce qui est loin d’être inexact, de la mort des otages de Châteaubriant et de nombreux militants communistes. Bien plus, Pierre Pucheu a créé les très répressifs GMR (Groupes mobiles de sécurité), les sections spéciales… Le témoignage du général Giraud, bouleversé par la mort (tout récemment apprise) de sa fille en déportation, enfonce l’accusé alors qu’il devrait le sauver. Le 11 mars 1944, Pierre Pucheu est condamné à mort. Le général de Gaulle refuse de gracier l’ancien ministre de Pétain. Mais ses motivations sont troubles : il a dû céder aux communistes qui refusent d’intégrer le CFLN si on ne leur livre pas la tête de Pierre Pucheu. Le Général n’oubliera jamais cette contrainte exercée sur son libre arbitre. La raison d’État ne se discute guère : il faut l’union au sein du Comité national. Face à deux des trois avocats de Pucheu, Me Gouttebaron et Me Trappe, de Gaulle explique, avec mauvaise conscience et une certaine confusion, « qu’il garde son estime à M. Pucheu… qu’il fera personnellement tout ce qu’il pourra humainement faire pour assurer l’éducation des enfants de Pucheu, éducation physique et morale ; qu’il fera tout pour qu’ils n’aient pas à souffrir trop de la décision qu’il peut être amené à prendre ». Manifestement de Gaulle se trouve face à un cas de conscience, celui d’un homme qui a fait confiance au général Giraud avec le désir de réparer ses lourdes fautes passées. Pierre Pucheu est exécuté le 20 mars 1944 au petit matin. Le 4 avril suivant, deux communistes viennent siéger au côté des vingt autres membres du CFLN.

René Massigli tente durant presque un an d’obtenir du gouvernement américain l’abrogation des accords Clark-Darlan qui placent l’ensemble des installations militaires françaises en Afrique du Nord sous le contrôle américain dans le cadre d’un système de quasi-protectorat. Il n’y parvient pas.

De Gaulle ne se laisse pas plus impressionner par la menace de l’Amgot (Allied Military Government of Occupied Territories). Il désigne ses DMR (délégués militaires régionaux) à partir de septembre 1943, puis ses CDL (comités départementaux de libération), enfin ses commissaires de la République (ordonnance du 10 janvier 1944), dotant la France d’une administration nouvelle. Puis, le 3 juin 1944, il franchit son Rubicon en proclamant le GPRF en place du CFLN.

Ainsi de Gaulle est-il parvenu à contourner l’opposition anglo-saxonne. Sa rencontre avec Eisenhower, le 30 décembre 1943, à Alger, juste avant le départ du général en chef des forces occidentales vers l’Angleterre, permet un échange franc et manifeste surtout l’engagement de l’Américain de reconnaître son autorité en France. Cet accord secret entre Eisenhower, et de Gaulle va permettre à celui-ci de nommer ses délégués départementaux au fur et à mesure de la progression de l’armée américaine. Eisenhower, qui se souvient de l’accueil « sanglant » de l’Afrique du Nord en novembre 1942, veut éviter tout risque.

Pourtant Roosevelt refuse d’informer le CFLN de la date et du lieu du débarquement en France. Il ordonne aux Anglais de couper les communications chiffrées des gaullistes entre Londres et Alger. Certes le principe de la participation d’une division blindée française au débarquement sur la côte française est parfaitement acté (la division Leclerc est transférée en avril 1944 sur le sol anglais). De même est-il prévu que le débarquement de Provence, programmé deux à trois mois plus tard, sera essentiellement conduit par les troupes de Jean de Lattre de Tassigny, constituées d’une bonne partie des divisions de la campagne d’Italie. Plusieurs divisions américaines viendront en appui.

De Gaulle rend alors coup pour coup. Le 7 mai 1944, depuis Tunis, il dénonce les traitements infligés au CFLN par Washington et Londres, soulignant, en comparaison, la qualité de l’alliance avec l’URSS. Et le 13 mai 1944, excédé, il dénonce unilatéralement les accords Clark-Darlan.

Alors qu’Alphonse Juin, après avoir remporté de belles victoires en Italie, pénètre le 4 juin 1944 dans Rome, de Gaulle, à son invitation, rencontre Churchill à Portsmouth. De Gaulle n’obtient aucune précision sur l’opération Overlord, si ce n’est le volume considérable des forces engagées. Il finit par exploser de colère devant la non-reconnaissance de son gouvernement par les Alliés. Alors tombe, prononcée sur un ton tout aussi passionnel, la réponse foudroyante de Churchill : « Et vous ! Comment voulez-vous que nous, Britanniques, prenions une position séparée des États-Unis ? Nous allons libérer l’Europe, mais c’est parce que les Américains sont avec nous pour le faire. Car, sachez-le, chaque fois qu’il me faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large. Chaque fois qu’il me faudra choisir entre vous et Roosevelt, je choisirai toujours Roosevelt. » Quand bien même Eden et Bevin expriment leur désaccord, les choses sont dites. Puis Churchill et de Gaulle se rendent ensemble au QG d’Eisenhower. Celui-ci énonce des chiffres et même des dates pour Overlord. Et il transmet également à de Gaulle la déclaration destinée au peuple français qu’il fera diffuser et qui est déjà imprimée : une sommation à obéir aux autorités militaires américaines, sans aucune allusion au CFLN et à la France libre.

Enfin de véritables troupes professionnelles

Il n’empêche, de Gaulle est pressé de mettre en place les armées de la France libre et du désormais GPRF, instauré depuis le 3 juin 1944. Leclerc en Libye, Kœnig à Bir Hakeim, René de Larminat avec ses deux divisions intégrées dans la 8e armée britannique, ont montré le chemin. À l’évidence, le général Giraud a beaucoup obtenu des Américains lors de son voyage de juillet 1943, notamment en matière de livraisons de blindés mais aussi d’avions (une centaine). De Gaulle peut en bénéficier. L’intégration des troupes « pétaino-giraudistes » ne se fait pas toujours sans heurts. Mais ceux-ci sont limités par une réalité tangible qui s’impose à tous : les divisions françaises se trouvent intégrées aux troupes anglo-américaines. Historiquement, la campagne de Tunisie de la fin de 1942 à mai 1943 est la première au cours de laquelle des effectifs français significatifs sont engagés sous la responsabilité de Giraud et de Juin. Il s’agit des troupes du général Georges Barré qui a fait retraite depuis Tunis vers l’ouest tunisien (alors que les amiraux Jean-Pierre Esteva et Edmond Derrien laissent les Allemands constituer une tête de pont importante à Tunis et Bizerte) et des militaires d’Algérie (Constantine et Alger). Après la capitulation de von Arnim, qui a succédé à Rommel, en mai 1943, le ralliement de bon nombre de giraudistes aux FFL fait basculer au profit de De Gaulle toute l’armée d’Afrique. Ce qu’Henri Giraud sent parfaitement : il tente d’interrompre cette trajectoire négative en lançant l’opération de reconquête de la Corse… Jean Monnet, observateur attentif de l’affrontement des deux hommes, écrit dans ses Mémoires, retraçant l’atmosphère de ce cœur de l’été 1943 et décrivant de Gaulle : « C’est un mélange d’intelligence des choses qui force le respect et d’emportements hors du bon sens qui inquiètent. » À son habitude, Monnet demeure hostile à de Gaulle même si l’insuffisance de Giraud ne manque pas, depuis des mois, de lui sauter aux yeux.

Le bon comportement des troupes françaises en Tunisie permet également à de Gaulle de renouer avec Alphonse Juin (le major de sa promotion de Saint-Cyr) rallié à Maxime Weygand puis à François Darlan et qui a combattu non pas les Américains mais les gaullistes, le 9 novembre 1942. De Gaulle, privilégiant la grande compétence professionnelle de Juin, fait fi du passé et obtient son adhésion.

Cependant les Alliés, toujours soucieux d’écarter de Gaulle, se privent des troupes françaises, désormais gaullistes, pour donner l’assaut à la Sicile. Après la chute de Mussolini, le 25 juillet 1943, de Gaulle intervient pour saluer la première défaite d’un régime fasciste (allusion à Vichy) et la nécessité d’admettre la France à la table des négociations concernant l’Italie qui occupe encore une large zone en France. Les Alliés acceptent de l’admettre au sein de la Commission pour l’Italie : le financier Maurice Couve de Murville commence là sa nouvelle carrière diplomatique. Et surtout, ils font appel aux troupes françaises pour la seconde campagne d’Italie qui débute après le débarquement à Naples. Les Alliés découvrent qu’ils manquent d’infanterie. Très opportunément, Alphonse Juin a déjà constitué un corps expéditionnaire à partir de deux divisions marocaines, une algérienne (Joseph de Monsabert) et une de Français libres (Diego Brosset). Le 25 septembre 1943, Juin débarque à Naples. Il faut attendre le printemps de l’année 1944 pour que, disposant désormais de cent dix à cent vingt mille hommes, il accomplisse les exploits qui resteront dans toutes les mémoires : Garigliano, Monte Cassino…

Toujours très attaché à la fiabilité des services de renseignement, de Gaulle ne saurait tolérer la présence d’un service concurrent, largement lié aux Anglais, dirigé dans l’Alger giraudiste par le général Georges Ronin, le colonel Louis Rivet et le commandant Paul Paillole. Aussi, fin septembre 1943, de Gaulle rassemble-t-il le BCRA de Passy et le duo Rivet-Paillole au sein de la DGSS (Direction générale des services spéciaux), sous la tutelle de Jacques Soustelle. Paul Paillole va jouer un rôle important en matière de contre-espionnage malgré une collaboration difficile entre les hommes de la France libre et les ex-vichyssois trop proches des Alliés.

La France s’installe à Alger

En la villa des Oliviers, à Alger, Charles de Gaulle attend donc son épouse Yvonne. Elle ne saurait demeurer éloignée de la capitale nord-africaine où se joue le destin de son époux. Juste avant de quitter Londres, elle est reçue par la reine Elizabeth, l’épouse de George VI. Amaigri, le Général l’attend à la descente de l’avion, en cette fin juillet 1943. Anne et Mlle Potel l’accompagnent. Très vite, Yvonne de Gaulle aime Alger. Très vite, à sa grande joie, Élisabeth la rejoint pour se placer au service de la France combattante à l’instar de son frère Philippe.

De Gaulle possède son bureau villa des Glycines, celle qu’Henri Giraud lui a affectée lors de son arrivée le 30 mai. C’est un peu exigu mais il s’en contente. Ses journées de travail sont intenses. Il a bien conscience que la radio d’Alger est moins écoutée en France que les ondes de la BBC et que les liaisons avec la Résistance sont devenues lointaines. Aussi, Passy est-il demeuré à Londres alors que Jacques Soustelle dirige la DGSS depuis Alger. Quant au Commissariat à l’intérieur, des mains d’André Philip, il passe, à l’automne, à celles d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie qui va tenir désormais un rôle clé auprès de De Gaulle.

Le CFLN, comptant alors vingt membres, présidé par de Gaulle, centre du pouvoir exécutif, s’appuie à partir de l’ordonnance du 17 septembre 1943 sur une Assemblée consultative provisoire et représentative. Elle compte quatre-vingt-quatre délégués incarnant les partis politiques, la résistance intérieure, la résistance extra-métropolitaine, les syndicats. En décembre 1943, l’Assemblée est portée à cent deux délégués, puis à deux cent quarante-huit en octobre 1944 (en intégrant plus largement les responsables de la Résistance intérieure), enfin à deux cent quatre-vingt-quinze en juin 1945 en faisant entrer des représentants des prisonniers et déportés de guerre. D’abord réunie à Alger au palais Carnot, elle siège au palais du Luxembourg à Paris après la Libération. Elle possède des pouvoirs d’interpellation, de critique, de pression sur les commissaires (ministres) du CFLN et ne s’en prive nullement.

Quant au CFLN, recomposé à partir du 9 novembre 1943, il se présente de façon tripartite : résistants, politiques et techniciens. Outre le président de Gaulle, son directeur de cabinet Gaston Palewski et son secrétaire Louis Joxe, il comprend dix-sept commissaires ou ministres : Louis Jacquinot, Pierre Mendès France, René Capitant, Georges Catroux, André Tixier, André Diethelm, Henri Frenay, René Massigli, Jean Monnet, René Mayer, François de Menthon, René Pleven, Henri Bonnet, André Philip, Henri Queuille, Emmanuel d’Astier de La Vigerie et André Le Troquer. Le 4 avril 1944, deux communistes, François Billoux et Fernand Grenier, y font leur entrée avec Paul Giacobbi. Enfin, Alexandre Parodi les rejoint le 12 août 1944. Il s’agit là d’un vrai gouvernement composé de personnalités souvent brillantes.

La conférence de Brazzaville

Du 30 janvier au 8 février 1944, la conférence de Brazzaville vise à déterminer le rôle et l’avenir de l’empire colonial français. De Gaulle a vu l’action anglaise au Levant qui vise, par des promesses d’indépendance, à détacher Syrie et Liban de la France. Il sait aussi combien le président Roosevelt est hostile au colonialisme et cherche ainsi à effacer l’une des causes de l’hostilité de l’Américain à sa personne. Pourtant la conférence débouche sur une absence totale de décisions que de Gaulle qualifiera, avec une grande audace, de « marche vers l’autonomie ». Soucieux de préserver l’empire et de le restituer à cette France libérée pour laquelle il combat depuis quatre ans, il ne trace aucune voie claire. D’ailleurs, en Algérie même, Georges Catroux, nommé gouverneur général en juin 1944, à son retour du Liban, ne remet guère en cause le statut colonial. Il souhaite, avec une claire vision des choses, accorder des droits politiques aux Algériens diplômés et aux anciens combattants arabes. Il se heurte alors à l’immobilisme de la caste des colons. Le discours de Constantine prononcé par de Gaulle le 12 décembre 1943 ouvre une porte en accordant la citoyenneté française à soixante mille musulmans et promet des évolutions mais sans toucher en rien au statut. De Gaulle n’a sans doute guère d’illusions face aux colons repliés sur leurs privilèges. Et Jean Lacouture affirme qu’André Philip, ayant suggéré au général de favoriser la marche vers l’autonomie interne des départements algériens, se serait attiré cette réponse lapidaire : « Autonomie ! Voyons, Philip, c’est par l’indépendance que tout cela finira. »

Les pantoufles et la mailloche

René Henane, médecin général inspecteur du Service de santé des Armées et ami de l’auteur, enfant de troupe entré depuis un an à l’École militaire préparatoire d’Hammam-Righa, au sud-est d’Alger, voit soudain surgir, au mois de mars 1944, le général de Gaulle. Épuisé, il est venu chercher quelque repos au cœur de l’École, un ancien hôtel thermal fort luxueux. Il est accompagné de son épouse et de Geneviève de Miribel. Il loge dans un bel appartement, jadis occupé par André Gide et par Camille Saint-Saëns (qui y composa sa Symphonie algérienne), juste à côté de la « piaule » partagée par Henane avec deux autres élèves. Une cérémonie d’accueil est prévue en l’honneur du Général. Il faut être impeccable ! Sur le pas de sa chambrette, René, treize ans, à genoux, tête baissée, astique donc avec enthousiasme ses godasses à clous (cirage sur le dessus, graisse sur la semelle, Miror sur les clous). Un bruit lui fait lever la tête. Et dans son champ de vision s’impose une immense paire de pantoufles. Son regard remonte peu à peu le long des jambes interminables d’un pyjama rayé gris et bleu… et tout en haut, s’impose une tête, celle du général de Gaulle, avec une fine moustache. Le Général passe dans le couloir sans un mot et poursuit sa route. Mme de Gaulle n’est pas sans remarquer la présence toute proche des trois gamins. Tous les matins, elle vient leur apporter un plateau chargé de croissants et de confiture, car le Général mange fort peu à l’époque.

La cérémonie d’accueil officielle se tient en présence du Général et des autorités militaires. Les gamins défilent, musique en tête, sur l’esplanade. Mindus (qui deviendra médecin lieutenant et sera tué durant la guerre d’Algérie) tient la grosse caisse. Il bat le rythme avec tant de vigueur qu’il en brise sa mailloche. Imperturbable, Mindus continue, de son poing ganté, à battre la cadence.

À l’issue de la cérémonie, le Général s’en vient au milieu de la place, et s’adresse aux jeunes : « Vous êtes l’avenir de la France… n’abandonnez jamais… soyez résolus… jamais désarmés… et si la mailloche casse, faites comme votre camarade, continuez avec le poing. […] Vous êtes une pépinière de généraux. » Puis suivent une messe dans la chapelle de l’École et un repas, le Général se plaçant au milieu des élèves. Il demande son nom au jeune Henane, ce que faisaient ses parents, ce qu’il souhaiterait faire plus tard. Et il en fait ainsi avec chacun…

Retour en France

La métamorphose du 6 juin 1944

Le 4 juin 1944, venu d’Alger, de Gaulle rencontre Churchill en son quartier général de Portsmouth. L’Anglais lui annonce l’imminence du débarquement. Il est convenu que de Gaulle diffusera une allocution aux Français à la BBC. L’entretien est des plus tendus, de Gaulle, furieux de l’ignorance dans laquelle il a été tenu, refuse d’aller rencontrer Roosevelt aux États-Unis, le chef d’orchestre de toute cette politique hostile à la France libre.

Dans l’après-midi du 4, c’est avec Eisenhower que de Gaulle a rendez-vous. Ce dernier lui annonce son intention de faire une proclamation au peuple français sans aucune allusion au CFNL. Bien plus, il n’a nullement prévu d’associer le CFLN à l’administration américaine de la France libérée.

Le 5, en fin d’après-midi, de Gaulle refuse de s’adresser au peuple français à la BBC, après le roi de Norvège, la grande-duchesse de Luxembourg, la reine de Hollande, le roi des Belges. Que diable ! La France est une grande nation, pas un confetti ! Durant la nuit du 5 au 6 juin 1944, de Gaulle et Churchill s’affrontent violemment par émissaires interposés. Le 6 juin, de Gaulle décide de prendre la parole, seul, en début d’après-midi, à la surprise générale. C’est une voix magnifique qui s’élève alors, appelant la France à se soulever sur les ordres de « son gouvernement » :

« La bataille suprême est engagée… Bien entendu c’est la bataille de France et c’est la bataille de la France. Pour les fils de la France, où qu’ils soient, quels qu’ils soient, le devoir simple et sacré est de combattre l’ennemi par tous les moyens dont ils disposent. […] Cette bataille, la France va la mener avec fureur. Elle va la mener en bon ordre…

La première condition est que les consignes données par le gouvernement français et par les chefs français qu’il a qualifiés pour le faire à l’échelon national et à l’échelon local soient exactement suivies… La seconde condition est que l’action menée par nous sur les arrières soit conjuguée aussi étroitement que possible avec celles que mènent de front les armées alliées et françaises. […] La troisième condition est que tous ceux qui sont capables d’agir, soit par les armes, soit par les destructions, soit par le renseignement, soit par le refus du travail utile à l’ennemi, ne se laissent pas faire prisonniers. Que tous ceux-là se dérobent d’avance à la clôture ou à la déportation.

La bataille de France a commencé. Il n’y a plus, dans la nation, dans l’Empire, dans les armées, qu’une seule et même espérance. Derrière le nuage si lourd de notre sang et de nos larmes, voici que reparaît le soleil de notre grandeur. »

Premiers pas en France libérée

Le 8 juin 1944, de Gaulle invite Antony Eden à Carlton Gardens. Le 12 juin, Churchill, traversant la Manche, se rend seul à Bayeux sans convier le général de Gaulle à l’accompagner. Il prétend même l’empêcher de se rendre en Normandie le 14 juin mais doit céder sous la pression d’Eden et aussi celle du leader travailliste, Attlee. De Gaulle est accompagné de Gaston Palewski, du socialiste Pierre Viénot et de Georges Thierry d’Argenlieu. Le 14 juin 1944, après avoir accosté non loin de Courseulles, de Gaulle gagne Bayeux (fort peu détruite) dans une jeep canadienne. Il parcourt les rues (dans le secteur tenu par les hommes de Montgomery) sous les vivats. Dans les Mémoires de guerre, il écrit : « Nous allons à pied de rue en rue. […] Les enfants m’entourent. Les femmes sourient et sanglotent. Les hommes me tendent les mains. » Puis, sur la place principale, juché sur une estrade improvisée, il lance, inimitable : « Ce n’est pas le moment de parler d’émotion. […] Notre cri maintenant est le cri du combat… Je vous promets que nous continuerons la guerre jusqu’à ce que la souveraineté de chaque pouce de territoire français soit rétablie… Nous combattrons aux côtés des Alliés, avec les Alliés, comme un Allié. » Puis le général, se rend à Isigny, frappée par les bombardements américains. Il faut frayer un chemin à sa jeep. L’ambiance est tout autre alors que l’on retire encore les cadavres des décombres…

De Gaulle, pour bien marquer la prééminence du tout nouveau GPRF, nomme son ancien aide de camp, François Coulet, commissaire de la République pour le Calvados, puis un résistant local, Raymond Triboulet, sous-préfet de Bayeux, enfin, le colonel Pierre de Chevigné, ancien attaché militaire à Washington, responsable militaire du secteur. En plaçant ainsi d’emblée son administration dans un secteur occupé par les troupes anglaises, de Gaulle se sait à l’abri d’une menace d’Amgot. De retour à Alger, le Général laisse faire la diplomatie britannique (et Eden) et ordonne à l’ambassadeur Pierre Viénot de préparer la grande rencontre avec Roosevelt et d’obtenir la reconnaissance du CFLN par Churchill. Après avoir atteint ces deux objectifs, épuisé, Pierre Viénot décède d’une crise cardiaque. Auparavant, de Gaulle s’est rendu en Italie pour y saluer les exploits d’Alphonse Juin et y rencontrer le pape Pie XII.

Puis il tente de mettre de l’ordre dans la coopération militaire entre les FFI et les Alliés. Il faut d’abord concilier les structures de commandement, concurrentes, des FFI (Marie-Pierre Kœnig en est le général en chef et le communiste Alfred Mailleret-Joinville le chef d’état-major), du Comac (trop dominé par le PCF selon de Gaulle), bras armé du CNR (lui aussi assez bien maîtrisé par le PCF), du Comidav d’Alger (dont le délégué militaire national n’est autre que Jacques Chaban-Delmas). Il convient également de parvenir à conjuguer l’offensive des Alliés avec les actions de la Résistance alors que gaullistes et communistes s’opposent frontalement. Les premiers souhaitent attendre les ordres donnés par les FFI en cohérence avec l’avance alliée alors que les seconds sont partisans de l’action immédiate à travers l’engagement des FTP (dont l’autonomie d’action est demeurée considérable). Prises dans un certain désordre, plusieurs initiatives s’achèvent tragiquement comme dans le Vercors, au mont Mouchet ou encore à Tulle et à Ussel. La coordination entre l’AS, les FTP et même l’ORA n’est pas toujours aisée. On peut même dire qu’elle se révèle insuffisante. Il faut attendre septembre ou octobre 1944 pour que l’unité s’affirme dans les combats.

Idylle américaine

Enfin, le grand jour arrive. Tout comme le malheureux Pierre Viénot, le délégué du GPRF aux États-Unis, Henri Hoppenot, a bien œuvré. Une visite du général de Gaulle est organisée sur le continent nord-américain (Canada inclus) du 6 au 10 juillet 1944, avec le plein appui du GPRF. Sans doute de Gaulle sait-il bien que pour faire libérer Paris par la 2e DB (seule division française de l’armée d’Eisenhower) et donc prendre le pas sur les communistes dans la capitale – l’enjeu est colossal –, il faut obtenir l’accord ou du moins la neutralité de Roosevelt. Il doit donc surmonter ses propres humeurs et tenter d’atténuer son exécrable réputation auprès du président américain. Il part depuis Alger dans un avion mis à sa disposition par Roosevelt, accompagné notamment de Gaston Palewski et du général Antoine Béthouart (qui connaît bien l’Amérique pour y avoir négocié des armements pour le compte du général Henri Giraud). Hervé Alphand et même Jean Monnet ont agi de concert pour favoriser le succès de la rencontre. Il faut trois entretiens pour vider les abcès. De Gaulle se sent finalement flatté d’être accueilli par tous les dirigeants américains (Cordell Hull, l’amiral King, le général Marshall, Henry Morgenthau, Henry Wallace, Henry Stimson, et même les deux pétainistes William Bullitt, l’ancien ambassadeur à Paris, et son successeur auprès de Vichy, l’amiral Leahy). Le pestiféré semble devenu fréquentable… D’ailleurs il sait sacrifier, avec conviction, aux rituels des figures imposées en se rendant à Arlington et à Mount Vernon. Et il va même jusqu’à réserver une visite à un maréchal Pershing, vieil ami de Philippe Pétain, moribond à l’hôpital militaire de la capitale fédérale. Lequel lui demande, of course, des nouvelles du maréchal ! On n’en voudra pas trop à de Gaulle, ayant enfin atteint l’autre rive, des quelques compliments assez ridicules qu’il consigne par écrit au sujet de Roosevelt dans ses Mémoires : « Personnalité étincelante, artiste, séducteur, grand esprit »… Habilement, en s’appuyant sur l’amitié historique avec les États-Unis, en rappelant la grande constance de l’alliance entre les deux nations, il évite tout clash. Sans doute fait-il prendre conscience à Roosevelt que la France, avec ses colonies, demeure une puissance mondiale. En montrant une certaine modestie, il se contente de lui suggérer sa force et sa détermination quant à la construction de l’avenir. Cette modestie inhabituelle s’est imposée spontanément au contact direct de cette très puissante nation américaine. De Gaulle constate par lui-même son incroyable dynamisme. Les États-Unis construisent en effet, pour la seule année 1944, quatre-vingt-dix-sept mille avions et dix-sept mille cinq cents chars, tout en engageant douze millions d’hommes dans les combats.

Roosevelt n’en développe pas moins auprès de son invité sa vision concernant l’avenir des colonies françaises : une marche vers l’indépendance. Le 11 juillet 1944, Roosevelt décide de reconnaître le GPRF.

Le triomphe final

Le 13 juillet 1944, lors de son retour à Alger, de Gaulle sait qu’il vient de remporter cette bataille diplomatique. Washington diffuse le communiqué suivant : « Les États-Unis reconnaissent que le CFLN est qualifié pour assurer l’administration de la France. » Churchill a accompli la même démarche dès le 30 juin précédent.

Enfin, le 1er août, la division Leclerc est transportée en Normandie : c’est la libération de Paris qui est en jeu.

Le 7 août 1944, de Gaulle, toujours à Alger, bien informé des conséquences de l’attentat de Stauffenberg contre Hitler (avec de nombreuses représailles au sein du commandement de la Wehrmacht) et de la réussite de la percée d’Avranches, alors que Jean de Lattre, une semaine plus tard, s’apprête à débarquer en Provence, lance un nouvel appel enflammé, dans la veine de celui du 6 juin :

« La bataille de France, la bataille de la France s’étend et se précipite. Tandis qu’en Normandie l’ennemi recule, en Bretagne sa résistance achève de s’effondrer. […] J’annonce que bientôt, très bientôt, une puissante armée française, dotée du matériel le plus moderne et rompue au combat, se déploiera sur le front interallié en France. […] Il n’est pas un Français qui ne sente et qui ne sache que le devoir simple et sacré, est de prendre part immédiatement à ce suprême effort guerrier du pays. »

Le Général va parvenir à convaincre les généraux Eisenhower et Patton du bien-fondé d’une délivrance rapide de Paris alors qu’une insurrection parisienne se prépare, suscitée par les FTP du Parti communiste, avec un risque politique qui ne peut être ignoré. C’est sans doute prêter au Parti communiste (Maurice Thorez, Jacques Duclos) des intentions dont il est dénué, conscient de la médiocre dotation de ses troupes en armes lourdes. D’autant qu’il ne peut douter que les Alliés interviendraient immédiatement pour briser toute tentative de prise de pouvoir. Les FTP de Charles Tillon peuvent être tentés par certaines actions audacieuses là où ils sont puissants, dans certains départements, pas à Paris. On n’insistera pas sur l’ultime tentative de Pierre Laval de remettre en selle Édouard Herriot, voire Jules Jeanneney (qui refuse tout contact), les deux présidents des assemblées de 1940, les seuls à pouvoir convoquer un congrès susceptible d’élire un président de la République se substituant à de Gaulle. Dérisoire entreprise, vouée à l’échec, pour barrer l’accession du Général. Quant à celle de Philippe Pétain, envoyant un message personnel à de Gaulle par l’intermédiaire de Gabriel Auphan, elle échoue aussi piteusement. De Gaulle ne recevra pas l’amiral.

Le 20 août 1944, de Gaulle atterrit de nouveau en France. Il se rend aussitôt auprès d’Eisenhower et constate que le général en chef n’entend pas s’emparer de Paris mais l’encercler. L’Américain redoute une bataille qui engagerait trop d’effectifs avec de durs combats de rue. Il préfère, ce qui stratégiquement se conçoit, contourner la capitale. Dans ses Mémoires de guerre, de Gaulle reprend ce qu’il dit alors au généralissime : « Mais le sort de Paris intéresse de manière essentielle le gouvernement français. C’est pourquoi je me vois obligé d’intervenir et de vous inviter à y envoyer mes troupes. Il va de soi que c’est la 2e division blindée française qui doit être désignée en premier lieu. » Le Général demandera rapidement des renforts aux Américains pour tenir Paris, ce dont il n’a jamais parlé dans ses Mémoires. Ce sont les spécialistes de ces affrontements parisiens, Dominique Lapierre et Larry Collins, qui l’affirment sur la base de sources irréprochables.

À la vérité, de Gaulle, comme il l’a également écrit, craint l’installation d’un gouvernement communiste, forçant tout de même un peu la menace : « S’ils parvenaient à s’instituer les dirigeants du soulèvement et à disposer de la force à Paris, ils auraient beau jeu d’y établir un gouvernement de fait où ils seraient prépondérants. »

Les événements vont servir de Gaulle, les résistants parisiens se levant à l’approche des Alliés. On ne peut les abandonner seuls face à l’armée allemande, dans Paris…

C’est alors que Leclerc, sans ordre d’Eisenhower, décide de foncer sur Paris, le 20 août 1944. De Gaulle a compris que Leclerc risque gros car le général américain peut le sanctionner pour désobéissance. À Paris même, le général von Choltitz dispose encore de forces importantes (quinze à seize mille hommes et quatre-vingts chars) face aux forces du GPRF (Jacques Chaban-Delmas et Alexandre Parodi) intégrant la gendarmerie et la police, celles des FFI dirigées par le communiste Henri Rol-Tanguy soutenu par le Comac, celles du Comité parisien de libération (Léo Hamon et André Tollet). C’est dans un champ de mines que la 2e DB s’apprête à intervenir. Alors que les combats reprennent à Paris après la fin d’une trêve de deux jours négociée par le consul de Suède, Raoul Nordling, et signée par le CNR le 20 août, Eisenhower donne enfin le feu vert à Leclerc, le 22 août 1944. Le 24, les combats font rage aux portes de Paris, et c’est seulement le 25 que le capitaine Raymond Dronne de la 2e DB pénètre enfin, le premier, dans la capitale. En début d’après-midi, le QG de Choltitz est pris d’assaut et le général allemand capturé. Leclerc, Choltitz et le colonel FTP Henri Rol-Tanguy signent aussitôt l’acte de reddition et d’arrêt des combats. Paris s’est libéré lui-même, le général de Gaulle peut triompher.

Arrivé à 16 heures, le 25 août 1944, à la gare Montparnasse, il s’installe immédiatement au ministère des Armées, rue Saint-Dominique. Quoi de plus normal dans un pays en guerre ? Puis, à pied, il s’en va régler les détails de la cérémonie du lendemain avec la préfectorale avant de gagner l’Hôtel de Ville pour y saluer les membres du CNR et du Comité de libération de Paris. Deux grands épisodes se déroulent alors : une tirade romantique et une déclaration brutale niant jusqu’à l’existence de Vichy. La première est prononcée dans le grand salon de l’Hôtel de Ville :

« Pourquoi voulez-vous que nous dissimulions l’émotion qui nous étreint tous, hommes et femmes, qui sommes ici chez nous, dans Paris debout pour se libérer et qui a su le faire de ses mains ? Non ! nous ne dissimulerons pas cette émotion profonde et sacrée. Il y a des minutes qui dépassent chacune de nos pauvres vies.

Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France. »

La seconde, sévère, s’adresse durement à Georges Bidault qui a suggéré de proclamer la République devant la foule rassemblée :

« La République n’a jamais cessé d’être. La France libre, la France combattante, le Comité français de libération nationale l’ont tout à tour incorporée. Vichy fut toujours et demeure nul et non avenu. Moi-même suis le président du gouvernement de la République. Pourquoi irais-je la proclamer ? »

De Gaulle n’est donc ni véritablement l’héritier de cette IIIe République décadente qui s’est sabordée ni, moins encore, celui de Vichy dépourvu de toute légitimité démocratique. Aucune élection générale n’a eu lieu entre 1940 et 1944 et d’autre part le régime s’est vendu à l’ennemi.

Après avoir débarqué dans le Var, le 15 août 1944, avec deux cent cinquante mille hommes (dont quinze mille de la France libre, dix mille des Forces coloniales africaines, cent mille Algériens, Tunisiens et Marocains musulmans et cent mille pieds-noirs – tous les hommes ont été mobilisés), le 26 août, Jean de Lattre libère Marseille.

Et ce même 26 août 1944, Paris tout entier, avec une foule innombrable (deux millions de personnes, disent certains), fait un triomphe à un de Gaulle imperator. En ce début d’après-midi, il descend lentement les Champs-Élysées entouré de Georges Bidault, d’André Tollet, de Georges Marrane, de Léo Hamon, d’Alexandre Parodi, d’André Le Troquer, de Jacques Chaban-Delmas, de René Mayer, de Joseph Laniel, des généraux Juin, Leclerc, Kœnig… Ainsi la France accueille-t-elle l’homme qu’elle veut pour chef. Parvenu place de la Concorde, de Gaulle monte dans une voiture découverte pour gagner Notre-Dame où un Magnificat doit être chanté en l’absence de Mgr Suhard, par trop compromis et confiné à l’archevêché. Le cardinal n’a-t-il pas, deux mois auparavant, le 1er juillet, célébré en ce même lieu, en grande pompe, les obsèques de Philippe Henriot, le secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande, la voix la plus réputée de Radio Paris et la plus servile au service de Philippe Pétain, de Pierre Laval et d’Abetz ?

En écartant avec fermeté le cardinal, le général de Gaulle réintroduit de façon symbolique la cathédrale Notre-Dame dans la République. Un geste essentiel pour ce chrétien convaincu. Déjà des coups de feu ont éclaté sur la place de la Concorde qui ont laissé de Gaulle imperturbable. Ils redoublent alors qu’il atteint dans sa voiture le parvis de la cathédrale. Royal, il prend sa place au premier rang sans trembler et même avec cette jouissance qu’il ressent toujours face au danger. Ils se poursuivent, un court instant, à l’intérieur durant la messe… Vingt-six ans plus tard, cette cathédrale de plus de huit cents ans sera à nouveau le cœur de la France à l’occasion de la messe de funérailles organisée par les pouvoirs publics lors de la journée nationale de deuil en l’honneur de Charles de Gaulle. Le Général ne se prive pas, avec sa langue quasi romanesque, dans ses Mémoires de guerre, de constater le caractère inouï de l’événement :

« Il se passe, en ce moment, un de ces miracles de la conscience nationale, un de ces gestes de la France, qui, parfois, au long des siècles, viennent illuminer notre Histoire. […] Innombrables Français dont je m’approche tour à tour, à l’Étoile, au Rond-Point, à la Concorde. […] Si vous saviez comme vous êtes pareils ! Vous, les enfants si pâles qui trépignez et criez de joie ; vous, les femmes, portant tant de chagrins, qui me jetez vivats et sourires ; vous, les hommes, inondés d’une fierté longtemps oubliée ; vous, les vieilles gens, qui me faites l’honneur de vos larmes ! »

Déjà, il est passé à l’étape suivante. Toujours dans ses Mémoires de guerre, il écrit qu’il marchait sur les Champs Élysées tout en réfléchissant : « Je ne puis, non plus, ignorer l’obstiné dessein des communistes, ni la rancune de tant de notables qui ne me pardonnent pas leur erreur, ni le prurit d’agitation qui de nouveau travaille les partis. »

Paris libéré, la guerre est désormais gagnée, alors que tous les hommes de Pétain ont disparu du paysage politique. Vichy s’est évanoui en un instant comme s’il n’avait pas existé durant quatre longues années.

Roosevelt a officiellement confirmé la reconnaissance du GPRF, le 25 août 1944. Toutefois il ne s’agit que d’un accord lui « confiant l’administration provisoire de la France libérée ». Il faut attendre le 23 octobre 1944 pour que Britanniques, Américains et Soviétiques reconnaissent ensemble et solennellement le GPRF. Par sa volonté inébranlable, le général de Gaulle est parvenu à éviter l’Amgot à la France, objectif très longtemps poursuivi par Roosevelt sans que Churchill tente véritablement de s’y opposer.