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L’Empire, ou comment le faire évoluer

De Gaulle, dans ses Mémoires de guerre, se montre très réaliste sur le constat. Pourtant sa politique, notamment en Indochine, mais aussi en Algérie, se révélera largement contradictoire avec son credo. Voici le texte qui résume sa position :

« Que les territoires d’outre-mer se détachent ou que nous y laissions accrocher nos forces, pour combien de temps compterons-nous entre la mer du Nord et la Méditerranée ? Qu’ils nous restent au contraire associés, voilà la carrière ouverte à notre action sur le continent ! Séculaire destin de la France ! Or, après ce qui s’est passé sur le sol de nos possessions, africaines et asiatiques, ce serait une gageure que de prétendre y maintenir notre Empire tel qu’il avait été. A fortiori, n’y peut-on songer quand les nationalités se dressent d’un bout à l’autre du monde et qu’auprès d’elles, la Russie et l’Amérique font assaut de surenchères. Afin que les peuples dont nous sommes responsables restent demain avec la France, il nous faut prendre l’initiative de transformer en autonomie leur condition de sujets et en association des rapports qui ne sont pour eux que dépendance. »

Cette claire vision se heurte dans l’esprit du Général à son rêve de grandeur et de puissance qui le conduit à vouloir maintenir à tout prix l’existence d’un Empire et donc à ne pas avancer suffisamment vers des positions plus ouvertes à la décolonisation, pourtant intellectuellement souhaitées.

Incertitudes négatives en Indochine

En Indochine, de Gaulle tente bien de renouer avec Vichy mais l’amiral Jean Decoux s’y refuse. Rappelons que l’Indochine (Tonkin, Annam, Cochinchine constituant le Vietnam, Laos et Cambodge) comprend environ vingt-deux millions d’habitants en 1940 dont à peine trente-quatre mille Français, pour l’essentiel des populations venues de la Réunion et des comptoirs indiens. L’armée française regroupe soixante mille hommes dont douze mille d’origine européenne. En 1940, les Français doivent céder aux exigences japonaises. La frontière sino-tonkinoise est fermée avant que des troupes nippones ne viennent occuper le nord Tonkin, utilisent le port d’Haiphong et les aérodromes. Cependant, ayant perdu la bataille des Philippines et craignant un débarquement américain, l’état-major de Tokyo décide d’occuper l’Indochine à partir du 9 mars 1945, après un ultimatum couperet de l’ambassadeur Matsumoto. À leur habitude, le jour même, les Japonais attaquent par surprise les Français. Jean Decoux tente de résister avec ses douze mille nationaux, les tirailleurs annamites refusant de tirer sur les Japonais. Il est submergé par l’armée japonaise forte de quarante-six mille hommes. Ayant perdu la citadelle d’Hanoï et le quart de son effectif, la troupe française se rend. Elle est enfermée avec ses officiers et son amiral en chef dans des camps où il est difficile de survivre. Les Japonais accordent aussitôt leur indépendance aux trois pays de l’ex-Indochine française.

Le 11 mars 1945, Bao Dai déclare l’indépendance de l’ensemble du Vietnam, fortement encouragé par les Japonais. Le 19 août suivant, le chef communiste du Vietminh, Hô Chi Minh, écarte Bao Dai, le contraignant à démissionner. Et le 2 septembre de la même année, il proclame la République populaire et démocratique du Vietnam. Les Japonais abandonnent leurs armes au Vietminh et lui fournissent même des instructeurs.

À la conférence interalliée de Potsdam, en juillet 1945, les Américains sont maîtres du jeu concernant l’Indochine. Ils confient la reddition et le désarmement des troupes japonaises au nord du 16e parallèle aux Chinois de Tchang Kai-chek et la même tâche aux Britanniques au sud.

De Gaulle, qui préparait un texte envisageant un État fédéral regroupant l’ensemble des cinq territoires indochinois sous l’autorité d’un gouverneur général, dans le cadre d’une Union française, voit sa position devenir totalement obsolète.

Après la capitulation japonaise, Jean Cédile, l’envoyé du GPRF en Cochinchine, est capturé fin août par les Japonais qui l’humilient en le ramenant dans le plus simple appareil à Saïgon. Libéré, Jean Cédile refuse de négocier avec Jean Decoux qui a été enfermé par les Japonais à Loc-Ninh. Bien au contraire, il le démet et le renvoie en France le 1er octobre 1945 où il est, de façon très injuste, traduit devant la Haute Cour. De Gaulle lui reproche d’avoir collaboré avec les Japonais, ce qui est manifestement inexact. La justice finira par le reconnaître en 1949. Jean Cédile refuse de libérer les militaires français pétainistes emprisonnés par les Japonais. Ces règlements de compte entre gaullistes et pétainistes produisent le plus mauvais effet sur les dirigeants vietminh et les renforcent dans leur conviction de réclamer aux Français une indépendance que les Japonais leur ont accordée. De cet ultime coup de pied de l’âne nippon avant sa défaite viendront tous les malheurs de la France en Indochine… Les négociations ayant échoué avec Hô Chi Minh, la France gaulliste privilégie la solution militaire.

Le plus urgent pour le général de Gaulle, ainsi en décide-t-il, est désormais de mobiliser des troupes de métropole pour reprendre le contrôle de l’Indochine. Le général Leclerc est nommé commandant suprême des forces françaises d’Extrême-Orient et reçoit l’ordre de reconquête. Il est accompagné de l’amiral Georges Thierry d’Argenlieu, promu haut-commissaire en Indochine. Les deux hommes parviennent en octobre 1945 en Indochine. Hélas ils ne s’entendent guère avant même que leurs avis sur la crise indochinoise ne finissent par profondément diverger.

Dans le Nord, au Tonkin, le GPRF a envoyé Pierre Messmer. Capturé, il est remplacé par Jean Sainteny (un ancien patron du réseau Alliance), lequel sait établir un contact étroit avec les dirigeants communistes indépendantistes.

S’appuyant sur Jacques Massu, Leclerc conduit une véritable campagne militaire pour relier Saïgon à Hanoï. Fin janvier 1946, il a maîtrisé toute la Cochinchine mais il doit attendre le bon vouloir des Chinois de Tchang Kai-chek qui occupent le Tonkin et l’ont mis en coupe réglée. Le 28 février 1946, le chef de l’État chinois finit par reconnaître la souveraineté française et consent à évacuer ses deux cent mille soldats avec beaucoup de mauvaise grâce. Leur retrait ne débute que le 5 mars 1946 et les premiers navires français sont accueillis à coups de canons… chinois. Le 18 mars 1946, Leclerc fait son entrée dans Hanoï, en plein accord avec Hô Chi Minh. Le général Leclerc est désormais persuadé, avec Jean Sainteny, qu’il est urgent de conclure une paix et d’accorder l’indépendance, tout en cherchant à maintenir le maximum de liens économiques et culturels. Leclerc a parfaitement saisi qu’une armée mécanisée et technologique est totalement inadaptée à la lutte contre un ennemi invisible, très mobile, réfugié dans les rizières et dans la jungle. Le paysan de la journée devenu guérillero la nuit ne peut être traqué sauf à conduire de vastes représailles aveugles par des bombardements massifs, aériens et terrestres, qui retourneraient la population contre les troupes françaises. Jean Sainteny et Leclerc espèrent voir leurs thèses l’emporter face à un amiral Thierry d’Argenlieu, mauvais observateur et peu prophète. Ce dernier pense que de Gaulle va revenir durablement au pouvoir et entend donc retrouver la position française de 1940 en Indochine. Le général de Gaulle doit trancher. Il n’en a pas le temps. En ayant repris la maîtrise du territoire indochinois, la France paraît, en cette fin d’hiver 1945-1946, bien placée pour trouver une solution positive. De Gaulle n’a rien décidé, toutes les options demeurent largement ouvertes. Cependant, il n’a ni vraiment entendu le désir d’indépendance des populations locales ni compris la revendication nationaliste d’unification du Vietnam.

Les pourparlers décisifs qui s’engagent à Fontainebleau le 6 juillet 1946, alors que de Gaulle a démissionné depuis cinq mois, échouent le 12 septembre suivant. Dès le 20 novembre, Hô Chi Minh engage la bataille d’Haïphong, forçant Thierry d’Argenlieu à emprunter la mauvaise voie d’une dure répression. La bataille est remportée par les Français, au prix de centaines de morts et de blessés de part et d’autre. Ainsi commence la cruelle guerre d’Indochine…

Graves massacres au Levant

Les relations avec les Britanniques en Syrie-Liban demeurent détestables. Cependant les Français, en entravant la marche à l’indépendance, pourtant promise, par une occupation trop sévère, sont largement responsables de ce qui va suivre. Les désordres surviennent dès janvier 1945 pour culminer à la fin du mois de mai, alors que les dirigeants locaux refusent de coopérer avec la puissance occupante. En riposte, les navires de guerre français débarquent de nouvelles troupes, en particulier sénégalaises. Les généraux Paul Beynet (le délégué général installé à Beyrouth) au Liban et Fernand Olive (dit Oliva-Roget) en Syrie sont très loin d’avoir la valeur et les connaissances de Georges Catroux. C’est à Damas où Oliva-Roget se laisse totalement déborder que les Français ouvrent le feu, à partir du 29 mai 1945, sur la foule. Deux jours plus tard, on compte plus de mille morts. Les Britanniques lancent un ultimatum à la France puis interviennent et occupent les rues de Damas à la grande fureur de De Gaulle. On frôle l’affrontement armé entre Français et Anglais. De Gaulle est contraint d’ordonner un cessez-le-feu, suivi de peu d’effets. Peu à peu, la 9e armée britannique en vient à contrôler Damas. Les Français, condamnés tant par les dirigeants syriens et libanais que par leurs Alliés anglo-saxons, sans compter la position de la nouvelle Organisation des Nations unies, doivent finalement se retirer. L’évacuation des troupes françaises (tout comme celle des Anglais) s’achève en mars-avril 1946.

Une certaine ouverture en Tunisie et au Maroc

Habib Bourguiba a créé le mouvement nationaliste Néo-Destour en 1934. Au mois d’avril, il est jeté en prison avec ses compagnons à la suite d’une manifestation sanglante (vingt-deux manifestants et un policier tués). Transféré en France en 1940, libéré par Klaus Barbie à Lyon, choyé par les autorités mussoliniennes, il a l’habileté de se démarquer de l’Axe. Ainsi échappe-t-il à la déposition décidée par le général Alphonse Juin à l’encontre du bey Moncef, accusé de collaboration avec l’Allemagne nazie. De retour à Tunis en 1943, il s’exile au Caire en 1945, sans véritablement obtenir le soutien de la Ligue arabe attentive au seul sujet palestinien. Cependant, les contacts de De Gaulle avec le successeur de Moncef, Lamine bey, ne débouchent que sur des intentions de négociation (juillet 1945). Rien n’est acquis ni d’ailleurs rejeté. Mais l’interlocuteur choisi par le général de Gaulle est extrêmement impopulaire en Tunisie : n’a-t-il pas été mis en place par le général Giraud ? Il est vrai que l’entente personnelle entre un Habib Bourguiba négligé et le Général, n’est pas du tout des plus cordiales.

Au Maroc, Mohammed V a également, avec l’encouragement américain, évolué à l’endroit de la France. De violentes émeutes ont éclaté en janvier 1944 à Rabat (quelques morts de part et d’autre), à Casablanca mais surtout à Fez. Gabriel Puaux, le gouverneur, doit employer les grands moyens et des troupes sénégalaises pour reconquérir la ville après une semaine d’efforts. Il évite d’utiliser aviation et artillerie : le nombre des tués est élevé, environ quarante-cinq, mais ne constitue pas un massacre irréparable. Le 18 juin 1945, jour symbolique, de Gaulle reçoit Mohammed V à Paris. Le sultan, qui a toujours refusé de collaborer avec Vichy (non-application des lois antijuives, refus de toute résistance au débarquement de novembre 1942, participation des tabors à la campagne d’Italie), est fait compagnon de la Libération. Il présente alors une demande raisonnable : l’accomplissement d’un pas décisif vers l’indépendance grâce à une association contractuelle, que de Gaulle ne rejette pas. La porte est donc ouverte à une évolution pacifique.

Répression d’une absurde brutalité en Algérie

En Algérie, la situation va se révéler infiniment plus dramatique. Le pays dispose déjà avec le docteur en pharmacie Ferhat Abbas, représentant la bourgeoisie, Messali Hadj, remarquable tribun rompu aux luttes syndicales, et le cheikh El Ibrahimi, chef des Oulémas, de leaders expérimentés. Tous ont su se tenir à l’écart de Vichy et privilégier la doctrine nationaliste. Ferhat Abbas, plus modéré que les autres, réclame l’autonomie dans le cadre d’une fédération. Il se voit dépassé par ses deux compétiteurs qui exigent indépendance et solidarité arabe. Aussi Ferhat Abbas est-il contraint de soutenir les thèses indépendantistes dès 1945. Ce ne sont évidemment pas les naturalisations accordées aux combattants algériens de l’armée d’Italie qui apaisent les nationalistes arabes. Au contraire, ils déclarent leurs bénéficiaires « infidèles ». La déportation au Congo de Messali Hadj puis les émeutes d’Alger et d’Oran du 1er mai 1945 (quatre tués) conduisent l’Algérie à une situation prérévolutionnaire. À Sétif principalement, l’ancienne capitale des Berbères, mais également à Guelma et Kherrata, les 8 et 9 mai 1945, de violentes émeutes antieuropéennes éclatent. Plus d’une centaine (cent deux exactement) d’Européens sont assassinés avec une grande sauvagerie et cent dix gravement blessés. Le général Raymond Duval conduit lui-même la répression, utilisant l’aviation et l’artillerie, rasant les villages. Des soldats prisonniers, italiens et allemands, incorporés de force dans les troupes françaises, vengent leurs camarades tués à Monte Cassino avec une grande férocité… Le nombre des victimes algériennes est difficile à estimer mais il paraît considérable. Certains spécialistes avancent un chiffre compris entre trois et huit mille, d’autres parlent de quinze à vingt mille. Les militaires français s’arrêtent, pour leur part, à un total de sept à huit mille tués.

On demeure un peu surpris par la façon dont le général de Gaulle, qui n’a nullement retenu Raymond Duval, traite cet épouvantable épisode. Quelques lignes dans les Mémoires de guerre lui paraissent suffisantes : « En Algérie, un commencement d’insurrection, survenu dans le Constantinois et synchronisé avec les émeutes syriennes du mois de mai, a été étouffé par le gouverneur général Chataigneau. » Un commentaire bien lapidaire pour ce que beaucoup considèrent comme le premier acte de la guerre d’Algérie.

On peut s’interroger sur la responsabilité d’Yves Chataigneau, bien connu pour sa modération et sa méfiance envers ces colons, refusant toute évolution égalitaire. Sans doute a-t-il été dépassé par l’armée qui, contrôlée par un Alphonse Juin carré et bon connaisseur de l’Algérie, alors chef d’état-major général, a couvert des représailles impitoyables. Le général Raymond Duval, responsable de ces terribles opérations algériennes, achèvera sa carrière avec cinq étoiles et trouvera la mort, aux commandes de son avion, dans la répression du soulèvement marocain, en 1955…