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Comment rendre à la France son rang
de grande puissance ?

En ce début d’automne 1944, la principale préoccupation gaullienne, outre, bien sûr, le rétablissement de l’ordre et la remise en marche de l’économie, concerne la volonté de voir la France participer à la victoire sur l’Allemagne nazie. De Gaulle est donc plutôt satisfait de l’intensification de la résistance germanique. Pour achever la reconquête de la France puis franchir le Rhin, les Alliés ont besoin de l’armée française, celle de Jean de Lattre de Tassigny. De Gaulle ne s’en cache pas : il l’écrit en toute clarté dans ses Mémoires de guerre. Cette armée, il faut la renforcer encore de plusieurs divisions et donc obtenir de l’armement américain.

Normalisation des rapports avec Churchill

Cependant de Gaulle doit continuer de prendre en compte la méfiance américaine malgré les bons rapports personnels établis avec Eisenhower. Il doit aussi gérer le rejet par Leclerc, proche des Américains, de l’idée de se voir soumis à Jean de Lattre. En bref, il lui faut acquérir les plus grands titres de gloire pour prendre place à la table des vainqueurs qui décideront de l’occupation de l’Allemagne et de la création des grands organismes de coopération internationale.

Reconnu donc officiellement le 23 octobre 1944 par Américains et Anglais, le GPRF voit son président accueillir le Premier ministre anglais les 10 et 11 novembre 1944. L’enthousiasme des Parisiens n’empêche nullement un sévère entretien politique. De Gaulle n’y obtient pas le concours anglais à la constitution d’une seconde armée française (besoin en fourniture d’armes), mais Churchill donne son accord pour rétrocéder une partie de la zone anglaise d’occupation en Allemagne à la France. L’Angleterre n’entend pas non plus suivre le Général dans son souci d’exprimer une volonté commune franco-anglaise pour façonner la nouvelle Europe. La Grande Île préfère se comporter en médiateur des ambitions rivales américano-soviétiques, voire se placer confortablement dans le sillage américain. Déjà de Gaulle sait à quoi s’attendre en matière de construction européenne. Il s’en souviendra, beaucoup plus tard, en retoquant deux fois la demande du Royaume-Uni d’entrer dans le Marché commun. Toutefois le sommet n’est pas négatif – et de Gaulle de conclure dans les Mémoires de guerre avec un grand réalisme :

« L’Angleterre était favorable à la réapparition politique de la France, qu’elle le serait chaque jour davantage pour des raisons d’équilibre, de tradition et de sécurité, qu’elle souhaitait une alliance de forme avec nous mais qu’elle ne consentirait pas à lier son jeu au nôtre, se croyant en mesure de jouer seule le sien entre Moscou et Washington… »

Un déplacement en URSS

De Gaulle estime alors pouvoir consolider la position diplomatique française par une « alliance de revers » avec l’URSS. Avec habileté, il effectue un geste positif à l’endroit de l’URSS. Le 6 novembre 1944, nous le savons, il gracie le leader communiste Maurice Thorez. Le même jour, il dissout les Milices patriotiques communistes. Le PC en demeure coi. Le 27 novembre 1944, Maurice Thorez est de retour en France. Il sera ministre d’État en 1945.

De Gaulle se rend en URSS, sans fausse naïveté, du 2 au 10 décembre 1944. En raison de la difficulté du déplacement, il part dès le 24 novembre. Il n’a pas totalement conscience de l’aboutissement du partage de l’Europe entre Américains et Russes et il n’intègre pas suffisamment l’extrême faiblesse militaire de la France aux yeux de Staline. Les résultats de ce long séjour à Moscou sont insignifiants. Staline ne cède ni sur la possibilité pour la France d’annexer la rive gauche du Rhin ni sur la prééminence du Comité de Lublin (largement communiste) en Pologne vis-à-vis du gouvernement réfugié à Londres. Le bilan se résume à un vague pacte sans contenu mais signé avec la deuxième puissance du monde. De Gaulle a pris conscience de la violence du régime et de celle de Staline. Le dirigeant soviétique ne cessera de s’opposer aux avantages acquis après la guerre par la France en Allemagne occupée. Ironie des choses, le pacte est considéré par l’opinion française comme un succès diplomatique et naturellement très apprécié par les communistes. Après tout, la France fait désormais partie des Quatre Grands.

De Gaulle a marqué des points vis-à-vis de Staline en couchant à l’ambassade de France dépourvue de chauffage pour éviter la Maison des hôtes, certes fort confortable mais truffée de micros, et plus encore, en demeurant ferme sur la question polonaise et en détachant, avec habileté, un envoyé personnel, Christian Fouchet, auprès du Comité de Lublin.

Très vite, les relations avec l’URSS vont se dégrader. Car le nouvel ambassadeur français, le général Catroux, ne concède rien.

La France parmi les grandes puissances

La France demeure isolée comme le montre son absence à la conférence de Yalta du 4 au 11 février 1945. Churchill s’est opposé à sa présence. Roosevelt a envoyé Hopkins auprès de De Gaulle pour lui exprimer la position hostile de Washington à sa participation. Toutefois, lors de la conférence, les Anglais parviennent à convaincre Roosevelt et Staline, très mal disposé, de concéder une zone d’occupation en Allemagne à la France et de l’admettre à participer à la Commission de contrôle interalliée. La France se voit acceptée comme membre à part entière du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce qui n’empêche pas de Gaulle de refuser de rencontrer Roosevelt à Alger en février 1945 parce qu’il n’entend pas être convoqué par un étranger sur une terre française même si la rencontre aurait eu lieu à bord d’un navire de guerre américain – ce qui lui est souvent reproché mais n’aura guère de conséquences, Roosevelt décédant quelques semaines plus tard. En mai 1945, la France occupe le quatrième siège parmi les Alliés pour la signature des deux capitulations allemandes. Cependant le ministre des Affaires étrangères, Georges Bidault, s’appuyant sur l’expérimenté Joseph Paul-Boncour et le général Alphonse Juin, s’efforce d’appliquer à la conférence de San Francisco les consignes élaborées par de Gaulle et reprises dans ses Lettres, Notes et Carnets. Elles sont surprenantes et visent, au-delà du rôle de l’Assemblée générale où les nations de toute taille peuvent s’exprimer, à assurer la sécurité de l’Europe occidentale par une garantie américaine : « Le résultat le plus concret que nous puissions tirer de cette conférence est d’associer pour l’avenir les États-Unis à la sécurité du continent européen pour obtenir un équilibre nécessaire des forces en Europe. » Rien de moins qu’une anticipation de l’Alliance atlantique !

Les trois Grands décident de se rencontrer à nouveau à Potsdam en juillet 1945 : la France n’est toujours pas conviée… De Gaulle affiche l’indifférence, constatant que les Russes campent sur leurs positions militaires dans l’Est européen et que la conférence n’a servi de rien.

Cependant, le nouveau président Truman entend faire connaissance : il invite officiellement de Gaulle à Washington, le 22 août 1945. L’ambiance est encore meilleure qu’avec Roosevelt et l’accueil populaire exceptionnel. Les Américains comprennent l’ambition française d’obtenir le charbon sarrois et sa volonté d’imposer sa férule en Indochine. En raison des immenses destructions subies par l’Allemagne, ils ont du mal à distinguer la moindre menace germanique et souhaitent au contraire favoriser une reconstruction rapide pour éviter une révolution communiste de la misère. Pour consolider le camp occidental, le réaliste président Truman entend réintroduire le plus rapidement possible l’Allemagne dans le concert des pays démocratiques.

L’héritage de Vichy passé au crible

Le général de Gaulle a nié l’existence même du régime de Vichy en tant qu’entité politique incarnant le peuple français. Il n’en demeure pas moins qu’en quatre années pleines, ce dernier a laissé un héritage important. Certains acquis sont volontairement préservés par le Général avec un sang-froid qui suscite l’admiration. Un homme comme Pierre Mendès France est également un ferme partisan du maintien, du moins à titre provisoire, des groupements économiques et comités d’organisation professionnels établis par Vichy. Il les trouve très adaptés à la répartition de pénuries de matières premières et donc à la situation existant après-guerre. Et pour cause : de 1940 à 1944, ils ont accompli cette tâche sous contrôle allemand.

Certaines réformes dues à Vichy sont donc maintenues par le GPRF. Ce n’est nullement faire injure au général de Gaulle que de constater qu’il conserve des mesures utiles, le plus souvent techniques, adoptées par le régime pétainiste. Il sait bien que sous tous les régimes, même les plus vils comme Vichy, des initiatives positives ont pu fleurir. Son pragmatisme le conduit à en retenir certaines. Nous n’évoquerons que les principales. Songeons à la planification globale, à l’outil statistique (le numéro à treize chiffres ancêtre du numéro de sécurité sociale), à la régionalisation, à la comptabilité nationale, aux études démographiques nées des travaux d’Alfred Sauvy d’avant-guerre, mais aussi à l’Institut national d’hygiène, père de cet Inserm créé à la Libération. Dans le secteur de l’entreprise, les legs sont nombreux et variés : la législation sur la responsabilité personnelle des dirigeants sociaux (surtout la fonction de président-directeur général créée en cette occasion), le plan comptable, le salaire minimal, les zones salariales, les premiers comités d’entreprise, la médecine du travail, l’allocation de retraite par répartition en faveur des vieux travailleurs salariés… C’est sous Vichy que pour la première fois l’industrie pharmaceutique est véritablement réglementée avec l’instauration de l’AMM (Autorisation de mise sur le marché). Toujours dans le domaine économique, notons la qualification de MOF (Meilleur ouvrier de France), les appellations AOC en viticulture, l’ordre des experts-comptables, ceux des médecins et des architectes, l’enseignement agricole, la prévoyance agricole, la formation professionnelle des jeunes apprentis, les cours du soir pour les jeunes travailleurs. On y ajoutera l’École nationale de police de Lyon (Saint-Cyr-au-Mont-d’Or) formant les commissaires. Quant à la vie quotidienne des uns et des autres, la voilà désormais transformée par le sport à l’école, l’enseignement du dessin et de la géographie, l’enseignement par correspondance, les carnets de santé et de vaccination, la visite médicale à l’école, le certificat prénuptial, et même le Code de la route…

Rappelons enfin le maintien de la police d’État, les GMR, certes dissous mais aussitôt fusionnés (après une épuration plutôt légère) avec des FFI et transformés en CRS, ou encore la loi sur la non-assistance à personne en danger (à l’origine destinée à sanctionner les Français qui refusaient leur secours aux soldats et officiers allemands victimes des attentats) jamais abolie dans son principe.

La France fait ainsi preuve d’une certaine forme de continuité.