Alors que le socialiste Félix Gouin a succédé au général à la tête du gouvernement, un autre socialiste, Vincent Auriol, prend sa place comme président de l’Assemblée nationale.
Le non à la première Constitution
De Gaulle se refuse à toute dépendance envers l’État. Il n’accepte aucune rémunération, pas même sa retraite de général. Il entend que ses responsabilités passées demeurent honorées par le maintien d’un véhicule avec chauffeur et celui d’un aide de camp. En avril 1946, il refuse avec hauteur une proposition de Félix Gouin, alors président du Conseil, transmise par Edmond Michelet, le ministre de la Défense, de l’élever à la dignité de maréchal de France. Claude Mauriac demeure son secrétaire particulier, assurant ainsi une abondante correspondance qui contredit parfaitement la volonté affichée de retrait de la vie politique du Général, malgré le commencement de l’écriture des Mémoires de guerre et la réunion en vue d’une publication de ses Discours et Messages (de 1940 à 1946). Il ne rompt aucun contact avec ses proches, bien au contraire. Il attend son rappel, prédisant la chute rapide du régime des partis. C’est un homme sujet à de profonds changements d’humeur, qui demeure attentif à l’évolution politique. Il regrette sans doute déjà d’avoir quitté le pouvoir et vaticine auprès de Claude Guy (repris dans En écoutant de Gaulle) sur l’évolution de la situation politique : « Il reste maintenant la dictature des partis. Oh ! s’il n’y avait eu que les partis socialiste et MRP, j’en eusse fait mon affaire depuis longtemps ! Mais avec les communistes, c’est une autre affaire. Il ne suffira pas le jour venu de les mettre à la porte : il faudra les attaquer pour les détruire, il faudra les écraser. »
De Gaulle sait également consacrer du temps à sa famille, tout spécialement à sa fille Anne alors que son épouse se sent plus à l’aise dans le pavillon de Marly puis à La Boisserie que dans la grande villa de Neuilly.
Cependant la date du vote sur le projet de Constitution préparé par l’Assemblée constituante approche. Le 5 mai 1946, après que le MRP eut pris position contre, les Français le rejettent à 53 %. De Gaulle ne s’est nullement impliqué dans la campagne mais a néanmoins pris parti pour le non. Les Français jugent dangereuses les prérogatives excessives attribuées à l’Assemblée unique (la seconde chambre est réduite à la portion congrue) ainsi que la réduction des pouvoirs de l’exécutif.
La nouvelle assemblée constituante qui doit être élue le 2 juin 1946 devra tenir compte de cet avertissement du suffrage universel et mieux équilibrer le rapport de force entre exécutif et législatif.
De Gaulle est décidé à profiter de l’échec socialo-communiste, d’autant que Félix Gouin lui cherche noise en faisant arrêter le colonel Passy, André Dewavrin, pour détournement de fonds de la Résistance au lendemain de son échec électoral (il demeurera interné quatre mois avant d’être innocenté). Le Général décline une stratégie en deux temps : un premier discours le 12 mai sur la tombe de Georges Clemenceau à Mouchamps en appelant à un État fort, puis un second discours le 16 juin, à Bayeux.
Entre-temps, l’élection d’une seconde constituante donne la victoire au MRP (parti proche du Général) avec 28,3 % des voix alors que PCF (26,1 %) et surtout SFIO (21,8 %) sont en recul. Le nouveau Rassemblement des gauches républicaines qui réunit Radicaux et UDSR est également en nette contraction à 8,9 %. La droite modérée réalise un score brillant avec 13,3 % des suffrages. Tous les espoirs sont permis, le scrutin s’étant révélé un succès pour de Gaulle.
Sur la tombe de Clemenceau, il a achevé son discours en lâchant un message politique : « Au moment où, tout meurtris et cependant victorieux, nous reprenons notre route au milieu d’un monde déchiré, nous voyons, mieux que jamais, qu’il ne peut être pour nous demain, pas plus qu’il n’était hier, de sécurité, de liberté, d’efficience, sans les grandes disciplines acceptées, sous la conduite d’un État fort, dans l’ardeur d’un peuple rassemblé. »
Quelques jours plus tard, à Bayeux, il choisit le 16 juin 1946, jour anniversaire de « son » débarquement deux ans plus tôt, pour s’exprimer. Il frappe fort, dévoilant les lignes de son projet de réforme constitutionnelle. La France se trouvant sans gouvernement après la démission de Félix Gouin et avant l’investiture du MRP Georges Bidault (24 juin), de Gaulle, impérial, concentre les feux de l’actualité, après avoir traversé la France d’est en ouest. Le Général s’est fait accompagner de ses fidèles les plus engagés, André Malraux, Jacques Soustelle, Claude Guy, Gaston de Bonneval, Gaston Palewski, René Capitant… mais aussi des grands chefs de l’armée, Leclerc et Marie-Pierre Kœnig. Le discours, d’une petite demi-heure, longuement préparé (avec la bénédiction de Michel Debré), est fondateur. Il affirme quatre principes constitutionnels intangibles :
1) L’exécutif ne doit pas procéder du législatif : « C’est donc du chef de l’État, placé au-dessus des partis, élu par un collège qui englobe le Parlement mais beaucoup plus large et composé de manière à faire de lui le Président de l’Union française en même temps que celui de la République, que doit procéder le pouvoir exécutif. »
2) Le bicamérisme est nécessaire : « Tout nous conduit donc à instituer une deuxième chambre dont, pour l’essentiel, nos conseillers généraux et municipaux éliront les membres. Cette chambre complétera la première en l’amenant, s’il y a lieu, soit à réviser ses propres projets, soit à en examiner d’autres, et en faisant valoir dans la confection des lois ce facteur d’ordre administratif qu’un collège purement politique a forcément tendance à négliger. »
3) L’Assemblée vote les lois et exerce le contrôle de l’exécutif : « Il est clair que le vote définitif des lois et des budgets revient à une assemblée élue au suffrage universel et direct. Quant au gouvernement, il est collectivement responsable devant la représentation nationale tout entière. »
4) Enfin, les pouvoirs du président de la République doivent être élargis : « Président de l’Union française en même temps que celui de la République, il a la charge d’accorder l’intérêt général quant au choix des hommes [les ministres] avec l’orientation qui se dégage du Parlement. À lui la mission de nommer les ministres et, d’abord, bien entendu, le Premier, qui devra diriger la politique et le travail du gouvernement. Au chef de l’État la fonction de promulguer les lois et de prendre les décrets… À lui la tâche de présider les Conseils de gouvernement et d’y exercer cette influence de la continuité dont une nation ne se passe pas. À lui l’attribution de servir d’arbitre au-dessus des contingences politiques, soit normalement par le conseil, soit, dans les moments de grande confusion, en invitant le pays à faire connaître par des élections [c’est le droit de dissolution] sa décision souveraine. »
Le discours de Bayeux suscite bien des réactions. Certains voient en de Gaulle un nouveau Bonaparte ou un futur Louis-Napoléon Bonaparte, d’autres un « présidentialiste » de type américain. Quant au MRP, il doit bien constater une certaine proximité avec le projet défendu par son constitutionnaliste du moment, Paul Coste-Floret, ex-doyen de la faculté de droit d’Alger et ancien résistant. Il a remplacé François de Menthon et pense très différemment de lui. Mais les dirigeants du parti, Georges Bidault en tête (sa mauvaise entente personnelle avec le Général n’est un secret pour personne), devenu président du gouvernement, demeurent sur la réserve. Cet appel à un État fort est reçu avec beaucoup de circonspection par le pays.
Le 18 juin 1946, de Gaulle provoque à nouveau, en se rendant non pas à l’Arc de triomphe pour y ranimer la flamme, mais au Mont Valérien pour y honorer les fusillés de la Résistance. Au milieu d’une cohue invraisemblable, il salue un par un les compagnons de la Libération. Il est acclamé par la foule.
Déjà René Capitant et le pilote Pierre Clostermann ont tenté de capitaliser la popularité du Général dans la nouvelle assemblée en créant un intergroupe d’une vingtaine de députés, l’Union gaulliste. Et qui compte, au bout d’un mois, plus de cent mille adhérents.
Le 28 juillet 1946, à Bar-le-Duc, de Gaulle s’inquiète de la reconstitution du Reich et, le 26 août, à l’île de Sein, vient saluer l’héroïsme de la population qui s’est entièrement engagée en sa faveur dès juin 1940.
Le oui à la seconde Constitution
Cependant Paul Coste-Floret achève la seconde rédaction de la Constitution. Elle ressemble beaucoup à la première. Certes une seconde chambre, le Conseil de la République, est créée et un droit de dissolution accordé au président de la République, mais soumis à des conditions de mise en exercice très difficiles. L’article 51 prévoit en effet la nécessité de la survenue de deux crises dans une période de dix-huit mois.
De Gaulle s’y oppose alors que le MRP – la rupture est consommée – préconise cette fois le oui. Approuvé le 29 septembre 1946 par l’Assemblée, le projet de Constitution est soumis au peuple le 13 octobre. Le veille du scrutin, de Gaulle fait une déclaration solennelle en faveur du non. Finalement le oui, largement minoritaire, l’emporte très difficilement, soutenu par seulement 35 % des électeurs contre 33 % pour le non et 32 % d’abstentions.
Le 10 novembre 1946, une nouvelle élection législative est organisée. Cette fois les députés sont élus pour cinq ans. Le Parti communiste avec 29 % des suffrages redevient le premier parti de France alors que le MRP se maintient (27,6 %). La SFIO est la grande perdante du scrutin avec seulement 16,3 % des voix. La droite modérée et le RGR (Rassemblement des gauches républicaines) obtiennent respectivement 11,5 % et 11 %. Quant à l’Union gaulliste, elle ne rassemble guère que 3 % des suffrages.
Le général doit bien constater son échec, même si seulement un gros tiers des Français a répondu oui. Il a violemment condamné la nouvelle Constitution dont Vincent Auriol va démontrer qu’elle ne prive pas le président de la République de tout pouvoir. Devenu un véritable arbitre, il ne peut certes éviter l’instabilité gouvernementale mais parvient, dans bien des domaines, à des résultats appréciables, notamment en matière économique et sociale. Au demeurant, les pouvoirs de Vincent Auriol ne sont pas nuls avec son droit de nomination du président du Conseil et son droit de dissolution qui ne demande qu’à être élargi par une modeste révision constitutionnelle.
De cet échec, le général tire une nouvelle dynamique. Le voilà désormais prêt à lancer un Rassemblement, peut-être finalement marri de n’avoir pas tenté d’être élu président au début de l’année 1947.