15
La fin du RPF

Au-delà de la brouille avec le colonel Rémy, pourtant si proche, en 1950, le général de Gaulle va devoir affronter le changement de la règle électorale. C’est Henri Queuille, à trois reprises au pouvoir entre 1948 et 1950, qui imagine un nouveau système. Devant la menace d’une défaite, les partis de la Troisième Force décident d’adopter la loi des apparentements qui oblige à former des coalitions pour emporter les circonscriptions législatives.

17 juin 1951 : l’heure de vérité

Certes le scrutin s’effectue à la proportionnelle, mais dans chaque département, la répartition des sièges se calcule non par parti mais par groupe de partis. Le Général ne peut être qu’entièrement opposé à ce paroxysme de manœuvre politicienne, acmé du parlementarisme déviant. Il se refuse à toute alliance, encore qu’il ait toléré treize dérogations, s’avançant bravement et contre l’avis de plusieurs membres de son entourage vers un suicide politique. Rejetant l’idée de se présenter en personne, il conduit une campagne plutôt répétitive, allant ressassant son antienne antipartis. Le 1er mai 1951, à l’occasion de la grande réunion organisée par le RPF pour la fête du Travail, il s’offusque de l’effort insuffisant en dépenses d’équipements militaires en cette époque de lourde menace internationale. Il termine avec son refrain classique :

« Il suffit, comme nous l’avons fait, d’évoquer la tâche à accomplir pour que chacun mesure qu’il s’agit d’un long et rude effort. Je ne l’ai jamais caché. Je l’affirme bien haut aujourd’hui, alors que la nation s’apprête à fixer son destin en choisissant le système qui gouvernera la France : communisme, régime des partis ou, entre ces deux extrêmes, Rassemblement du peuple français ? À chaque Française, à chaque Français, je demande son aide et son suffrage… »

Quand, pour la première fois depuis qu’il a quitté le pouvoir en janvier 1946, dans le cadre de la campagne électorale, le Général peut enfin s’adresser aux Français par la voie des ondes, il semble peu inspiré, presque lassé, et son propos ne varie pas : « Entre les deux extrêmes : communisme qui veut tout détruire, régime des partis qui ne peut rien changer, le Rassemblement du peuple français, formé par moi et autour de moi pour l’œuvre du salut public, pose partout sa candidature. »

La loi sur les apparentements produit son plein effet. Le 17 juin 1951, isolé, le RPF recule nettement avec 21,76 % des suffrages et cent vingt et un députés. Il devance certes le PCF qui compte cent trois élus (avec 25,9 % des voix), également victime du système électoral. La Troisième Force triomphe avec 50,93 % des voix et trois cent quatre-vingt-huit députés. La chute du RPF est brutale : il est revenu de 40 % des suffrages en 1947 à 27 % environ en 1949 pour tomber à 22 % en 1951.

Mieux qu’un autre, de Gaulle sait qu’il a été vaincu. À la tête d’une formation politique disposant du plus grand nombre de sièges, de Gaulle en vient à revendiquer le pouvoir, au cours d’une conférence de presse tenue le 22 juin 1951. Mais il refuse de participer à toute combinaison.

Vers la lente dissolution du mouvement

S’il n’a plus que deux années à vivre, jusqu’au 6 mai 1953, le RPF commence, dès la mi-1951, à manquer sérieusement de ressources financières. Concrètement, il est criblé de dettes. Jacques Soustelle va prendre la direction d’un groupe parlementaire quelque peu désorienté, tandis que le prudent Louis Terrenoire le remplace au secrétariat général. Tenus, en 1951, à l’écart des postes clés du travail parlementaire, les députés RPF se montrent de moins en moins insensibles aux propositions qui leur sont faites par le système. Jacques Soustelle tout comme les autres ! Il songe à sortir de cet ostracisme politique où se trouve plongé son mouvement. Le 9 janvier 1952, il rencontre (pour la seconde fois) Vincent Auriol après le renversement du président du Conseil, René Pleven, intervenu le 7 janvier précédent. Le président de la République qui cherche à faire éclater le RPF, échange – quoi de plus naturel – avec le président du principal groupe politique de l’Assemblée sur la possibilité de constituer un gouvernement autour de lui. Rien qu’un jeu parlementaire classique ! Soustelle, qui a prévenu de Gaulle de sa réception à l’Élysée et qui a refusé de former le gouvernement, se fait publiquement insulter par le Général lors de la réunion hebdomadaire des instances dirigeantes du RPF. Dès lors la brisure amorcée entre les deux hommes ne va cesser de s’élargir. Si Jacques Soustelle ne rompt pas avec de Gaulle, il renonce néanmoins à son poste de patron du groupe à l’Assemblée à l’automne 1952.

Soustelle n’est pas pour autant responsable de l’attitude des députés gaullistes. Toujours fidèle à de Gaulle, malgré les rebuffades, il s’efforce de maintenir l’unité du RPF. De Gaulle lui cherche une mauvaise querelle. Car c’est contre la volonté de Soustelle que vingt-six (ou vingt-sept) députés RPF apportent, le 6 mars 1952, leurs voix à Antoine Pinay, lui permettant d’être investi de quelques voix. De Gaulle a tout de suite compris que cette première fissure ne serait pas la dernière. Lors d’une conférence de presse tenue le 10 mars 1952 au palais d’Orsay, déjà, il prend date face à l’histoire et à sa propre trajectoire. Avec une bonne dose d’ironie et beaucoup de provocation, il va jusqu’à suggérer le « gaullisme » du maréchal Pétain. Ce qui fut, tout humour balayé, assez largement le cas dans la période de l’entre-deux-guerres, Philippe Pétain soutenant allégrement la carrière de son poulain… Voici les paroles décapantes du Général, en réponse à une question directe :

« Remarquez que ce grand mouvement [le RPF] dépasse de loin les limites de ce qui est électoral. Il entre plus ou moins dans l’esprit de tout le monde, même de ceux qui votent contre lui. C’est ce qui se passait déjà, pendant la guerre, pour ce qu’on appelait le “gaullisme”. Chaque Français fut, est ou sera “gaulliste”. Je ne jurerai pas qu’à quelque moment, malheureusement trop tard ! le Maréchal Pétain lui-même ne l’ait pas été quelque peu. Ceci pour vous dire à quel point la Rassemblement du peuple français s’étend dans la nation plus loin et plus profondément que ne peuvent l’exprimer les chiffres de suffrages électoraux. C’est ce à quoi il faut d’abord penser quand on parle. »

Au congrès extraordinaire de Saint-Maur, tenu le 5 juillet 1952, une large majorité du RPF se range assurément derrière l’exigence gaullienne de la non-coopération avec le système de la IVe République, mais l’unité du mouvement se brise. Environ vingt-six députés regroupés derrière Jean Legendre et Edmond Barrachin se séparent du groupe, fondant l’ARS (Action républicaine et sociale). Bien pis, le groupe parlementaire du RPF, quelques jours plus tard, ne condamne pas vraiment ses propres dissidents. Ne conservent-ils pas une étiquette gaulliste tout en entrant dans le jeu des partis. Ils votent l’investiture d’Antoine Pinay. Quant à l’idée de rapprocher le RPF du MRP, défendue par le secrétaire général du parti gaulliste, Louis Terrenoire (ce démocrate-chrétien est un ancien MRP), elle échoue moins sur la construction européenne, à laquelle de Gaulle s’est rallié, que sur la CED (Communauté européenne de défense). Ce traité signé par Pinay en mai 1952, rejeté par l’Assemblée nationale deux années plus tard, est considéré par le Général comme « une confusion militaire ». Il le rejette avec virulence.

De Gaulle est-il alors tenté par un coup de force pour s’emparer d’un pouvoir en proie à de lourdes difficultés en Indochine ?

L’ultime scrutin

Les élections municipales des 26 avril et 3 mai 1953 se révèlent un véritable désastre pour le RPF qui tombe à 10 % des voix et pour le PCF qui perd 10 % de ses suffrages (20 % contre 30 %). La question de l’avenir du RPF est clairement posée. Dès le 6 mai, le général de Gaulle rend leur liberté aux députés RPF. Mais il ne dissout nullement le mouvement, suivant en cette occurrence le double avis exprimé par Soustelle, toujours fidèle, et Louis Terrenoire. « Voici venir la faillite des illusions. Il faut préparer le recours », affirme-t-il. Puis il précise : « Des compagnons pourront légitimement se présenter à telle ou telle élection mais ils le feront individuellement et non en son nom. » Et ajoute dans sa déclaration : « Cette mission [du RPF maintenu comme organisation non électorale et non parlementaire] consiste à servir d’avant-garde… au regroupement social et national du peuple pour changer le mauvais régime. »

De Gaulle se pose ainsi à nouveau en ultime recours, comme le seul apte à sauver l’État en péril. Il lui faut pouvoir compter sur un réseau actif, le RPF, qu’il entend maintenir à sa main, moins d’élus mais un noyau dur d’hommes convaincus et décidés.

Un échec, le RPF l’est sans doute. Mais il permet à de Gaulle de maintenir un contact fréquent avec la population française (qu’il connaît très mal en 1944). Et d’exercer une réflexion approfondie sur les thématiques clés de sa doxa (participation, indépendance nationale, force de l’exécutif). Bien plus, en formant des hommes, toujours mieux rompus au combat politique, de Gaulle prépare l’avenir. L’UNR de 1958 est peuplée de membres du RPF.

De cette période, il faut également retenir l’attitude, d’une dignité remarquable, du général de Gaulle face à l’adversité et au rejet populaire. En retirant le RPF de la lutte politique, il donne une leçon de démocratie et de légalisme qui préfigure 1969, seize ans plus tard. Même si son image se trouve altérée par sa vindicte permanente à l’égard d’une IVe République qui n’a pas véritablement démérité, en redressant économiquement le pays, en dominant la question coloniale (Algérie exclue), en ramenant le PCF à des scores électoraux d’avant-guerre (15 % à la législative de 1936).