L’année 1957 débute, en Algérie, par un affrontement majeur qui s’étale du 7 janvier au 24 septembre. Cette bataille d’Alger, le général Jacques Massu va la remporter après neuf mois de lutte (alors que le gouvernement Guy Mollet a été renversé le 21 mai 1957). Le général Raoul Salan est devenu le patron de l’armée en décembre 1956, et sa réputation, peu justifiée, de bradeur d’empire (il a, certes, largement approuvé les accords de paix de Genève de juillet 1954) provoque un complot dit du bazooka.
La France s’enfonce dans la guerre
Le 16 janvier 1957, le général Salan échappe de peu à la mort, son plus proche collaborateur, le commandant Robert Rodier, étant tué. Ce sont des partisans de l’Algérie française qui ont fait le coup. L’enquête conduirait tout droit à Michel Debré, Alain Griotteray, Pascal Arrighi… C’est le garde des Sceaux, un certain François Mitterrand, qui refuse la levée de l’immunité parlementaire de deux d’entre eux… On a cherché, de façon invraisemblable, à mêler le général de Gaulle, proche de Michel Debré, à cette affaire. Le préfet Serge Baret confie, début janvier 1957, les pouvoirs de police dans tout le département d’Alger au général Jacques Massu, commandant de la 10e division parachutiste. Au total, dix mille hommes, encadrés par quatre officiers supérieurs : Antoine Argoud, Marcel Bigeard, Albert Brothier et Pierre Chateau-Jobert. Ils affrontent les poseurs de bombes dirigés par Yacef Saâdi et Zohra Drif. Et commencent par briser la grève générale décrétée par le FLN.
La lutte est sans pitié, la torture couramment employée. Les explosions, nombreuses en janvier, se raréfient avant de reprendre en juin. Le 3 juin, cent dix personnes sont tuées et blessées, rue Alfred-Lelluch, puis, le 9 juin, quatre-vingt-quinze, au casino de la Corniche. Yves Godard parvient à infiltrer le FLN avec des repentis. Le 24 septembre, Yacef Saâdi est arrêté avec sa compagne. Condamnés à mort, ils seront tous deux graciés par le général de Gaulle. Après la guerre, la députée algérienne Zohra Drif trouvera la force mentale de présider le groupe d’amitié Algérie-France. Décapité, le mouvement révolutionnaire algérien s’effondre. Les arrestations de poseuses de bombes algériennes et d’Européens complices du terrorisme se succèdent. Jacques Massu a bien remporté la bataille d’Alger. Et le 18 novembre 1957, le ministre de la Défense, Jacques Chaban-Delmas, peut se promener sans risque dans la Casbah.
Cependant, toujours absolutiste, le FLN s’efforce d’éliminer les mouvements nationalistes concurrents. Le 28 mai 1957, à Melouza, le FLN massacre quatre cent cinquante partisans du MNA de Messali Hadj : il les égorge et les mutile. D’autres horreurs ont précédé ou vont suivre cette tuerie. Ainsi, en Petite Kabylie, six cents harkis ont la gorge tranchée. À Beni-Bouadou une trentaine de personnes sont assassinées. À Wagram et à Aïn Mana, on relève une centaine de tués et blessés. La lutte se déplace en France : au total, environ mille cinq cents (certains historiens parlent d’au moins six mille) partisans algériens du MNA sont assassinés de l’autre côté de la Méditerranée par le FLN.
À l’automne 1957, les troupes françaises se déploient le long des frontières tunisienne et marocaine. Des lignes infranchissables de barbelés sont installées tout le long des quatre cent soixante kilomètres de la frontière algéro-tunisienne, la fameuse ligne Morice. Avec le Maroc, la ligne de défense, moins perfectionnée, s’étend sur sept cent vingt kilomètres. Coupé de ses approvisionnements en combattants, en armements et en vivres, le FLN va devoir réagir et tenter de forcer ces deux barrages fortement défendus.
Victoire militaire en Algérie, crise politique intérieure
en métropole
C’est en 1960 que les effectifs de l’armée française atteignent leur niveau le plus élevé : quatre cent cinquante mille hommes, voire cinq cent mille. Durant l’ensemble de la période de la guerre d’Algérie, ce sont 1,7 million de Français qui auront combattu en Algérie dont 1,2 million d’appelés, deux cent mille rappelés et réservistes et trois cent mille militaires professionnels. Rappelons que les forces totales de l’armée, dans les départements français et dans les colonies, atteignent alors neuf cent trente à neuf cent quarante mille hommes.
La victoire des frontières
D’importantes forces supplétives musulmanes sont levées pour renforcer les troupes françaises en Algérie : soixante mille harkis, soixante mille moghaznis, des milliers de membres des groupes d’autodéfense dans les villages et de très nombreux membres des GMPR (Groupes mobiles de police rurale). Au total, cette force auxiliaire locale dépasse deux cent mille hommes. En face le FLN n’a jamais rassemblé sur l’ensemble du territoire algérien plus de quarante mille hommes (hors les armées extérieures du Maroc et de Tunisie).
La bataille des Frontières qui vise à encager le FLN sur le territoire algérien se déroule de janvier à mars 1958. Ce dernier rassemble huit mille hommes sur la frontière marocaine et quinze mille combattants sur la frontière tunisienne. En abandonnant ainsi, parce qu’elle y est contrainte, la guérilla pour le combat frontal, l’ALN prend des risques considérables face à une armée française aguerrie et bien équipée. Elle est alors proprement anéantie, perdant plus de la moitié de ses effectifs.
La renaissance du Général
Le 26 février 1956, Raymond Tournoux publie dans Combat un article où il est fait allusion à un éventuel retour du Général. De Gaulle reçoit Pierre Mendès France, à sa demande, le même mois en son bureau parisien. Une adresse dont d’autres politiques trouvent également le chemin.
La sortie du second tome des Mémoires de guerre, en juin 1956, attire les feux de l’actualité sur le Général. L’initiative prise par douze parlementaires emmenés par Valéry Giscard d’Estaing et Jean de Lipkowski, fin décembre 1956, auprès du président Vincent Auriol, selon le récit de Léon Noël (La Traversée du désert), constitue un appel en faveur du retour du général de Gaulle en cas de nouvelle crise ministérielle. Revenu de son périple antillais mais aussi guyanais, néocalédonien et même tahitien où les foules l’ont acclamé, de Gaulle a repris goût à la politique.
Puis la presse s’en mêle, début 1957 : Combat et L’Express évoquent la grande figure qui pourrait sauver la France… De Gaulle lui-même, au travers d’un périple saharien au mois de mars, touche directement du doigt l’un des points durs de la question algérienne. C’est alors que le président de la République, René Coty, appelle le 7 juillet 1957, à Strasbourg, à une profonde réforme de l’État, spécifiant à propos de l’Algérie, avec un courage certain : « On ne nous refera pas de l’autre côté de la Méditerranée le coup d’une deuxième Alsace-Lorraine. »
Cependant la crise politique s’amplifie : après le gouvernement de Guy Mollet, renversé en mai 1957, l’intermède Maurice Bourgès-Maunoury (élu avec une majorité relative très étroite) n’apporte aucune solution à la crise algérienne. Le 5 novembre 1957, le radical Félix Gaillard, âgé de trente-huit ans, s’annonce comme un nouveau sauveur. Il se brûle pourtant les ailes au contact du dossier algérien qui traumatise la vie politique française. Son coût budgétaire (12 à 14 % des dépenses nationales) et humain (vingt-trois mille deux cents militaires tués et soixante-cinq mille blessés entre 1954 et 1962 et principalement à partir de 1956) suscite toujours plus de réserve dans l’opinion française. Jacques Chaban-Delmas, nouveau ministre de la Défense au sein du cabinet, entend être informé des événements, de manière immédiate et objective. Il implante à Alger une antenne, qu’il confie à d’anciens résistants et RPF de choc n’ayant pas froid aux yeux. Léon Delbecque (ancien membre du réseau Buckmaster du SOE et grand fidèle du RPF dans le Nord), Lucien Neuwirth (ancien membre du réseau Espoir et des FFL, arrêté, fusillé et laissé pour mort par les Allemands), Guy Ribaud (ancien des Services) et Jean Pouget (officier de paras prestigieux, rescapé de Diên Biên Phu) forment alors un incroyable quatuor. Il peut également compter sur la fidélité du général Jacques Massu (qui a rejoint de Gaulle dès juin 1940 avec le gouverneur Félix Éboué).
Le général de Gaulle peut, pour sa part, s’appuyer en France sur un petit cercle d’hommes parfaitement dévoués : Olivier Guichard, Jacques Foccart, Michel Debré, Jacques Chaban-Delmas et même, encore, Jacques Soustelle (qui a fondé en 1956 l’Usraf, Union pour la sauvegarde de l’Algérie française). Qui plus est, il entretient d’excellents rapports avec Raymond Triboulet, le patron du petit groupe gaulliste à l’Assemblée nationale.
Après la capture de quatre soldats français le 2 janvier 1958, puis l’attaque d’une patrouille française le 11 janvier (dix-neuf tués et blessés), les combattants du FLN se replient en Tunisie d’où ils sont venus. Jacques Chaban-Delmas, le général Paul Ély et le général Édouard Jouhaud décident solidairement d’une opération de représailles sur la base principale des troupes algériennes en Tunisie, Sakiet Sidi Youssef. L’utilisation, le 8 février suivant, de bombardiers lourds (au total vingt-cinq avions) provoque de nombreux morts et blessés, autour de deux cent vingt. Parmi eux, on compte une douzaine d’élèves d’une école primaire et quelques réfugiés auxquels un camion de la Croix-Rouge distribuait des vêtements. Sur le plan strictement militaire, l’opération est un succès pour les Français, qui éliminent environ cent soixante fellaghas sur les six cents que comptait le camp ce jour-là. Cette opération déclenche la fureur des autorités tunisiennes, dont l’hypocrisie est patente (ils abritent bien des combattants algériens) et les exagérations évidentes quant au nombre de civils tués par l’attaque aérienne (des cadavres de soldats du FLN sont présentés comme ceux de civils). Aussi le gouvernement Félix Gaillard s’en trouve-t-il fragilisé.
De Gaulle, très réaliste, reçoit le 9 février l’ambassadeur de Tunisie en France, Masmoudi, réaffirmant l’évidente nécessité de maintenir des relations positives entre la France et Tunis. Puis les articles de Combat du 6 mars 1958, de Jean-Raymond Tournoux, appelant le président Coty à prendre l’initiative d’un appel à de Gaulle et du lendemain, dans le Monde, du professeur de droit Maurice Duverger posant la question de savoir non pas si, mais quand, le général de Gaulle reviendra au pouvoir, électrisent l’atmosphère. Félix Gaillard est renversé le 15 avril 1958, après cinq mois d’exercice du pouvoir. Jacques Soustelle a provoqué sa chute en refusant l’intervention du médiateur américain, le revenant (et très antigaulliste) Robert Murphy, dans la crise tunisienne. Un casus belli pour de Gaulle !
La naissance de l’Europe
En dépit des angoisses algériennes, une date essentielle s’affiche sur les écrans français au premier jour de l’année 1958. L’Europe des Six (Benelux, République fédérale d’Allemagne, Italie et France) prend son essor avec la signature du traité de Rome, le 25 mars 1957. Lequel entre en vigueur le 1er janvier 1958. Ainsi sont créés la CEE (Communauté économique européenne) et l’Euratom (Communauté européenne de l’énergie atomique). Le désarmement douanier qui en est la conséquence constitue une vaste exigence pour les industriels français et menace toute l’agriculture, encore peu productive, de l’Hexagone.
Crise de régime : l’armée face au pouvoir politique
De Gaulle sait que l’instant qu’il espère depuis 1947 est sur le point d’advenir. Tel un grand fauve aux aguets, il attend le moment favorable, réactivant tous ses réseaux.
Le président Coty s’efforce alors de trouver un président du Conseil. Après l’échec de Georges Bidault, René Coty en appelle à René Pleven. Ce dernier doit renoncer après trois semaines, illustration de la paralysie qui a gagné le système de la IVe République. Le 26 avril 1958, une manifestation monstre à Alger réclame un gouvernement de salut public à Paris.
Le 5 mai 1958, Coty prend contact, par l’intermédiaire du général Jean Ganeval, avec un proche de De Gaulle, Olivier Guichard (voir Mon Général).
Le 8 mai suivant, le gouverneur général, Robert Lacoste, déclare devant l’état-major militaire à Alger, alors que Raoul Salan lui remet la croix de la Valeur militaire, que Paris prépare un Diên Biên Phu en Algérie ! Le jour même, l’on apprend que Pierre Pflimlin est chargé de former le gouvernement par le président Coty… Le 9 mai 1958, les chefs de l’armée française en Algérie, unanimes, transmettent un message télégraphique en forme d’ultimatum au président Coty. Non seulement l’Algérie ne devra pas être abandonnée par une négociation diplomatique mais l’armée menace d’un coup d’État s’il en est autrement. Les événements s’accélèrent : appel du directeur de L’Écho d’Alger, Alain de Sérigny, dans son journal, au général de Gaulle, le 10 mai, puis gigantesque manifestation à Alger, le 13 mai.
Bref, l’affaire algérienne est devenue une crise de politique intérieure. Bien pis, elle révèle une armée décidée, après les défaites politiques subies en Indochine (ah ! si Raoul Salan avait pu demeurer en place, jamais l’armée ne serait allée s’enfermer dans ce réduit de Diên Biên Phu) et à Suez (une victoire militaire transformée en défaite par Guy Mollet), à ne pas céder une troisième fois alors qu’elle l’emporte sur le terrain en Algérie. Les militaires français viennent en effet d’enregistrer des victoires décisives à Alger, sur les deux frontières marocaine et tunisienne et même dans l’Est algérois où le général Jean Gilles a laminé les troupes du FLN à Beni Sbihi, à Soumman et dans les Aurès au cours du premier semestre 1958. L’ALN ne dispose que de vingt-cinq mille combattants aptes à mener le combat, en Algérie même.
Le 13 mai 1958, Alger s’embrase à l’appel des étudiants algérois emmenés par Pierre Lagaillarde, des associations d’anciens combattants, de Jo Ortiz, mais plus sûrement encore des unités territoriales de réservistes du colonel Jean-Robert Thomazo et d’unités de l’armée régulière, notamment le 3e régiment de parachutistes coloniaux (RPC) du colonel Roger Trinquier. Il y a là des centaines de milliers d’Algérois. L’affaire, bien préparée, s’accompagne d’une grève générale avant que les manifestants ne décident de s’emparer du Gouvernement général. Ils y parviennent aisément avec l’appui de l’armée puis le mettent à sac avant de le piller. Pour faire cesser les désordres, Jacques Massu prend la présidence d’un Comité de salut public civil et militaire. Raoul Salan, le commandant en chef, hué dès son apparition vers 20 heures, tente de s’exprimer : il doit se retirer. Il faut que Jacques Massu reprenne la parole pour calmer la foule. « Moi, général Massu, je viens de former un Comité de salut public… pour qu’en France soit formé un gouvernement de salut public présidé par le général de Gaulle. »
Une véritable sédition ! La foule exulte. La présidence du Conseil, encore assurée par Félix Gaillard pour gérer les affaires courantes, est prévenue. Léon Delbecque sait saisir l’occasion qui s’offre à lui de devenir vice-président du Comité Massu. Le général Ernest Petit (ancien compagnon de forteresse du général de Gaulle durant la Grande Guerre et initiateur du fameux groupe aérien Normandie-Niémen), expédié à Alger par le général Paul Ély (ex-Cema de l’armée française), s’efforce de convaincre Raoul Salan d’accepter la solution de Gaulle. Léon Delbecque, Ernest Petit, Lucien Neuwirth et Jean Pouget poussent alors Salan dans ses derniers retranchements, qui finit par se rallier au Comité de salut public. Totalement bouleversé par l’accueil hostile de la foule à sa personne, il accepte de réclamer au chef de l’État un « arbitre national » (selon l’ouvrage De Gaulle et le 13 mai de Jean Ferniot).
Très tôt, le 14 mai 1958 au matin, Pierre Pflimlin est investi par l’Assemblée nationale, alors qu’il n’est déjà plus en mesure de maîtriser la situation algérienne. Certes, René Pleven et Edgar Faure y participent ainsi que le ferme Jules Moch et l’habile et puissant Guy Mollet.
Mais ce qui se passe à Alger l’emporte sur tout le reste. Raoul Salan, revenu au balcon du Gouvernement général vers le milieu de la journée du 15 mai, s’exprime devant une foule qui s’est contractée mais demeure imposante. Il achève son intervention par un vigoureux « Vive l’Algérie française ! » prolongé par un « Vive de Gaulle ! », littéralement soufflé par Léon Delbecque, très insistant. Le patron de l’Algérie vient de se prononcer explicitement pour de Gaulle…
Le Général, à l’affût, a déjà préparé sa réponse que l’AFP publie vers 18 heures, le 15 mai :
« La dégradation de l’État entraîne infailliblement l’éloignement des peuples associés, le trouble de l’armée au combat, la dislocation nationale, la perte de l’indépendance. Depuis douze ans, la France, aux prises avec des problèmes trop rudes pour le régime des partis, est engagée dans ce processus désastreux. Naguère, le pays, dans ses profondeurs, m’a fait confiance pour le conduire tout entier jusqu’à son salut. Aujourd’hui, devant les épreuves qui montent vers lui, qu’il sache que je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République. »
Ayant ainsi rejeté la légitimité du gouvernement en place, de Gaulle est à la manœuvre et décidé à prendre le pouvoir. Il y parvient en moins de trois semaines.
Les derniers coups d’archet
Le 16 mai, la réunion de l’Assemblée voit Guy Mollet, acceptant implicitement l’intervention de Général, lui poser quelques conditions quant au bon droit de l’Assemblée nationale. Aussi le Général lui répond-il, indirectement, en convoquant une conférence de presse pour le 19 mai 1958. Dès le 16 mai, la création d’une Association nationale pour l’appel au général de Gaulle mais aussi des scènes inouïes de fraternisation sur le Forum d’Alger entre pieds-noirs et musulmans ne laissent aucun répit aux événements qui se déroulent de façon accélérée. L’arrivée de Jacques Soustelle à Alger, le 17 mai, tombe vite dans l’oubli alors que la démission du Cema, le patron des trois armes, à Paris, le général Paul Ély, la veille, retient toute l’attention des commentateurs. Il n’y a plus d’armée légale… et tous les pouvoirs politiques sont en pleine déconfiture. Seule surnage encore la présidence de la République.
Le 19 mai, de Gaulle, au palais d’Orsay, expose en toute sérénité les raisons qui justifient son intervention :
« Ce qui se passe en ce moment en Algérie […] peut conduire à une crise nationale extrêmement grave. Mais aussi ce peut être le début d’une sorte de résurrection… Voilà pourquoi le moment m’a semblé venu où il pourrait m’être possible d’être utile encore une fois directement à la France… Utile aussi parce que c’est un fait que le régime exclusif des partis n’a pas résolu, ne résout pas, ne résoudra pas, les énormes problèmes avec lesquels nous sommes confrontés, notamment celui de l’association de la France avec les peuples d’Afrique, celui aussi de la vie en commun des diverses communautés en Algérie… Utile, enfin, parce que je suis un homme seul, que je ne me confonds avec aucun parti, avec aucune organisation, que depuis cinq ans je n’exerce aucune action politique. »
Puis de Gaulle, dans la droite ligne de cette réponse insolente et ironique qu’il a prononcée quelques semaines auparavant, affirme : « Les libertés, au contraire, je les ai rétablies. Pourquoi voulez-vous qu’à soixante-sept ans je commence une carrière de dictateur ? » Maniant son redoutable humour, il semble ensuite se moquer :
« Maintenant il y a les questions ! Car on m’a dit… que Guy Mollet avait posé des questions : premièrement, deuxièmement, troisièmement, quatrièmement. Je réponds que si de Gaulle était amené à se voir déléguer des pouvoirs exceptionnels, pour une tâche exceptionnelle, dans un moment exceptionnel, cela ne pourrait évidemment se faire suivant la procédure et les rites habituels, tellement habituels que tout le monde en est excédé. Il faudrait adopter une procédure, elle aussi, exceptionnelle. Pour l’investiture de l’Assemblée nationale par exemple. »
Et de conclure, avec une once de mépris voire un faux détachement :
« Si la tâche devait m’incomber de tirer de la crise l’État et la Nation, je l’aborderais sans outrecuidance, car elle serait dure et redoutable. Comme j’aurais, alors, besoin des Françaises et des Français ! J’ai dit ce que j’avais à dire. À présent, je vais rentrer dans mon village et m’y tiendrai à la disposition du pays. »
Du grand art de la part de ce faux Cincinnatus.
De Gaulle – cela lui sera toujours reproché – refuse cependant de condamner l’action de l’armée : « Quant à l’armée, qui est normalement l’instrument de l’État, il convient qu’elle le demeure. Mais encore faut-il qu’il y ait un État. » Il ajoute : « Le gouvernement n’a pas dénoncé la sédition. Moi qui ne suis pas le gouvernement, pourquoi le ferais-je ? »
L’armée, par la voix de Raoul Salan, se rallie aussitôt à de Gaulle. Le 21 mai, on apprend que la Corse a rejoint le Comité d’Alger.
Les visites d’Antoine Pinay à La Boisserie le 22 mai, puis celle de Georges Pompidou, le 24, son ex-chef de cabinet, à qui il demande de reprendre du service en quittant la banque Rothschild, confortent le général.
Yvonne de Gaulle a depuis longtemps compris qu’elle a perdu la partie, elle qui rêvait de demeurer dans le calme de La Boisserie. Il n’empêche : elle accomplira son devoir. La voilà élevée au rang de collaboratrice privilégiée. Parcourant la presse et regardant les nouvelles quotidiennes à la télévision, elle relira les discours du président du Conseil. Et accueillera, dans la plus grande discrétion, le chancelier Adenauer à La Boisserie en septembre 1958. Devenue première dame de France, le 8 janvier 1959, elle loge à l’Élysée dans un modeste cinq pièces qu’elle n’apprécie guère et ne personnalise aucunement. Elle se considère « en meublé », n’y transférant ni meuble ni objet familial.