Cependant, devant la menace d’une opération militaire en France, dans la nuit du 27 au 28 mai 1958, de Gaulle pousse le mouvement, exigeant un tête-à-tête avec le président du Conseil. Pierre Pflimlin confirme dans ses Mémoires d’un Européen cette volonté exprimée par le Général. Le rendez-vous est fixé à Saint-Cloud, le 26 mai au soir. Le lieu est arrêté par de Gaulle : chez le colonel Félix Bruneau (conservateur du Domaine), son vieil ami.
Sous la menace du coup d’État
En réalité, le dialogue débute le 27 au matin, un peu après minuit. Les deux hommes discutent près de deux heures. Dans ses Mémoires d’espoir, de Gaulle raconte ainsi la scène décisive qui va sceller l’avenir de la République :
« Je trouve Pierre Pflimlin calme et digne. Il me fait le tableau de sa situation, celle d’un pilote aux mains de qui ne répondent plus les leviers de commande. Je lui déclare que son devoir est d’en tirer les conséquences… Sans se prononcer explicitement sur cette perspective, le président du Conseil me fait sentir qu’il ne l’exclut pas… Nous nous séparons cordialement et, à l’aurore, je rentre chez moi, convaincu que Pierre Pflimlin prendra bientôt la détermination que je lui ai tracée cette nuit-là. »
Alors de Gaulle, imperturbable et machiavélique, publie, le 27 mai au matin, un communiqué qui laisse penser que l’entrevue avec Pierre Pflimlin s’est conclue par une capitulation du président du Conseil, ce qui n’est nullement le cas. Le voici :
« J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays. Je compte que ce processus va se poursuivre et que le pays fera voir, par son calme et sa dignité, qu’il souhaite le voir aboutir. Dans ces conditions, toute action, de quelque côté qu’elle vienne, qui met en cause l’ordre public, risque d’avoir de graves conséquences. Tout en faisant la part des circonstances, je ne saurais l’approuver. J’attends des forces terrestres, navales et aériennes présentes en Algérie qu’elles demeurent exemplaires, sous les ordres de leurs chefs : le général Salan, l’amiral Auboyneau, le général Jouhaud. À ces chefs, j’exprime ma confiance et mon intention de prendre contact avec eux. »
Avec une superbe incroyable, le général de Gaulle entend ainsi débloquer la situation.
Grâce à ses Mémoires d’un Européen, nous connaissons par le détail l’emploi du temps du président du Conseil. Révolté, Pierre Pflimlin se précipite auprès du président de la République pour examiner le moyen de démentir. René Coty, avec un sang-froid remarquable, interdit toute réaction à Pierre Pflimlin car il a vu dans ce communiqué l’interdiction faite par de Gaulle à l’armée de tenter un coup d’État.
Pflimlin convoque un Conseil des ministres extraordinaire pour le 27 mai à 21 heures. Il y confirme l’entretien avec de Gaulle, son refus de plier mais annonce son désir de se retirer. Le 28 mai, à 3 heures du matin, ayant réuni un conseil de cabinet, Pflimlin décide de démissionner et d’en avertir René Coty.
De Gaulle a dû accélérer le cours des choses car Raoul Salan et Jacques Massu préparent leur opération militaire « Résurrection » sur Paris pour le 28 mai. Une opération qui s’effectuerait en coordination avec les forces de métropole. Et qui mobilise quatre régiments de paras dont deux venus d’Algérie et deux en provenance du Sud-Ouest (sous les ordres du général Miguel, le commandant de la région militaire de Toulouse). Cette opération, le général de Gaulle en est parfaitement au courant, ainsi que l’affirme Jacques Massu dans son ouvrage Le Torrent et la Digue, grâce à Jacques Foccart, Christian de La Malène, Michel Debré et Pierre Lefranc. La preuve en est d’ailleurs apportée par la rencontre, à La Boisserie, le 28 mai, dans la matinée, de De Gaulle avec le général André Dulac, le chef d’état-major de Raoul Salan. Lequel a rapporté cette scène dans Nos guerres perdues. André Dulac rassure le Général sur la parfaite maîtrise de la situation algéroise par Raoul Salan, mais ne cache pas la réticence du commandant en chef en ce qui concerne l’opération Résurrection qu’il estime mal préparée. Selon Dulac, le général de Gaulle donne le feu vert à l’opération militaire, de façon implicite mais non explicite, approuvant par avance l’action à venir de Salan : « Il eût été immensément préférable que mon retour aux affaires s’effectue par la voie du processus. Il faut sauver la baraque ! Vous direz au général Salan que ce qu’il a fait et ce qu’il fera, c’est pour le bien de la France. »
Cet accord paraît d’autant plus vraisemblable que le groupe socialiste à l’Assemblée nationale s’est déclaré, à une très forte majorité, opposé à la candidature du général de Gaulle dans la soirée du 27 mai. Ainsi la voie d’accession parlementaire au pouvoir semble-t-elle définitivement s’éloigner.
L’on n’est point, cependant, au bout des rebondissements. Le 28 mai, Pflimlin va remettre sa démission au président Coty, alors qu’une manifestation d’ampleur, socialo-communiste, défile dans l’après-midi à Paris contre l’appel à de Gaulle. Il y a là au moins cent cinquante mille personnes entre la Nation et la République, avec Pierre Mendès France et François Mitterrand en tête de cortège. Puis une nouvelle entrevue se déroule à Saint-Cloud, toujours secrète et toujours chez Félix Bruneau, à la demande de René Coty, en pleine nuit, entre de Gaulle et les deux présidents du Conseil de la République et de l’Assemblée nationale, respectivement Gaston Monnerville et André Le Troquer. Comme lors de la précédente rencontre avec Pierre Pflimlin, aucune décision n’est acquise.
Dès lors plus rien ne semble pouvoir arrêter l’opération Résurrection des militaires. Elle est déjà lancée, lorsque les chefs algérois et toulousains apprennent que le général de Gaulle est reçu à l’Élysée dans la soirée du 29 mai. Ils l’annulent à l’ultime seconde !
Que se passe-t-il donc au cours de la journée du 29 mai 1958 ? Nous savons par deux sources, l’ouvrage du général Edmond Jouhaud (Serons-nous enfin compris ?) et l’article publié dans Le Monde du 17-18 juin 1984 par le général Jean-Louis Nicot, qu’une rencontre très tendue se tient rue de Solférino, au siège de l’état-major gaulliste. Il s’agit en fait de la même source, Jean-Louis Nicot appartenant à l’état-major de l’armée de l’air. Edmond Jouhaud, malgré son antigaullisme, ne contredit nullement les propos de Jean-Louis Nicot. Mandaté par les plus hautes autorités militaires, Nicot rencontre en effet les collaborateurs les plus proches du général de Gaulle : Michel Debré, Olivier Guichard, Jacques Foccart, Pierre Lefranc, Maurice Papon alors préfet de police (bien qu’il ait nié, assez mollement, être présent) et le général Henry de Rancourt, ancien chef du groupe de bombardement Lorraine et ancien chef du cabinet militaire du Général (ainsi que probablement le colonel Gaston de Bonneval et le commandant Robert Vitasse de l’état-major de Jacques Massu). Ils lui assurent que de Gaulle a cherché à revenir au pouvoir par des voies légales mais que, faute d’ouverture politique, il n’y est pas parvenu. Dès lors, pour sauver le pays ne demeure plus que la solution de l’intervention des forces armées. À 11 h 30, affirme Nicot, en sa présence, Pierre Lefranc obtient au téléphone le feu vert du Général pour déclencher l’opération militaire. Pierre Lefranc a plus tard nié les faits, mais la version de Jean-Louis Nicot n’est pas contestée par le général de Rancourt. D’autant moins que c’est lui qui ordonne le décollage vers 16 h 30, le 29 mai 1958, de six Dakota. L’opération Résurrection est alors déclenchée… avant d’être annulée.
René Coty intervient
René Coty, ayant appris l’échec du second rendez-vous de Saint-Cloud, adresse à 15 heures un message aux parlementaires, lu par le président de l’Assemblée. Il affirme sans ambages que le pays étant au bord de la guerre civile, il se tourne vers le plus illustre des Français avec lequel il s’apprête à échanger en vue de constituer un gouvernement de salut national en charge d’une profonde réforme des institutions. Il menace de démissionner, en cas de contradiction parlementaire. À 19 h 30, la voiture du général de Gaulle, venue de Colombey, fait son entrée sur le parvis de l’Élysée. De Gaulle décrit ainsi la scène dans ses Mémoires d’espoir :
« René Coty, débordant d’émotion, m’accueille sur le perron. Seul à seul dans son bureau, nous nous entendons aussitôt. Il se range à mon plan : pleins pouvoirs, puis congé donné au Parlement, enfin Constitution nouvelle préparée par mon gouvernement et à soumettre au référendum. J’accepte d’être investi le 1er juin par l’Assemblée nationale, où je lirai une brève déclaration sans prendre part au débat. Nous nous séparons au milieu d’un tumulte de journalistes effrénés et de curieux enthousiastes qui ont envahi le parc. Après quoi, je fais publier que nous sommes d’accord et à quelles conditions. Ensuite, tout au long de la route qui me ramène en Haute-Marne, des groupes nombreux, qui guettent mon passage, crient : “Vive de Gaulle !” à travers la nuit. »
De Gaulle a su céder sur une durée limitée à six mois des pleins pouvoirs et sur la sacro-sainte investiture devant l’Assemblée nationale. Désormais le président de la République entend pousser « sa solution » et appuyer de Gaulle de toute sa force constitutionnelle
Le 30 mai 1958 est une journée triomphale pour le Général : les personnalités civiles (Guy Mollet et Vincent Auriol, la crème du parti socialiste) et militaire (Alphonse Juin) se pressent à La Boisserie. Malgré la fatigue, dopé par cette fin d’exil et le goût vivifiant du pouvoir, De Gaulle contemple la IVe République en ruine. Il aura suffi de la menace d’un saut de paras sur Paris pour que tous s’inclinent, non pas devant le grondement des armes mais devant leur spectre.
Assurément maître de l’opération Résurrection, de Gaulle s’est tactiquement appuyé sur elle pour intoxiquer les uns et les autres, politiciens de la IVe comme militaires d’Algérie, chacun le sait désormais. S’il n’a pas donné formellement l’ordre de la déclencher, ni d’ailleurs de la suspendre, il s’est servi, avec une habileté consommée, de l’imminence de cette grande fulmination. Et nul ne peut nier qu’ainsi il n’ait évité un putsch, pourtant d’abord envisagé.