Enfin, voici l’État français doté d’une véritable tête. Une tête qui n’a pas encore les moyens constitutionnels de ses volontés mais qui va, sans renoncer à rien, les acquérir en trois années.
Le 31 mai, de Gaulle, conformément au souhait de René Coty, reçoit les chefs des groupes parlementaires, tous ensemble, vers 15 heures, à l’hôtel La Pérouse. La rencontre est ainsi racontée dans Mémoires d’espoir : « Seuls sont absents les communistes [s’ils avaient été conviés, de Gaulle l’aurait certainement précisé]. Sauf François Mitterrand qui exhale sa réprobation, les délégués présents, qui presque tous depuis douze ans m’ont ouvertement combattu, n’élèvent aucune objection à l’exposé que je leur fais de ce que je vais entreprendre. » Ce qui n’est pas tout à fait exact : Pierre Mendès France, l’ancien ministre du Général en 1944, exprime des réserves.
De Gaulle compose et annonce un gouvernement en moins de deux journées, formé d’hommes d’ancien régime (la IVe République), de hauts fonctionnaires et tout de même… de quelques gaullistes. Citons le Général :
« André Malraux sera à mon côté et assumera les Affaires culturelles. Quatre ministres d’État : Guy Mollet [SFIO], Pierre Pflimlin [MRP], Félix Houphouët-Boigny, Louis Jacquinot, et le garde des Sceaux, Michel Debré, représentant l’ensemble des formations politiques, à l’exception des communistes, vont travailler sous ma direction à la Constitution future. Quatre autres parlementaires : Antoine Pinay, [CNI], Jean Berthoin [radical], Paul Bacon [MRP], Max Lejeune [SFIO], seront en charge, respectivement des Finances, de l’Éducation nationale, du Travail, du Sahara. L’ambassadeur Couve de Murville aux Affaires étrangères, le préfet Émile Pelletier à l’Intérieur, l’ingénieur Pierre Guillaumat aux Armées, le gouverneur Bernard Cornut-Gentille à la France d’outre-mer, se trouveront sous ma coupe plus directe et je prends à mon propre compte les affaires de l’Algérie. Un peu plus tard, six parlementaires, Édouard Ramonet [radical] à l’Industrie et au Commerce, Robert Buron [MRP] aux Travaux publics et aux Transports, Edmond Michelet aux Anciens combattants, Roger Houdet [CNI] à l’Agriculture, Eugène Thomas [SFIO] aux PTT, Jacques Soustelle à l’Information, et trois hauts fonctionnaires : Pierre Sudreau à la Construction, Bernard Chenot à la Santé publique, André Boulloche [SFIO] délégué à la présidence du Conseil compléteront le gouvernement. »
Jacques Soustelle, André Boulloche et Bernard Chenot ne sont nommés que le 6 juillet. Louis Jacquinot est le seul membre à avoir déjà appartenu à un gouvernement de Gaulle, en 1945…
Ce gouvernement résonne comme une pavane pour une infante défunte, la IVe République. Tous ses grands hommes y figurent, à l’exception de Jules Moch, de Paul Ramadier, de Pierre Mendès France, de François Mitterrand et d’Edgar Faure. Certes les gaullistes se distinguent par leur faible nombre : André Malraux, Michel Debré, Edmond Michelet et Jacques Soustelle, à peine un quarteron ! Quant à la présence d’Antoine Pinay, elle donne confiance aux Français. Mais la discussion entre les ministres, selon les divers témoignages, est active.
Les de Gaulle logent à Matignon dans un petit quatre pièces rarement occupé… Et qu’il faut bien aménager faute de pouvoir rentrer chaque soir à Colombey. Même le week-end, Charles de Gaulle, requis par sa charge, ne peut perdre du temps en trajets vers les lointaines terres de Haute-Marne…
Le 1er juin, à 23 h 20, il lit sa brève déclaration à l’Assemblée nationale, en pleine conformité avec l’accord convenu avec le président de la République le 29 mai. Il sait bien que beaucoup de députés ne souhaitent lui réserver qu’un bref intermède à la Pierre Mendès France au lendemain de Diên Biên Phu. Qu’il règle la question algérienne et retourne à Colombey ! Pour cette raison, il a prévu les pleins pouvoirs, le congé donné à l’Assemblée, le vote d’une nouvelle constitution par référendum. Le débat est vif entre les parlementaires. Mendès France ne vote pas l’investiture, dénonçant la menace de coup de force militaire auquel le général aurait apporté sa caution. Il assure vouloir demeurer critique et vigilant mais constructif dès lors que de Gaulle restaurerait la discipline dans l’armée. C’est François Mitterrand qui prononce le réquisitoire le plus sévère. Un Mitterrand qui a su convaincre Mendès France de son opposition résolue. Ne nous y trompons pas : c’est ce 1er juin 1958 que naît le futur candidat à la présidentielle de 1965 et le futur vainqueur de celle de 1981. La force de caractère du personnage flamboie en cette période où de Gaulle écrase la scène politique. Aussi est-il le seul des hommes de la IVe République à posséder encore un avenir. Si le communiste Jacques Duclos appelle à contrer le pouvoir personnel, François Mitterrand se révèle le plus virulent, dénonçant le « complot organisé à Alger, la sédition et le coup de force gaulliste ».
Le vote d’investiture est clair et net : trois cent vingt-neuf voix pour face à deux cent vingt-quatre contre.
Le 2 juin, l’Assemblée est appelée à voter d’abord les pouvoirs spéciaux en Algérie (trois cent trente-sept voix pour et cent quatre-vingt-dix-neuf contre), puis le projet des pleins pouvoirs en métropole (trois cent vingt-deux voix pour et deux cent trente-deux voix contre) et finalement le projet de réforme constitutionnelle (trois cent cinquante voix pour et cent soixante-trois voix contre). Le général de Gaulle obtient ainsi plus des trois cinquièmes des suffrages des députés pour cette dernière réforme politique essentielle. Quelques principes ont été retenus pour guider le législateur : la responsabilité du gouvernement devant le parlement, la séparation des trois pouvoirs, l’instauration d’un Comité consultatif parlementaire, enfin l’adoption de la réforme par référendum.
De Gaulle rédige lui-même l’épitaphe de l’ancien régime, avec assez de cruauté et peu de modestie, dans ses Mémoires d’espoir :
« Si cette fin d’époque laisse de l’amertume en l’âme de beaucoup de ceux qui en furent les acteurs, c’est, par contre, un immense soulagement qui s’étend sur le pays. Car mon retour donne l’impression que l’ordre normal est rétabli. Du coup, se dissipent les nuages de tempête qui couvraient l’horizon national. Puisque, à la barre du navire de l’État, il y a maintenant le capitaine… Même, le caractère quelque peu mystique dont on décore mon personnage contribue à répandre l’idée que des obstacles pour tous autres infranchissables, vont s’aplanir devant moi. »
Il faut avoir une haute idée de soi pour écrire ainsi, qui plus est avec le recul des années (les Mémoires d’espoir datent des dernières années de la vie du Général). Et être militaire pour posséder une telle assurance. Mais n’est-il pas le seul à pouvoir sortir le pays du catastrophique pétrin algérien ?
C’est un homme plus serein qui revient au pouvoir. Les quelques années d’enfermement (relatif) à Colombey l’ont beaucoup transformé. Il est devenu plus sociable, plus tolérant, plus accessible, plus porté au dialogue, plus proche de ses collaborateurs. L’âge mais aussi l’ampleur des problèmes à régler, sans doute une conscience plus claire de la valeur de certains leaders de la IVe République, le conduisent à une plus grande égalité d’âme. Inutile d’ajouter du drame à une situation suffisamment complexe ni des saillies aux échanges. Sans doute décidé à mieux prendre son temps, à faire du temps un allié, sans rien céder sur l’objectif, ainsi paraît le nouveau général de Gaulle alors qu’il s’apprête, pour la seconde fois, à assumer le pouvoir suprême.