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Un travail considérable en politique intérieure
et dans le domaine diplomatique

Le second semestre 1958 constitue une période à part dans la trajectoire gaulliste. En quelques semaines, l’homme épuisé de la fin de l’hiver et du début du printemps retrouve une énergie inattendue. Il aborde avec bonheur tous les sujets à la fois : la réforme constitutionnelle, les premières mesures de redressement économique et financier, la décolonisation de l’Afrique noire et même la question de l’Algérie, où la paix est manquée de fort peu.

La réforme constitutionnelle de 1958

Georges Pompidou, nouveau directeur de cabinet depuis le 24 mai, poste qu’il a déjà occupé au RPF de 1948 à 1953, fixe son ossature. Ses quatre principaux conseillers techniques sont Roger Goetze (Affaires économiques et financières), Raymond Janot (Constitution), Jacques Foccart (Union française) et Jean-Marc Boegner (Relations internationales). Ajoutons à cette courte liste Olivier Guichard (directeur adjoint du cabinet), en charge des Relations avec les partis politiques.

La première tâche fixée par le président du Conseil est, à l’évidence, la rédaction d’un nouveau texte constitutionnel. De Gaulle exige que le travail soit achevé en trois mois. Aussi Michel Debré, le garde des Sceaux, formé par ses responsabilités au sein du Secrétariat de la présidence du Conseil sous la IVe République, s’y investit de façon déterminante. Il constitue un petit groupe de travail avec trois spécialistes, trois membres du Conseil d’État. Le plus âgé, quarante et un ans, Raymond Janot, ancien résistant (tout comme sa fort célèbre épouse, Catherine de Brunel de Serbonnes), mais aussi ancien combattant de l’armée d’Afrique, blessé de guerre, décoré des croix de guerre et des évadés, occupe le poste éminent de secrétaire général du Conseil d’État. Jean Mamert, trente ans, le benjamin de l’équipe, boursier de l’État, énarque, auditeur au Conseil d’État, très lié à Jacques Soustelle, chrétien engagé, est apprécié pour son franc-parler. Le troisième, Jérôme Solal-Céligny, trente-sept ans, maître des requêtes au Conseil d’État, est un ami des de Gaulle, des Vendroux et de Michel Debré. Son père, le grand chirurgien Edmond Lévy-Solal, a mis au monde les enfants de Gaulle alors que sa mère, Catherine de Céligny, a passé la Grande Guerre à l’hôpital militaire de Calais au côté de l’infirmière-major Marguerite Vendroux, la mère d’Yvonne. Jeune garçon, il a souvent joué avec Philippe et Élisabeth de Gaulle… Comme on le constate, ces hommes, responsables de la réforme clé que de Gaulle réclame depuis des années, ne sont pas choisis au hasard mais pour leur fidélité et leur extrême compétence.

Dans ses Mémoires d’espoir, de Gaulle écrit : « Sur ce sujet [des institutions] dont tout dépend, j’ai depuis douze ans fixé et publié l’essentiel. Ce qui va être fait c’est, en somme, ce que l’on a appelé “la Constitution de Bayeux” parce que là, le 16 juin 1946, j’ai tracé celle qu’il faut à la France. » Le président du Conseil institue un Conseil interministériel chargé de finaliser le projet constitutionnel et d’effectuer les arbitrages indispensables. Outre Charles de Gaulle et Michel Debré, y siègent les quatre ministres d’État, Georges Pompidou, Raymond Janot, René Cassin, le vice-président du Conseil d’État, enfin, Roger Belin, secrétaire général du gouvernement.

À partir du 11 juillet, le groupe des Trois (experts) rédige un projet qui accorde un rôle essentiel au président de la République : direction en chef des armées, négociation et ratification des traités, nomination du gouvernement, présidence du Conseil des ministres, droit de dissolution, droit de recours au référendum (soumis à des conditions contraignantes), article 16 en cas de crise grave. Quant au Premier ministre, il conduit la politique de la nation et dispose de l’article 49, alinéa 3, permettant le vote bloqué. Le pouvoir législatif est confié à une Assemblée élue au suffrage universel devant laquelle le gouvernement est responsable : il peut donc être démis par le vote d’une motion de censure. Cette motion de censure est étroitement encadrée : obligation de l’annoncer vingt-quatre heures avant le vote et prise en compte des seuls suffrages en faveur de la censure. Des dispositions de détail fort efficaces, puisqu’une seule motion de censure sera votée entre 1959 et 1969.

La séparation entre l’exécutif et le législatif est absolue : le chef de l’État nomme donc le Premier ministre et le gouvernement, sur sa proposition, et aucun ministre ne peut demeurer parlementaire. C’est un texte qui demeure équilibré, même s’il renforce l’exécutif, sans amputer le rôle du Premier ministre (qui ne peut être démis par le président) ni du Parlement. Le Conseil constitutionnel veille à la régularité du bon fonctionnement des institutions et à la constitutionnalité des lois.

Le recours à la procédure référendaire constitue une innovation intéressante dans le cadre d’une véritable démocratie. Le Général y voit le moyen de redonner vie à la souveraineté populaire, confisquée par les partis, mais également la voie royale pour établir un lien direct entre lui et le peuple. Cette démocratie directe est à double sens. Un « non » au référendum constitue en effet une rupture de la confiance réciproque. En 1969, le Général ne fera qu’en tirer l’évidente leçon.

Soulignons l’élargissement du corps électoral qui élit le président, dépassant désormais les seuls parlementaires pour intégrer les conseillers généraux et les élus locaux – au total, quatre-vingt mille personnes.

Enfin, le Sénat se voit adjoint des représentants des forces vives économiques.

Le 23 juillet, un texte est soumis au Conseil interministériel, adopté puis imprimé pour être examiné par le CCC (Comité consultatif constitutionnel) installé depuis peu au Palais Royal. Ses trente-neuf membres sont en majorité des parlementaires (seize de l’Assemblée et dix du Conseil de la République) désignés par l’Assemblée et quelques personnalités (treize), nommées par de Gaulle en raison de leur compétence, comme Léon Noël, Roger Frey et Maxime Blocq-Mascart. Présidé par Paul Reynaud, il analyse un par un les quatre-vingt-douze articles regroupés en quinze titres. De longues discussions mettent en valeur le député malgache Philibert Tsiranana qui obtient la création d’une Communauté destinée à accueillir les anciennes colonies. De Gaulle décide qu’un référendum tranchera : les peuples qui voteront contre la Communauté deviendront indépendants. Le 28 août, le Conseil d’État rend son avis : seuls quelques articles doivent être réécrits. Le 1er septembre 1958, le texte est définitivement adopté par le Conseil interministériel, après une ultime modification. Elle concerne l’obligation d’engagement de sa responsabilité devant l’Assemblée par le Premier ministre lors de sa déclaration de politique générale. Le 3 septembre, le Conseil des ministres avalise l’ensemble, soumis le 28 septembre suivant à un référendum.

La tournée africaine de 1958

Marqué par son destin africain (l’échec devant Dakar, le ralliement immédiat du Tchad, le discours de Brazzaville, l’épopée de Leclerc), Charles de Gaulle n’oublie nullement l’Afrique noire. À son arrivée à Matignon, elle n’a pas encore suivi le chemin de l’émancipation emprunté par la Tunisie et le Maroc. Elle sommeille dans une Union française où chaque territoire est dirigé par un Conseil de gouvernement, présidé par un gouverneur français assisté d’un vice-président autochtone. Plusieurs de ces vice-présidents, en raison de leur brio intellectuel, ont su accaparer le pouvoir comme Félix Houphouët-Boigny, Sékou Touré, Moktar Ould Daddah, Sourou Migan Apithy, Philibert Tsiranana, Mamadou Dia et encore Léopold Sédar Senghor…

De Gaulle retrouve une Afrique agitée par un désir global d’indépendance dans le cadre d’un lien maintenu avec la France. Lui-même est favorable à une fédération qui éviterait une balkanisation de l’Afrique francophone et l’accession à l’indépendance de plusieurs micro-États, trop fragiles. Mais le projet constitutionnel présenté aux dirigeants africains s’avère d’une rare timidité, ne parlant que d’autonomie, ne réservant aucun siège de député aux Africains, n’évoquant pas le droit à l’indépendance. De Gaulle reprend l’initiative : c’est l’ensemble de la future Constitution qui sera proposée aux Africains dans le cadre d’une Communauté (c’est-à-dire d’une Fédération) que dirigera le président de la République française. Les États qui répondent « non » feront donc sécession et ne bénéficieront plus de l’aide de la France. C’est ainsi une véritable autodétermination couperet qui est proposée à tous.

Dès le 20 août 1958, de Gaulle, soucieux de protéger les acquis français en Afrique noire, parcourt ses terres. Il débute, bien entendu, par une étape tchadienne, puis vole vers Madagascar. L’accueil est très favorable. Le 24 août vient Brazzaville et son inimitable abbé Fulbert Youlou. C’est dans le stade Félix-Éboué que le Général évoque la possibilité pour un État de la Communauté constituée de décider de son indépendance par un vote populaire, sans que la France ne s’y oppose. Et sans que, nécessairement, contrairement à l’intention primaire, tout lien soit rompu avec la France. Ayant ainsi évoqué le droit à l’indépendance des membres de la Communauté, de Gaulle décrit la perspective finale de celle-ci dans son discours du 24 août : « Nous allons former cette Communauté franco-africaine qui me paraît indispensable à notre puissance politique commune, à notre développement économique commun, à notre développement culturel, et, si c’est nécessaire, à notre défense, parce que nul n’ignore qu’il y a de grands dangers qui sont latents dans le monde, qui pèsent au-dessus de nos têtes, et en particulier de grandes menaces qui pèsent sur l’Afrique. »

Le voyage se poursuit avec la Côte d’Ivoire, puis la Guinée. Le discours agressif de Sékou Touré est à la fois indépendantiste et panafricain. Il réclame une association avec la France dans le cadre d’une indépendance guinéenne. De Gaulle se résigne à cette indépendance et incline même vers une rupture de toute relation. Après tout, le « non » guinéen démontrerait que les pays africains ont eu un vrai choix… Reste l’ultime escale de Dakar : l’accueil est mitigé, mais de Gaulle fait face et l’emporte.

Le 28 septembre 1958, en Afrique noire, seule la Guinée répond massivement « non » au référendum constitutionnel. De Gaulle refuse alors sèchement, en contradiction avec l’ouverture faite à Brazzaville, la demande d’association de la Guinée à la Communauté. Quant aux Dom (Antilles, Réunion et Guyane), ils ont voté comme les autres départements, alors que les possessions du Pacifique décident de demeurer attachées à la métropole mais sans entrer dans la Communauté.

Le référendum sur la Constitution

La campagne référendaire débute le 4 septembre 1958. André Malraux organise un grand spectacle à Paris, place de la République, en ce quatre-vingt-huitième anniversaire de sa proclamation par Jules Favre. Il fait dresser une tribune dominée par un immense « V » de quarante mètres de hauteur intégrant une croix de Lorraine, triple symbole de la République qui va naître, de la victoire et du gaullisme. La mise en scène du ministre est remarquablement réglée. André Malraux, la mèche en bataille, chauffe la foule immense. Il achève son discours au style inimitable avec sa voix d’outre-tombe, en interpellant l’imposante Marianne de bronze qui trône sur la place pour lui annoncer l’arrivée du général de Gaulle : « Écoute pour la France, République de bronze, la réponse de la vieille nef glorieuse… Ici Paris ! Honneur et Patrie ! Une fois de plus au rendez-vous de la République et de l’Histoire, vous allez entendre le général de Gaulle. »

En cet instant surgit la voiture du Général. De Gaulle en appelle à la responsabilité des Français et achève son intervention par une invite à voter « oui » : « De tout cœur, au nom de la France, je vous demande de répondre “oui” ! Si vous ne le faites pas, nous en reviendrons, le jour même, aux errements que vous savez. Si vous le faites, le résultat sera de rendre la République forte et efficace, pourvu que les responsables sachent désormais le vouloir !… Le monde, qui discerne fort bien quelle importance notre décision va revêtir pour lui-même, en tirera la conclusion. Peut-être l’a-t-il, dès à présent, tirée. Un grand espoir se lèvera sur la France. Je crois qu’il s’est déjà levé ! »

Par son dynamisme, la campagne électorale ressemble à un show d’Outre-Atlantique. Le texte de l’intervention du général est distribué à tous les électeurs. Partout fleurissent les affiches, la radio et la télévision (la RTF est solidement tenue par les gaullistes Louis Terrenoire et Albert Ollivier) projettent sons et images. Seuls le PCF de Maurice Thorez (et son appendice syndical, la CGT), l’UDSR de Mitterrand et Pierre Mendès France ainsi que le populiste Pierre Poujade appellent à voter « non ».

Le résultat métropolitain, au soir du 28 septembre, est à la mesure de l’attente du président du Conseil. Sur les 26,6 millions d’électeurs, seuls 15,1 % s’abstiennent. Le « oui » emporte 79,2 % des suffrages. Le « non » ne regroupe que 4,6 millions d’électeurs contre 17,7 millions de « oui ». Il s’agit là d’un succès historique.

Le 5 octobre 1958, promulguée au Journal officiel, la Constitution de la Ve République entre en vigueur.

Les élections législatives de novembre 1958

L’accouchement de l’UNR (Union pour la nouvelle République) ne s’effectue pas sans douleur. Il faut d’abord s’accommoder du refus du général de Gaulle de patronner le moindre parti. Se voir devenir l’homme d’un parti constituerait pour lui un véritable cauchemar après l’échec du RPF. Il n’empêche, il en a besoin sur le plan politique et va fixer lui-même les limites à respecter : pas de président qui pourrait s’ériger en rival ; pas de position claire sur l’Algérie qui entraverait son action ; un scrutin uninominal à deux tours, apte à favoriser l’obtention d’une majorité.

Pas question, naturellement, de ressusciter feu le RPF, de bien triste mémoire. C’est donc presque de façon clandestine que Jacques Chaban-Delmas, Roger Frey, Jacques Soustelle (mais aussi Edmond Michelet et Olivier Guichard) créent l’UNR à partir de trois structures partisanes préexistantes. Il s’agit des Républicains sociaux, très chabanistes, de l’Union pour le renouveau français, contrôlée par un Jacques Soustelle partisan de l’Algérie française, enfin de la Convention républicaine présidée par Marie-Madeleine Fourcade, mais que Léon Delbecque domine de sa personnalité. Ainsi deux mouvements sur trois sont-ils favorables à l’intégration de l’Algérie. En poussant Roger Frey au poste de secrétaire général, de Gaulle s’efforce, avec succès, de freiner l’idéologie très pro-Algérie française du mouvement gaulliste. Jacques Baumel vient le renforcer comme adjoint.

Les premières élections de la future Ve République se déroulent dans cinq cent quarante-six circonscriptions et à deux tours, malgré les réserves de Michel Debré qui craint ainsi d’avantager les socialistes. De Gaulle tranche, souverain, avec son humour rugueux : « Que voulez-vous, la France, c’est les deux tours ! » Seuls les citoyens âgés de plus de vingt-trois ans peuvent y participer, et il faut avoir obtenu 5 % des suffrages pour concourir au second tour.

L’air de ne pas s’en mêler, le Général tient une conférence de presse, le 23 octobre 1958. Pas question de laisser filer le scrutin, étant donné l’enjeu. Mais il affecte de refuser toute implication, déclarant : « Cette impartialité m’oblige à ce que mon nom, même sous la forme d’un adjectif, ne soit utilisé dans le titre d’aucun groupe ni d’aucun candidat. » Ce qui n’empêche nullement les candidats de l’UNR de se réclamer du Général.

Les scrutins des 23 et 30 novembre 1958 sont un succès pour de Gaulle. Avec un taux d’abstention de 22,9 % au premier tour, l’UNR (20,4 % des suffrages) devient le premier parti de France, devançant le Parti communiste (19,2 %). Les communistes perdent presque un tiers de leurs électeurs par rapport au scrutin de 1956. Le CNIP réalise un excellent score alors que le MRP ne recule pas. En voix, les radicaux sont en chute libre (7,3 %) alors que les socialistes (15,7 %) se maintiennent. Le second tour agit comme un couperet : gaullistes et apparentés obtiennent deux cent douze sièges et le CNIP cent dix-huit. Les « divers droite » sont au nombre de quatre-vingt-trois (dont cinquante-deux poujadistes, en net repli) et le MRP compte cinquante-six députés. PCF, socialistes et radicaux ne rassemblent plus que quatre-vingt-sept députés. Ils ont perdu la plupart de leurs leaders historiques : Pierre Mendès France, François Mitterrand, Edgar Faure, Joseph Laniel, Paul Ramadier, Jules Moch, Gaston Defferre, Édouard Daladier, André Le Troquer, Christian Pineau, Jacques Duclos ont tous chuté. Le renouvellement de l’Assemblée est total : trois cent quarante-quatre députés sortants ont été battus. C’est dire l’exceptionnel brassage du personnel politique qui résulte de l’élection.

Globalement, le général de Gaulle peut compter, a minima, sur une majorité de trois cent soixante-dix-huit élus sur cinq cent cinquante-deux. Faut-il pour autant parler d’une Assemblée de « godillots » ? Certes, la présidence de la République est au cœur du jeu politique, mais l’on verra le Parlement avoir des réactions vigoureuses durant le conflit algérien, y compris du côté des députés de la majorité.

Le 9 décembre 1958, Jacques Chaban-Delmas, qui a écarté le très âgé Paul Reynaud que le Général voulait récompenser, élu président de la Chambre, peut annoncer la fin de la IVe République.

Une politique étrangère déjà offensive

Avec sa conception très limpide de la dureté des relations internationales, le général de Gaulle s’efforce de bâtir sa politique étrangère autour de quelques idées-force, peu nombreuses mais peu susceptibles de varier dans le temps. Naturellement, deux hommes l’influencent de façon déterminante : Maurice Couve de Murville et Jacques Rueff. En faisant admettre au Général l’utilité déterminante du Marché commun pour le développement français, ils rendent obsolètes les vieilles antiennes gaullistes contre la Ceca et la CED.

Au premier rang prend place l’indépendance nationale. Il s’agit de la position de la France dans le monde, de sa vocation universelle liée à son histoire, à son patrimoine, à son passé colonial et à sa culture. Vient ensuite la nécessité de construire une Europe des nations non supranationale mais dotée d’un tarif extérieur commun protecteur, d’une politique de désarmement douanier, d’un accord agricole. C’est une erreur absolue de mettre en cause la conviction européenne de la France de 1958 : de Gaulle est bien, après Maurice Schumann et Jean Monnet, le père de l’Europe. Une Europe des États, une Confédération européenne qu’il souhaite séparée des deux blocs. Enfin, l’acquisition de l’arme nucléaire lui semble le seul moyen d’assurer une défense efficace et de faire entendre sa voix dans le concert des nations, en rendant à la France son rôle éminent d’autrefois.

On ne glosera pas ici sur la polémique récente ouverte par Philippe de Villiers à propos de la loyauté européenne tant de Robert Schumann que de Jean Monnet. Personne n’ignore que Robert Schumann, mosellan, est bien contraint d’endosser l’uniforme allemand en 1914, servant d’abord comme aide-soignant, puis dans l’administration, sans jamais porter les armes contre la France. Certes, il vote les pleins pouvoirs au Maréchal en juillet 1940, mais après avoir été soumis au chantage de Pierre Laval. Enfin, Robert Schumann n’a jamais été ministre de Vichy : il est inscrit parmi les secrétaires d’État dans l’ultime gouvernement de la IIIe République formé par Pétain, le 16 juin 1940, après la démission de Paul Reynaud. N’ayant pas été consulté, il refuse cette nomination et se retire aussitôt. Suspect aux Allemands, Schumann est le premier parlementaire français arrêté par la Gestapo et incarcéré à Metz. Mis en résidence surveillée dans le Palatinat (Neustadt, près de Trèves) en 1941, il parvient à s’évader en 1942, rejoignant la zone libre. Sans adhérer à la Résistance, il se dissimule de monastère en monastère jusqu’à la Libération.

Quant à Jean Monnet, dont on a décrit les relations très difficiles avec de Gaulle, haut fonctionnaire très proche des Américains, il joue un rôle certainement essentiel dans l’élaboration du Victory Program, dans le soutien au plan Marshall, dans la mise en place des fondements de l’Europe de Robert Schumann. Comme président du Comité pour les États-Unis d’Europe, il reçoit, certes, de l’argent de la Fondation Ford, faux nez de la CIA –, mais certains syndicats français, et Henri Frenay, également. Il est bien évident que l’Europe occidentale n’aurait pu survivre à la guerre froide sans l’appui financier américain. Cette mobilisation proaméricaine ne fait nullement de Jean Monnet un traître. Bien au contraire, le sort du monde libre n’a jamais autant dépendu des États-Unis que dans les deux décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Sans eux, l’unification européenne n’aurait pu s’effectuer ! Prétendre qu’ils s’y sont opposés est une stupidité. Et Jean Monnet a toujours su défendre un point de vue européen en compagnie de Robert Schumann face aux Américains, qui l’ont plutôt écouté.

De Gaulle sait, mieux que personne, que fermeté et diplomatie vont de pair. Et qu’il n’est pas interdit d’entretenir des relations contradictoires dès lors que l’on poursuit un objectif clair. Le réalisme est bien de considérer l’état de la France tel qu’il est : un pays en grave difficulté économique et financière qui doit décoloniser rapidement. Aussi faut-il donner le change. De Gaulle sait incarner un personnage historique, partout respecté, et jouer de ses relations fort anciennes tant avec le général Eisenhower, alors président des États-Unis, qu’avec Harold Macmillan, le Premier ministre britannique qui fut toujours son allié à Londres durant la guerre, souvent contre Churchill.

Jamais le général de Gaulle ne remet en cause l’appartenance de la France au camp occidental, ni au Pacte Atlantique. Lors des périodes de crise, qu’il s’agisse de celle de Berlin commencée fin 1958 ou de celle de Cuba en 1962, aucun allié n’est plus solidaire des États-Unis que la France.

C’est avec son ministre Maurice Couve de Murville et en compagnie de Louis Joxe (ancien ambassadeur et ex-secrétaire général du quai d’Orsay) que de Gaulle conduit la politique étrangère, partie intégrante du domaine réservé avec la Défense.

De Gaulle commence petitement par traiter avec la Tunisie et le Maroc, les deux pays frontaliers de l’Algérie. Pas de paix algérienne possible hors leur bonne volonté ! Aussi convient-il d’évacuer les troupes françaises de ces pays.

Puis, son exigence absolue d’indépendance nationale le pousse à annuler, au grand dam des deux capitales concernées, les accords d’échanges d’information sur la recherche nucléaire militaire signés par Félix Gaillard avec l’Allemagne et l’Italie. De Gaulle cherche alors à réduire le poids des Anglo-Saxons au sein de l’Otan. Aussi n’est-il pas surpris de voir la Grande-Bretagne exprimer ses doléances face à la création du Marché commun, allant jusqu’à créer l’AELE (Association européenne de libre-échange) en 1960. Elle propose une vaste zone de libre-échange aux six nations par ailleurs engagées dans la construction européenne, en vain. Certes, le plan anglais échoue, mais de Gaulle saura s’en souvenir en refusant l’entrée des Anglais dans le Marché commun en 1961.

Du 23 juin au 5 juillet 1958, de Gaulle, ayant rencontré le secrétaire général de l’Otan, le Belge Paul-Henri Spaak, l’Anglais Harold Macmillan et le secrétaire d’État américain John Foster Dulles – tous trois à Paris – établit un premier bilan qui n’est guère encourageant, en dépit de la cordialité des entretiens. Les États-Unis n’approuvent ni la volonté de la France de se doter de l’arme nucléaire – insistant sur la crédibilité de leur parapluie protecteur –, ni la perspective d’une politique autonome de l’Europe ; ni, enfin, la position pro-israélienne de la France (aide à la construction du réacteur de la centrale de Dimona dans le Néguev, alliance lors de l’opération de Suez, livraison de Mystère IV, de Vautour puis, en 1958, de Mystère B2). Bien plus, dénonçant les conséquences de la guerre d’Algérie dans les relations de la France avec le monde arabe, les Américains en tirent concrètement des conclusions. Ils vont intervenir seuls au Liban, pays sous influence française, malgré les protestations du Général. Après le renversement de la monarchie irakienne (Fayçal II et sa famille, ainsi que le Premier ministre Nouri Saïd, sont assassinés) et la prise du pouvoir par le général Kassem, très proche des communistes, Washington craint en effet une contagion régionale. Et vient appuyer le président maronite Camille Chamoun (affaibli par des élections malhonnêtes en 1957) en débarquant, à Beyrouth, le 15 juillet 1958, quinze mille marines, dans un Liban en proie à des infiltrations hostiles depuis la frontière syrienne.

Les États-Unis entendent également éviter toute répercussion néfaste des désordres moyen-orientaux sur leur approvisionnement en pétrole. Ils ont d’ailleurs demandé et obtenu des Britanniques une opération militaire (trois mille parachutistes) de soutien aux Jordaniens, dont le roi Hussein est déstabilisé. L’union jordano-irakienne (la République arabe unie) signée entre Hussein et Fayçal II s’est, en effet, disloquée à la suite du coup d’État de Kassem. Globalement, le président Eisenhower n’entend pas laisser le Moyen-Orient tomber aux mains nasséristes soutenues par Moscou.

Ainsi, le général de Gaulle se voit-il conforté dans le fait d’accorder une faible confiance aux Américains, ce qui est le cas depuis fin 1941. En novembre 1942, à Alger, ils ont préféré François Darlan à Henri Giraud, puis Giraud à lui-même au mois de décembre suivant. Quelle n’est pas la fureur du Général d’apprendre que de nombreux avions américains intervenus au Liban ont décollé, à la mi-juillet 1958, de la base de l’Otan à Évreux, sans que la France n’en soit avertie. Il finit par envoyer le croiseur De Grasse en baie de Beyrouth pour affirmer la présence française. Puis il prend sa revanche en critiquant Washington qui menace Pékin, en juillet 1958, d’une intervention militaire, à la suite des bombardements chinois sur les îlots de Matsu et Quemoy, bastions avancés de la défense de Formose.

La nécessaire évolution de l’Alliance atlantique

Dès septembre 1958, de Gaulle fait parvenir à Washington et à Londres un mémorandum dont le texte, longtemps confidentiel, est finalement publié par la revue Espoir de la Fondation Charles de Gaulle, huit ans plus tard. Pointant les dysfonctionnements de l’Alliance atlantique, il émet des propositions portant principalement sur la mise en place d’une sorte de triumvirat entre les États-Unis, l’Angleterre et la France pour la prise de décisions communes et l’emploi partagé de la force nucléaire. Beaucoup parlent alors de projet de « directoire atlantique ». Eisenhower répond le mois suivant que les États-Unis informent déjà largement leurs alliés, et que ces consultations ne peuvent revêtir un caractère obligatoire. Cependant, le conseil de l’Otan étant implanté à Paris et le Shape, le commandement militaire des forces de l’Alliance à Rocquencourt, dans les Yvelines, les Américains acceptent, sans véritable volonté d’aboutir, d’engager des négociations. Elles traînent en longueur jusqu’à l’élection de Kennedy et même au-delà. Cette bonne manière d’Eisenhower à son vieux compagnon de la guerre ne tient nul compte de la volonté de remise en cause fondamentale des rapports entre alliés au sein de l’Otan, exprimée par de Gaulle. Dès cette époque, le Général est déterminé à sortir de l’Organisation. Mais il lui faut patienter, en raison de l’état économique et financier du pays.

Le 3 novembre 1959, à l’École militaire, de Gaulle annonce sa volonté de se retirer de l’organisation militaire intégrée de l’Otan. Le Pacte Atlantique n’est pas concerné. Il renchérit en annonçant la constitution d’une force de frappe nucléaire, qui devrait permettre à bien des jeunes officiers de faire des carrières ne devant rien à la guerre d’Algérie. Une façon habile de détourner les meilleurs officiers français d’une guerre qui n’a pas d’avenir. Le 8 novembre 1959, en plein Conseil des ministres, Antoine Pinay critique sans aménité la position française adoptée par de Gaulle, défendant l’Otan. Son renvoi-démission n’est plus qu’une question de semaines. Il est vrai que, depuis le mois de septembre 1958, un entretien avec le général Norstad, patron de l’Otan, a hérissé le poil du Général. Norstad vient présenter au Général et à leurs états-majors respectifs les dispositifs de l’Organisation en France. De Gaulle lui demandant de préciser l’emplacement des missiles nucléaires américains sur le sol français, Lauris Norstad refuse de répondre, sauf en tête-à-tête. De Gaulle fait alors sortir les deux états-majors pour s’entendre dire par Norstad qu’il ne peut répondre à cette question. Alors, le chef de l’État le fixe puis lâche : « Dites-vous bien, mon général, que c’est la dernière fois qu’un responsable français s’entend répondre ainsi. »

Aussi le président du Conseil décide-t-il de dégager des crédits exceptionnels pour accélérer la mise au point de la bombe nucléaire française et, ainsi, assurer la sécurité nationale. Mais il ne rompt pas encore avec l’Otan, bien conscient que la France a besoin du bouclier américain, comme le démontre la crise très sérieuse qui éclate de nouveau à Berlin fin 1958 et ne s’achèvera qu’en 1963. Khrouchtchev ayant mis en cause le statut quadripartite de Berlin pour en chasser les Occidentaux, de Gaulle se montre plus ferme que tous les Alliés, faisant savoir que la France n’abandonnera jamais l’ancienne capitale du Reich et qu’il n’est pas question qu’elle devienne libre (de qui ?) ni démilitarisée. Et que, si nécessaire, on doit aller jusqu’à la guerre. Le 14 décembre 1958, la position française devient commune, les Alliés rejetant toute négociation sur ce sujet avec l’URSS.

Vers la bombe nucléaire

Félix Gaillard, alors secrétaire d’État, fait adopter un plan de développement quinquennal dès 1952. Pierre Mendès France pousse, en 1954, à la fabrication de la bombe. Edgar Faure, Maurice Bourgès-Maunoury puis, de nouveau, Félix Gaillard, à son retour au gouvernement en 1957 comme président du Conseil, concourent largement au développement de la bombe A sous cette IVe République souvent éreintée, à tort, pour son manque de vision. À cette courte liste, on peut ajouter les noms de Jacques Chaban-Delmas et Gaston Palewski.

Tout a commencé avant la guerre, lorsque le professeur Frédéric Joliot-Curie, ayant théorisé la réaction nucléaire, acquiert, en 1940, une large part du stock mondial d’eau lourde. C’est le mérite de Raoul Dautry de s’en être emparé, en Norvège, à la barbe des Allemands ! Ainsi est acquis un avantage qui aurait pu être décisif sur les Anglais et les Allemands dans la course à la bombe. Mais l’eau lourde, en raison de la guerre, doit être transférée en Angleterre durant l’été 1940 par les spécialistes du programme français, Hans Halban et Lew Kowarski.

En 1944, de Gaulle rencontre à Ottawa, au mois de juillet, deux savants français, Bertrand Goldschmidt et Jules Guéron, qui s’efforcent d’extraire du plutonium de l’eau lourde française déplacée d’Angleterre au Canada. En 1945, lors de son accession au pouvoir, de Gaulle rappelle Frédéric Joliot-Curie : il devient le premier haut-commissaire du Commissariat à l’énergie atomique. Il le demeure jusqu’en 1950. En 1948, un premier réacteur nucléaire expérimental fonctionne, la pile Zoé, dont la puissance se voit portée à 150 kW en 1953. Dès 1951, Frédéric Joliot-Curie, qui ne veut pas participer à la recherche militaire pour des raisons idéologiques, est écarté de la direction du CEA au profit de Francis Perrin. Dès lors sont développés des réacteurs beaucoup plus puissants, comme EL-2 à Saclay. Pierre Guillaumat prend la suite : il est le véritable père de la bombe atomique avant d’être nommé ministre des Armées, en juin 1958, au retour du général de Gaulle.

En 1956, un réacteur militaire est implanté à Marcoule. Les premiers essais dans l’atmosphère sont prévus en Algérie, à Reggane, en plein Sahara. Peu avant sa chute de la mi-avril 1958, Félix Gaillard annonce qu’une première explosion nucléaire (bombe A) se produira au premier semestre 1960. C’est bien ce qui advient le 13 février 1960. Le général de Gaulle se situe donc dans la continuité d’un effort conduit par le pays depuis deux décennies pour se doter de l’arme nucléaire. Bien sûr, il l’a accéléré.

Ayant mis fin à la coopération avec l’Allemagne et l’Italie, la France assume la production d’uranium enrichi en construisant l’usine de Pierrelatte. Il s’agit pour le pays de maîtriser le feu nucléaire, gage de son indépendance nationale. Le Général ne remet nullement en cause l’alliance avec Israël, la France continuant d’apporter son aide à la construction de l’usine atomique de Dimona. Mais il est mal informé de la globalité de cette coopération très discrète, qui engage la France plus qu’il ne le pense. Elle sera mise en service en 1963.

De Gaulle accélère les dépenses consacrées à la réalisation de l’arme atomique, une bombe A, avec l’objectif (défini dès 1959) d’atteindre le plus rapidement possible la production d’une bombe H, dite thermonucléaire. Durant la phase préparatoire à la bombe A, le patron du Bureau d’Études général (BEG), le général Pierre Bachelet et le général Jean Crépin, directeur du Comité des explosifs nucléaires, coopèrent étroitement avec Pierre Guillaumat.